En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/07



VII


Vite s’envolaient les jours d’hiver. Tout d’un coup, sans transition, l’été vint. En un temps incroyablement court, sans que nous ayons eu de printemps, ainsi que dans les climats tempérés, l’air devint chaud, les arbres se couvrirent de feuilles, les moissons surgirent de terre comme par un coup de baguette. Nos grands plaisirs alors furent les pique-niques. L’automne précédent, nous en avions déjà fait. C’était ce que nous appelions : « les pique-niques aux pommes de terre ». Dans les champs bordés d’arbres rougis par les premiers froids nous passions la journée en bande.

Quelques jours à l’avance, la trésorière quêtait ; les écolières donnaient ce qu’elles pouvaient, ce qu’elles voulaient, sans que personne songeât à contrôler, à regarder dans quelle mesure chacune s’était cotisée ; une commission déléguée aux acquisitions travaillait : le matin du pique-nique, levées dès l’aurore, les fillettes chargées de cette importante partie du programme s’en allaient au marché munies de paniers comme de vraies petites ménagères. Après avoir bien examiné les denrées que les campagnardes apportaient toutes fraîches de leurs champs ou de leurs laiteries, elles choisissaient les pommes de terre qui leur paraissaient devoir être plus particulièrement savoureuses. Puis, c’était une grande affaire de se décider pour le beurre, tant semblaient parfaites les mottes blondes dans leur petit panier d’écorce de bouleau, sorte de carton à chapeau, de forme ovale, à dessins et enjolivements gravés dans l’écorce tendre au moyen d’une pointe de fer rougie au feu. Le mot voita (beurre) s’étalait sur le couvercle en grosses lettres, de cette couleur particulière d’un rouge brun, tirant sur le noir, que le contact de la pointe de feu laisse sur le bois. On fait grand usage, chez nous, de cette écorce de bouleau si blanche et si légère ; les paysans la séparent en lanières qu’ils tressent, et ils en confectionnent corbeilles, paniers, et jusqu’à des chaussures, galoches sans talon, légères, fraîches et très agréables à porter en été. Cet art de dessiner à la pointe de feu, sur du bois, la pyrogravure, est très répandu chez nous et chez nos voisins, les Suédois : plats, assiettes à dessert, dressoirs, meubles de toutes sortes, et même panneaux ou portes et plafonds entiers, sont ornés de dessins reproduisant des tableaux célèbres ou dus à la fantaisie de l’artiste.

Mais me voilà loin de nos pique-niques aux pommes de terre. Les précieux tubercules et une certaine quantité de beurre fraîchement baratté ne nous suffisaient pas. On y joignait du pain, du sucre et des gâteaux secs, et on n’avait garde d’oublier du café en poudre. L’endroit où devait avoir lieu le pique-nique étant convenu d’avance, les quatre ou cinq petites ménagères y étaient bien avant les autres pour tout préparer, elles, de par leur mission, maîtresses de maison. Le sentiment de leur responsabilité, très vif, leur faisait attacher une grande importance à ce que chacun fût bien nourri. Elles eussent été désolées qu’on pût les accuser d’avoir mal rempli leur mandat ou gaspillé la fortune commune. Il y avait aussi une petite question d’émulation. On ne voulait pas s’acquitter de ces fonctions moins bien que celles qui avaient précédé ou qui suivraient.

Maîtresses et élèves et jusqu’à M. Ollan, qui n’avait pas l’air le moins heureux, nous nous réunissions dans une belle prairie ombragée et nos ménagères nous accueillaient non point par un bonjour mais par l’indispensable tasse de café, ce complément obligatoire de toute réunion, dans nos contrées septentrionales, du café brûlant, fumant, parfumé, ni trop fort, ni pas assez, adouci par de la crème double, et accompagné de biscuits, de pains doux et de gâteaux.

