En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/05


V


Dans la maison paternelle, décorée de sapins et ornée de rubans, la fête de Noël s’annonçait pleine de promesses ; d’appétissantes odeurs partant de la cuisine réjouissaient ma petite sœur, que les mystères de l’arbre de Noël empêchaient positivement de dormir.

« Noël n’arrivera jamais », soupirait-elle.

Noël arriva pourtant. Nous tenions à le célébrer dans ses plus petits détails comme on fait en Finlande. Pour être en mesure, nous avions, la veille, jonché de paille tous les parquets. À cinq heures du matin, le grand jour, nous étions tous sur pied, et, bien enveloppés de fourrures, nous nous entassions dans des traîneaux et prenions le chemin de l’église. Les sonnettes tintinnabulaient, et leur carillon, plus gai encore que de coutume, semblait chanter : « Noël ! Noël ! joyeux Noël ». Sur notre route, les plus pauvres cabanes étaient illuminées, et de nombreux traîneaux nous rejoignaient, nous devançaient ou cheminaient côte à côte, tous dans la même direction : la maison de Dieu. Il fallait être malade et bien malade pour rester chez soi ce jour-là. Tous les yeux rayonnaient, tous les cœurs battaient à l’unisson ; on se sentait tous frères, et la petite église résonnait de chants d’amour. Il est né, le divin Enfant… Les cierges flambent, les voix s’unissent, les prières montent vers le ciel…

Après la cérémonie religieuse, chacun repart en traîneau, et avec moins de recueillement qu’à l’aller, mais plus de joie : les cris, les rires, les conversations se croisent… Rentré chez soi, on festoie gaiement. Il est bien misérable le logis où le mets national, le traditionnel riz au lait dans lequel est cachée l’amande messagère du bonheur pour celui qui la trouve, ne trône pas, après le substantiel plat de morue. Chez nous, on y joignit un jambon cuit entier, et des tartes et autres pâtisseries, triomphes de notre vieille bonne. Mais, avant de penser à notre repas, nous avions couru à l’écurie et dans les étables, Elsa et moi, afin de distribuer double ration à tous nos animaux. Et puis, remplissant une corbeille de miettes de pain et de menus grains, nous avions distribué leur pitance aux oiseaux du ciel. Noël ! Noël ! c’est fête pour tous les êtres vivants !…

Quoique l’usage en soit répandu dans nos villes plus que dans nos campagnes, nous avions tenu à avoir cette année un arbre de Noël ; mais, afin de pouvoir faire notre pieuse course matinale, au lieu d’avoir notre arbre de Noël la veille au soir, nous l’eûmes le jour même. Elsa était dans le ravissement le plus complet. Chargé de fruits, de fleurs en sucre ou en cire, de bonbons, de rubans, de paillettes, de lumières et de miroirs, l’arbre féerique portait sur ses branches des cadeaux pour tous, y compris les domestiques et les voisins. Elsa était gâtée, la chérie, et, quant à moi, on m’avait comblée, non pas de cadeaux coûteux, mais de souvenirs tendrement choisis et reçus avec quelle reconnaissance !…

Nous avions invité nos parents et amis à dix lieues à la ronde, et notre vieille bonne avait mis, comme elle disait, les petits plats dans les grands pour mieux les recevoir.

La quinzaine qui suivit se passa en réjouissances, chez les uns ou chez les autres. Ainsi le veut la coutume dans toute la Finlande. Au cours de l’année, il n’est pas d’excellentes choses que la ménagère ne mette de côté pendant de longs mois en prévision de ce temps béni. Les plus belles poires et les pommes les plus rouges, précieusement conservées, font leur apparition ce jour-là, et on se transmet de mère en fille des recettes culinaires jalousement gardées pour les exécuter alors.

Quant aux enfants, ils jouent, pendant cette quinzaine, à tous les jeux imaginables, et, du matin au soir, c’est, dans les vieilles maisons, un éclat de rire perpétuel.

Ils passèrent vite, ces jours de fête.

« Tu n’auras jamais le courage de retourner en pension », me disait Elsa, ignorant combien grandes y étaient mes attaches.

J’eus ce courage, pourtant, il le fallait d’ailleurs, mais je n’y retournais pas en étrangère. J’y avais mes chères amies et mes bonnes maîtresses, et bientôt la routine des devoirs journaliers et des obligations scolaires me reprit tout entière.

