En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/06


VI


Un jour, le quatuor se mit en tête de monter des tableaux vivants pour la réalisation d’un grand projet qui nous tenait au cœur. On nous avait signalé la misère d’une pauvre femme restée veuve avec trois petits enfants en bas âge, nous avions déjà envoyé notre offrande, nous passions nos récréations à travailler pour ces intéressants orphelins, mais cela ne nous suffisait pas, et nous eûmes l’idée, pour augmenter nos ressources, d’organiser une fête de charité. Mlle Mathilde ne nous découragea point. Au contraire, elle se fit forte d’obtenir l’agrément de M. Ollan. La directrice nous était acquise. Une fois le cher vieux monsieur gagné à notre cause, nous étions sûres de notre affaire.

En effet, bientôt tout fut arrangé comme nous le souhaitions, des billets furent distribués aux amis et connaissances, et nous empruntâmes de tous côtés des vieilles étoffes, des châles, des tapis, etc., avec l’intention d’en tirer des effets merveilleux. Tarlatanes, calicot et papier doré devaient faire le reste.

M. Ollan et Mlle Mathilde furent assez bons pour nous aider à combiner nos tableaux vivants. Ferrés tous les deux sur l’histoire de notre pays et sur sa littérature, ils organisèrent les scènes susceptibles d’être le mieux comprises et le plus appréciées de notre public.

Le quatuor eut la sagesse de s’adjoindre celles de nos compagnes qui pouvaient faire réussir nos projets, et même de nous effacer, nous, les promoteurs, lorsque les autres semblaient préférables.

Il s’ensuivit que toute l’école était intéressée à notre succès, tous les cœurs en liesse, toute la ville convoquée pour nous admirer et, par conséquent, tous nos billets placés et nombre de piécettes blanches entassées dans la bourse destinée à notre protégée. Combien de marks elle aurait grâce à nous…

Dans la salle d’études, veuve de ses pupitres et séparée par un rideau en deux parties d’inégales dimensions dont l’une était la scène, nous, les acteurs, eûmes la joie de voir à travers une fente de rideau notre auditoire au complet bien avant l’heure. On se relayait pour compter les arrivants, tandis que, dans la coulisse, on se préparait. Enfin, tout étant prêt, on commença. Ce fut d’abord une chanteuse de runes. Avec ses sourcils étranges, ses yeux bizarres et sa maigreur, Emmy était à tout indiquée pour ce rôle. On avait couvert son visage de poudre de riz pour lui donner l’aspect d’une vieille, très vieille femme. Ses cheveux étaient tout blancs de farine. Sous la coiffure traditionnelle, sorte de tiare monumentale, le regard perdu dans l’espace, elle semblait à la fois vivre dans le passé et surprendre les secrets de l’avenir. Ses doigts immobiles frôlaient encore le kantele posé sur ses genoux, le mélancolique instrument de musique de nos aïeux païens, dont elle avait tiré des sons plaintifs, sa bouche entr’ouverte venait évidemment de proférer de mystérieuses incantations. Un long vêtement de laine blanche retombait plus bas que les genoux, sur sa jupe sombre.

« Elle est effrayante, me confia à l’oreille ma petite amie Hélène. Crois-tu qu’elle va prédire l’avenir ?

— Certainement, dit Hanna, et elle ne nous prédira rien de bon, avec cette mine-là. »

Je me hâtai de rassurer Hélène, mais la petite n’était pas convaincue.

« Emmy sait tant de choses, murmura-t-elle.

— Lesquelles ? lui demandai-je en souriant, car je connaissais peu Emmy, qui me déplaisait souverainement.

— Elle dit que quand les araignées tissent leur toile de bas en haut, c’est bon signe, mais que quand elles travaillent de haut en bas, il y a malheur certain pour ceux qui les voient. Elle dit qu’il ne faut jamais tuer les grenouilles, parce qu’avant d’être grenouilles ces bêtes-là ont été des hommes.

— Quelle folie ! m’écriai-je, ce sont de vieilles superstitions païennes… »

Mais Hélène continuait :

« Elle dit que le sorbier est un arbre sacré. Elle dit qu’il faut jeter des petites pièces de monnaie dans les sources pour que les lutins qui y habitent vous soient favorables. »

Aïno s’exclama :

« Quand on pense que dans nos campagnes il y en a qui en sont encore là, qui croient aux sorts et aux sorciers. »

Mais on appelait d’autres acteurs et notre conversation fut brusquement interrompue.

Avec beaucoup d’imagination, on reconnut successivement dans nos tableaux les épisodes du Kalevala les plus susceptibles d’être interprétés par nous : le Kalevala, notre grande épopée nationale, sorte de merveilleuse odyssée, qui, remontant aux siècles païens, nous reproduit à travers les âges l’histoire de notre pays, a toujours tenté nos artistes, et nombreuses sont les scènes qui ont inspiré nos sculpteurs et nos peintres. Soit la belle Aïno qui se précipita dans les flots à l’aube de sa vie. Soit Marianna, qui symbolise l’avènement du christianisme parmi nos peuplades du Nord. Soit les aventures des trois héros Väinämöinen, Llmarinen et Leuminkäinen à la recherche du moulin magique qui procure une vie heureuse au sein de l’opulence. Soit la tragique histoire de ce Kullervo « né pour le malheur » et dont toute l’existence n’est qu’une suite ininterrompue de désastres pour lui et tous ceux qu’il approche.