Mais la cuisson des pommes de terre nouvelles était le grand événement du jour et, pour cela, il était d’usage de ne pas s’en rapporter uniquement aux pourvoyeuses. Le café avalé, tout le monde se met à l’œuvre. Il faut rapporter de la forêt voisine des brassées de bois mort et entretenir un immense brasier dans lequel on fera chauffer à blanc de grosses pierres plates. Des morceaux de bois servent ensuite de pelle et de pincettes pour les transporter dans le trou qui va être le four. Alors, sur un lit de pierres brûlantes, on étale une couche de pommes de terre qu’on recouvre de larges feuilles d’arbre. Puis un second lit de pierres chauffées, un autre de pommes de terre sous leur couverture de feuillage et, par-dessus le tout, un amas de branchages et de feuilles pour bien conserver la chaleur dans notre four improvisé. Après quoi, il ne restait qu’à s’amuser pendant la cuisson du festin rustique, et on s’amusait en conscience. On courait dans la prairie, on se poursuivait, on cueillait des fleurs, on pourchassait les papillons, on chantait, on dansait, on faisait d’interminables parties de colin-maillard ou de quatre coins.

Les maîtresses, souriant de notre ardeur juvénile, se reposaient, ou, complaisamment, se mêlaient aux jeux des fillettes que les « grandes » dédaignaient pour se promener enlacées par groupes où l’on chuchotait bien bas de graves secrets, confidences puériles ou riants rêves d’avenir ; mais lorsqu’on nous appelait pour dîner, nulle ne se faisait attendre. Nous trouvions le couvert mis sur une large pierre servant de table. Une serviette d’un blanc de neige formait la nappe. Quel luxueux couvert eût valu cela ! quels sièges de velours, nos moelleux coussins de mousse à l’ombre des grands arbres, du haut desquels des rossignols ou des grives voyageuses nous régalaient de leur concert harmonieux ! quel festin de Balthazar eût approché de ces exquises pommes de terre savoureuses, farineuses, fumantes, fondantes dans la bouche comme une crème délicieuse avec ce beurre au goût de noisette qu’on nous distribuait sans compter.

Nous eussions été bien difficiles, en effet ; de ne pas nous déclarer satisfaites, et le retour s’effectuait parmi les chants et les rires.

Chaque pique-nique avait son attraction particulière. Au printemps, les prés fleuris de pâquerettes nous offraient d’autres plaisirs. C’était, dans les forêts de sombres sapins ou de bouleaux nacrés au léger feuillage tremblant sous les brises, la recherche des premières anémones, puis de la Linnéa, cette exquise fleur rose, connue seulement chez nous et en Suède et dont la délicate beauté est encore surpassée par son parfum sans pareil. C’étaient ensuite, avec l’été, les fraises vermeilles, les framboises, les myrtilles, les airelles, les champignons. Fières de notre science nouvelle, nous aimions à déclarer que nul pays d’Europe ne peut, comme le nôtre, se vanter de posséder en ses bois d’infinies variétés de champignons et pas moins de dix-huit cents espèces ? Nous apprenions vite à distinguer ces cryptogames, et, tandis que nous rejetions les vénéneux malgré leurs couleurs généralement plus éclatantes, nous faisions ample provision de délicieux champignons dont nous nous régalions séance tenante ou que nous réservions pour les faire sécher en prévision du long hiver. M. Ollan n’omettait jamais, quand l’occasion s’en présentait, de nous rappeler à ce propos que, chez les humains, les dehors les plus séduisants cachent parfois des âmes noires et qu’il faut bien se garder de juger les gens sur l’apparence. Nous écoutions docilement, acceptant sans mot dire ses paroles que nous étions habituées à respecter, tout en ayant peine à croire que le monde pût être si méchant.

Les myrtilles et les airelles, au goût aigrelet, ne pouvaient manquer de plaire à des enfants ; lorsque nous en avions mangé à notre appétit et qu’il nous eût été impossible d’en avaler une de plus, nous n’en récoltions pas moins avec ardeur sur leurs basses tiges, parmi les mousses, les baies rouges des airelles ou les baies bleues, presque noires sous leur fraîche « fleur » d’impalpable poussière, des myrtilles, dont le jus, couleur sang de bœuf, produisait sur nos mains, nos lèvres et nos vêtements, les effets les plus désastreux. Airelles ou myrtilles, après avoir passé par la cuisine où on nous apprenait à les préparer, formaient alors des compotes et des confitures que nous appréciions fort. Nous en faisions aussi des tartes, et même les airelles confites (dans du vinaigre) devenaient un condiment très agréable en hiver. C’est dire si nous cherchons à utiliser les moindres baies ; ayant peu de fruits, nous ne sommes pas difficiles. Nous ne connaissons ni les raisins, ni les pêches ; nos prunes, petites, aigres, n’ont rien de commun avec les reines-Claude ; les pommes, les poires et les cerises de nos vergers ne sont vraiment bonnes que dans le sud de la Finlande, mais les groseilles sont excellentes, et, partout, la nature nous fournit des fruits sauvages qui ont bien leur charme, et que les habitants des pays tempérés ne connaissent même pas de nom. Les fruits de la ronce des marais, de la ronce des pôles et de la canneberge nous semblaient incomparables. Quelle joie pour nous d’aller « à la récolte », comme nous disions ! Si on nous parlait des trésors prodigués aux pays du soleil, loin de nous croire mal partagées par le sort, nous nous trouvions bien plus heureuses que nos voisins les Lapons, ou que ceux de nos compatriotes qui habitent aux confins de la Laponie.