Ce ne fut que longtemps après que j’appris à bien comprendre la beauté et le sens profond de notre poème épique, incomparable, et au-dessus de tout ce qui existe en ce genre, ce Kalevala, dont nous sommes fiers à juste titre, et qui nous donne de si curieux détails sur les mœurs de nos ancêtres, dans les temps les plus reculés.

Mais, grâce à nos bons maîtres, nous pouvions apprécier toute la partie de cette œuvre extraordinaire qui se rapporte à la jeune fille : dans des chants variés à l’infini se déroulent tous les sentiments que peut éprouver un cœur de jeune fille. Douce gaieté et innocents plaisirs, danses et jeux enfantins, joie de vivre et vague conscience de sa personnalité, éveil aux soucis et aux responsabilités. Avec quelle tristesse les jeunes filles du Kalevala pleurent la maison paternelle quand elles sont au service chez les étrangers et subissent la dure volonté d’un maître. Leur ton s’élève encore lorsqu’elles gémissent en proie aux calomnies des méchants, ou déplorant leurs infortunes.

C’est cette partie du Kalevala qui nous séduisait surtout, et nous nous étonnions naïvement que ce chef-d’œuvre finnois fût si longtemps resté ignoré et se fût peut-être perdu sans le Dr Lönnrot.

M. Ollan était membre de la Société de littérature finnoise, ces questions lui semblaient du plus haut intérêt. Il nous en parlait souvent, et elles nous étaient devenues familières.

Je me rappelle avoir, à ce propos, fait une longue « composition de style » qui ne me valut pas de place de première ni de prix, car nous ignorions ce genre d’émulation, mais qui reçut la note très bien et eut l’insigne honneur d’être lue à haute voix par notre professeur. La voici telle que je l’avais écrite, moi, enfant de quinze ans :

Elias Lönnrot.

« Voilà un nom à jamais gravé dans nos annales finnoises comme dans nos cœurs, un nom qui a une renommée bien au delà de notre petit pays.

« Il n’est personne qui ne le connaisse et admire dans tout le monde littéraire, le nom de notre grand Elias Lönnrot.

« Les premières années de la vie d’Elias furent des plus humbles. Son père était un tout petit tailleur d’un très petit village. Sa fortune probable était la modeste maisonnette, son patrimoine futur. Mais le métier de tailleur n’offrait nul charme aux yeux du jeune garçon. Elias n’aimait que les livres. Le père eut la sagesse de ne pas s’entêter ; mieux valait essayer d’un autre métier puisque celui de tailleur ne lui convenait point. Si ses doigts n’étaient point agiles, son esprit l’était. Elias entra donc en apprentissage, chez un pharmacien. Il ferait sans doute un bon employé, peut-être même, dans la suite des temps, un apothicaire.

« Des livres grecs et latins traînaient chez le pharmacien. Elias Lönnrot eut l’intuition d’un monde nouveau. Sa curiosité éveillée, avec le vif désir d’apprendre, il s’y mit de toute son âme, non le jour, puisqu’il n’était qu’un simple commis au service de son patron, mais la nuit. Tout seul, sans aide, sans conseil, sans encouragement aucun, Elias s’instruisit à sa façon, et son succès fut tel que, familier avec la langue latine et habitué à penser en latin pour ainsi dire, il stupéfia un savant client de la maison en lui adressant une phrase en cette langue. De ce jour, sa fortune fut faite. On commença à s’intéresser au jeune homme, on lui découvrit des facultés extraordinaires et on lui procura l’argent dont il avait besoin pour travailler librement.

« À l’université d’Abo, où il alla étudier la médecine, tout le monde était d’accord pour lui prédire un brillant avenir. Elias Lönnrot n’y remporta que des succès, et bientôt il eut en poche son diplôme de docteur en médecine.

« On l’envoya exercer sa profession dans le district de Kajana, au nord-est de la Finlande, contrée qui avait, par sa situation même, résisté davantage à l’occupation suédoise, et conservait mieux que partout ailleurs les vieux chants populaires et les traditions. Lönnrot sut apprécier la valeur et le charme de ces chants, qui peignaient fidèlement la vie de nos ancêtres et depuis des siècles se transmettaient de bouche en bouche, de génération en génération, sans que nul n’eût jamais songé à les recueillir dans leur intégrité et à les fixer par l’écriture. Naturellement des altérations s’étaient produites ; il fallait retrouver la relique brisée en mille miettes, dispersée dans les familles, enfouie par fragments au cœur des vieillards. Lönnrot ne recula pas devant la difficulté de l’œuvre. Comme on fait des fouilles autour d’un trésor caché dans la terre, le jeune docteur se mit à extraire de tous ceux qui l’entouraient les fragments de tradition vivants encore en leur mémoire. Il interrogea les vieux et les jeunes. Toujours muni de son crayon et de son carnet, il allait, visitant ses malades, pénétrant dans les habitations reculées, où les vieilles chansons s’étaient plus fidèlement gardées.