Mlle Mathilde nous parlait souvent d’un voyage qu’elle avait fait en France, grâce à une de ces bourses de voyage que le gouvernement accorde aux professeurs dans le but exprès de perfectionner leurs connaissances linguistiques et d’acquérir sur place une bonne prononciation.

Elle nous contait les merveilles qu’un trop court séjour à Paris lui avait permis de contempler, et tout ce qu’elle avait observé à la campagne, où elle avait passé quelques mois. Qu’ils nous paraissaient privilégiés, ces Français qui, tous les jours, même parmi les gens peu fortunés, mangent du beau pain blanc. C’est du luxe chez nous, loin des villes, le pain blanc, c’est du gâteau, et on est trop heureux d’avoir du pain de seigle ou d’orge. Et les pommes de terre sont là, nos bonnes pommes de terre farineuses dont nous nous régalions dans nos pique-niques, en pensant qu’au siècle dernier encore les Finlandais en étaient réduits au navet comme base de leur alimentation.

Pendant notre été si court, mais si chaud, des fleurs aux vives couleurs égaient nos solitudes ; les lacs ont leur flore, les bouleaux montent bien haut, vers le nord, plus loin que le pin et le sapin, et, dans nos contrées septentrionales, les rocs dénudés sont tapissés de lichens sans lesquels ne vivraient point les rennes, la grande ressource du Nord.

Combien nous les aimons, ces forêts, à la fois la beauté et la richesse de la Finlande. Je trouvais presque criminel de les couper. J’avais parfois rencontré des cargaisons flottantes de bois ; ces « flotteurs » arrêtés par les neiges et les glaces mettent de longs mois, presque des années à accomplir leur voyage jusqu’à la scierie où on les travaille et d’où ils repartent ensuite pour être débités dans le monde entier sous forme de planches, de poutres, de pièces de menuiserie, portes, fenêtres, etc., et jusqu’à des chalets démontés, tout agencés et prêts à être ajustés. Il faut voir les flotteurs descendre lentement le fil de l’eau, les hommes leur donnant de l’impulsion ou ralentissant leur marche au moyen de longues gaffes, les femmes tirant vaillamment la corde de halage. Hélas ! on coupe, on coupe, chaque arbre ayant une valeur, et les centenaires disparaissent. Les forêts semblent une mine inépuisable, d’où partent des barils de goudron, des mâts, des objets menuisés et d’innombrables rouleaux de pâte à papier, immenses ballots de pulpe de bois préparée, blanchie, séchée, comprimée, et prête à faire non seulement du papier, mais encore, depuis de récentes découvertes, des objets sans nombre, planchers, cloisons, meubles, et jusqu’à des bateaux et des bicyclettes. Malheureusement, elle s’épuisera un jour, cette mine où nous puisons sans relâche ; au siècle prochain, nos forêts seront dépeuplées et nos contrées stérilisées si on ne les met en coupe réglée.

Avec une prodigalité sans pareille, nous nous parons de jeunes sapins ou de bouleaux nains, comme d’autres se parent de fleurs communes, qui, au printemps suivant, repoussent dans la prairie, plus fraîches et plus nombreuses. À la Noël, à la Saint-Jean, au 1er mai, nos cours, nos maisons disparaissent sous des rideaux de verdure au détriment de la forêt voisine. Ils ont l’air, malgré leurs gais rubans ou leurs décorations de fleurs artificielles, de pleurer leur mort prématurée, ces jeunes arbres faits pour devenir centenaires ; mais nous ne voyons que leur beauté, la grâce de leurs rameaux élancés ou de leurs palmes majestueuses.