« Quand il avait gagné la confiance de ces êtres timides, renfermés, adroitement il les interrogeait. Les choses en apparence les plus insignifiantes contenaient pour lui quelque enseignement. Il notait tout : un mot, un vers, une coutume. Il amassa ainsi une foule de renseignements qu’il comparait, annotait, contrôlait incessamment. Comme un collier précieux dont le fil est brisé et dont les perles ont roulé au loin, ainsi s’étaient dispersés les chants d’autrefois, et nul ne songeait qu’il pût y avoir de corrélation entre ces diverses ballades, ni que ces « chants de nourrice » eussent un intérêt scientifique. Dix ans de labeur acharné permirent au jeune docteur de mener à bien ce travail. L’œuvre dont, par intuition, il avait deviné l’ensemble, se trouva grâce à lui reconstituée, telle une savante mosaïque, et lorsque, en 1830, ces chants, réunis en un tout complet sous le nom de Kalevala, furent livrés au public, c’était pour le monde une révélation, pour notre peuple finnois un délire, une fierté sans pareille ; legs incomparable de nos ancêtres, nous nous trouvions en possession de documents tels que nul peuple européen ne peut se vanter d’en avoir. Les quarante chants épiques du Kalevala nous retraçaient fidèlement, dans des vers d’une forme impeccable, la vie, les mœurs, les sentiments, la religion de nos pères. Et cette langue finnoise que nos vainqueurs, les Suédois, avaient dédaignée, traquée, remplacée par la leur ; cette langue, que les classes supérieures avaient laissé tomber en désuétude, mais qui se conservait vivace au sein du peuple, nous redonnait une vie nouvelle, une nouvelle autonomie. Ce fut le signal de notre résurrection. Qu’importait le nombre ? De par notre antiquité, nous avions droit de reprendre notre place au premier rang parmi les nations européennes. Quoi d’étonnant à ce que notre enthousiasme fût sans bornes, et sans bornes notre admiration pour Lönnrot. Le jeune savant dut quitter son poste et venir occuper une chaire de professeur à notre Université, tout en continuant de s’occuper de ses chers travaux. Il fixa sous une forme définive le Kalevala dans une nouvelle édition en cinquante chants, qui parut dix ans après et fut traduite en plusieurs langues. Il recueillit des contes populaires, des énigmes, des proverbes et des chansons magiques, les antiques incantations du peuple finnois.

« Notre peuple a, parmi ses traditions, de curieuses pratiques magiques, et si maintenant on ne croit plus aux sorcières du XVIIe siècle, qui, montées sur un manche à balai, se rendaient à « Bläkulla » la nuit de Pâques, on vient encore consulter de très loin les diseuses de bonne aventure, les femmes sages ou les magiciens qui vous font retrouver les objets perdus. On croit aux sorts, que l’on conjure par des moyens magiques, et la médecine populaire est pleine de remèdes bizarres, dont quelques-uns très efficaces, entre autres l’usage du massage.

« Lönnrot ne fut pas le seul que tentèrent ces études captivantes. La Société de Littérature finnoise, fondée par lui dès 1831, compte un grand nombre d’adhérents, recrutés même parmi le peuple, et le folklore de Finlande est peut-être le plus riche du monde.

« Jusqu’à la fin, Elias Lönnrot travailla, adulé, fêté, comblé d’honneurs, mais restant toujours humble et modeste, et fuyant souvent les témoignages d’admiration de ses concitoyens, et lorsqu’il mourut, en 1881, sa mort fut un deuil public. »

« À quoi penses-tu, Minna ? » me demanda Heddi, ma voisine.

Évidemment, ma pensée était ailleurs.

Je sortis de ma rêverie pour prendre une part active à la représentation de Hanna, cette délicieuse idylle de notre grand poète Runeberg.

À notre joie inénarrable, notre matinée produisit une somme relativement élevée qui nous permit d’accomplir nos charitables projets.

Comme après avoir secouru nos protégés je déplorais leur misère, Mlle Mathilde me rappela que la charité individuelle chez nous semble inépuisable. Quelle misère parmi nous, parfois ! Nous frissonnions en songeant à cette épouvantable famine qui, en 1867, nous décima, et pendant laquelle on voyait de longues théories de malheureux ayant abandonné leur champ gelé et leur cabane vide, et émigrant, mendiant du pain sur les grands chemins sans jamais se révolter, sans jamais piller ou incendier sur leur route, mais terrassés par le froid et la faim, malgré les bonnes volontés, hélas insuffisantes, autour d’eux.