Nous avions, comme de juste, célébré la fête du Printemps. Nous avions arboré un mai aux banderoles éclatantes, aux longs rubans flottant au vent, nous avions élu une reine de mai, et dansé gaiement autour de l’arbre, dans la cour tapissée de verts feuillages.

Bientôt arriva la Saint-Jean, — les jours passent comme les nuées sur un ciel d’été, — déjà la Saint-Jean, fête nationale en même temps que religieuse, fête traditionnelle et aussi ressouvenir des fêtes païennes !… Alignés contre le mur, leurs troncs formant le long des murailles une fresque de marbrures argentées, leurs feuilles mouvantes, une frise d’émeraude dentelée, les bouleaux paraient délicieusement nos domaines, et notre joie se manifestait par des rires et des danses.

Autour de nous, chacun se réjouissait, chacun dansait et riait aussi. C’était la Saint-Jean, renouveau de la nature, symbole de la vie éternelle : grands et petits, tous étalaient leur bonheur naïvement. En longues théories d’enfants, de jeunes gens, d’hommes faits, de mères de famille et de vieillards, on allait sur les hauteurs, où des marchands, déjà installés avec leurs provisions, offraient leur marchandise : gâteaux, biscuits, bonbons, fruits secs, mets plus substantiels et boissons, et ce furent comme de grandes agapes fraternelles, chacun partageant volontiers avec son voisin, toute requête accordée, si timidement qu’elle fût formulée.

La journée ne fut qu’une longue suite de plaisirs. Que dis-je, toute la journée ? Il n’y eut pas de fâcheux crépuscule qui vint nous rappeler la fuite des heures. C’est à la Saint-Jean que commencent les nuits splendides de l’extrême nord où le soleil ne se couche point, et, même dans nos contrées moins septentrionales, cette nuit de la Saint-Jean est merveilleusement belle et sereine.

Les danses se prolongèrent, joyeuses, jusqu’au matin ; de tous côtés, sur les hauteurs, les feux s’allument, jetant leur éclat mystérieux ; on les alimente de branches résineuses ; les flammes, aux lueurs fulgurantes d’incendie, aux reflets de soleil couchant, s’élèvent de partout, semblent se répondre d’une colline à l’autre et porter aux confins de la terre la bonne nouvelle !

À cette heure de paix, de confraternité, le quatuor, dans une union plus parfaite que jamais, alla jusqu’au sacrifice. Nous étendîmes nos faveurs jusqu’à celles de nos compagnes qui nous étaient le moins sympathiques. La fameuse Emmy, aux yeux sombres sous des sourcils étranges, en accent circonflexe, fut admise à l’honneur de partager nos jeux, d’entrer dans le cercle, de croquer noisettes et nougats.

Nous ne voulions plus laisser en nos jeunes cœurs l’ombre d’une pensée mauvaise, ni rancune, ni défiance. Nous voulions, alors enfermées en un milieu restreint, ne pas faillir à la mission humaine sur la terre : donner le bonheur à pleines mains. Oubliant serments, ligue, ou, plutôt, fidèles à l’esprit d’alliance, y faisant entrer d’autres que les quelques amies choisies que nous étions, nos cœurs embrasés de charité, brûlant de se répandre comme le feu des innombrables étoiles qui éclairent au loin, résolurent, d’un commun accord, d’être bons pour tous, indistinctement. Une ronde immense embrassa la chaîne mouvante des jeunes filles, et puis, s’élargissant, elle admit bientôt, l’un après l’autre, les enfants inconnus, bien ou mal vêtus, pauvres ou riches, heureux ou malheureux. Les mains s’ouvraient grandes, semant friandises et menue monnaie. Il n’y avait pas jusqu’à nos esprits qui n’eussent voulu donner, aux déshérités du sort, les bonnes pensées, les enseignements de sagesse que nous avions reçus dès notre enfance, et nos cœurs, d’une impulsion commune, projetaient sur tous, sans compter, leur divin rayonnement, leur flamme venue d’en haut.