Le quatuor se retrouva au complet, avec quelques riants souvenirs en plus à se raconter. Nos séances se tenaient toujours à la même place, sous l’ombre protectrice du grand tableau noir. Là, nous nous faisions nos confidences, nous partagions fraternellement nos friandises, nous discutions même à notre façon des événements qui préoccupaient les grandes personnes autour de nous. Nos réunions étaient courtes, car il ne fallait pas attirer l’attention de nos compagnes ; mais, en revanche, elles étaient fréquentes, un rien suffisant à les provoquer.

Nous avions adopté un signe particulier pour nous télégraphier les convocations sans que nul en fût informé : lisser ses cheveux trois fois de suite de la main gauche, puis de la main droite, et recommencer le même geste de la main gauche ; on n’y voyait que du feu autour de nous. Mais cette petite manœuvre avait pour résultat de nous envoyer aussitôt dans notre salle de conférences.

Un jour, Aïno nous convoqua ainsi, les unes après les autres. À quel propos, nous l’ignorions ; mais l’air grave d’Aïno nous faisait un peu peur. Quel méfait avions-nous bien pu commettre ?

Tirant de sa poche le fameux parchemin sur lequel étaient consignées nos promesses, Aïno, solennellement, demanda :

« Qu’avons-nous juré ? Vous en souvenez-vous ? »

Avec ensemble, nous répondîmes :

« Nous avons juré de nous aimer de tout notre cœur jusqu’à la fin de nos jours.

— Et encore ?

— De n’avoir pas de préférences.

— Oui, vraiment, répéta Aïno : de n’avoir point de préférences. »

Hanna et Sigrid devinrent pourpres, tandis qu’un silence embarrassé pesait sur nous. Puis, les larmes aux yeux, Hanna s’accusa la première d’avoir, en effet, consacré plus de temps et de pensées à Sigrid, au détriment des autres. Sigrid, de son côté, dit qu’après réflexion ce pouvait bien être, mais qu’elle n’avait pas eu conscience d’avoir accaparé l’un des membres du quatuor. Hanna protesta de son affection pour les deux autres et de ses intentions de réparer à l’avenir ses torts involontaires. Comment lui en vouloir après un tel repentir ? Elle s’affirmait prête à tous les sacrifices pour n’être point exclue de l’alliance. Son pardon lui fut bientôt accordé, non sans émotion, et nous regagnâmes nos places, toutes souriantes malgré nos yeux encore humides…

Peu après, un grand événement vint absorber nos pensées, et non seulement les nôtres, mais celles de la classe entière. Le 14 mars, c’était la fête de notre chère maîtresse, Mlle Mathilde ; plus de trois semaines à l’avance, nous en parlions entre nous. Nous nous étions cotisées pour lui offrir un gâteau, et c’était toute une affaire de décider comment serait ce gâteau, de quelle forme et de quelle dimension on le prendrait, quel était le meilleur endroit pour l’acheter et la réputation la plus incontestée. Mais le point qui nous paraissait le plus important était de combiner la manière dont nous ferions ce présent à Mlle Mathilde. « La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne. » Nous avions découvert récemment cet adage dans nos extraits de français, et entre nous, le quatuor, nous l’avions longuement commenté, « ruminé », comme disait Hanna.

Ordinairement les choses se passaient ainsi : toutes les élèves de la classe se rendaient de grand matin chez leur maîtresse pour lui porter à la fois leurs vœux de « bonne fête » et leur gâteau ; mais il allait de soi qu’on ne les laissait pas partir. La maîtresse les retenait, faisait vite préparer du café et finissait par les régaler de leur gâteau même. Or cette manière de procéder choquait toutes nos idées de délicatesse. Comment s’y prendre pour parer à cet inconvénient ? Grands conciliabules et grandes disputes avant d’arriver à s’entendre à ce sujet. Faire envoyer le gâteau par le pâtissier eût été un moyen de trancher la question, cependant cela ne nous satisfaisait point. Et nos souhaits, qui s’en chargerait ? Les écrire et les signer n’eût pas semblé la même chose. Une délégation portant notre offrande avec mission d’exprimer nos vœux était préférable ; pourtant, cela ne réunit pas les suffrages. C’était à la fois trop d’honneur pour les déléguées et trop de chagrin pour les autres.

Hanna proposa alors un moyen mixte. Toutes, nous irions, mais nous n’entrerions pas toutes. On tirerait au sort pour savoir quelles seraient les privilégiées chargées, au dernier moment, de présenter notre modeste cadeau. Les autres, arrêtées au coin de la rue où demeurait Mlle Mathilde, les attendraient là, et elles auraient le plaisir de voir de leurs yeux le fameux gâteau.

Cette proposition réunit tous nos suffrages. Comme cela, il nous semblait avoir toutes notre part de la fête.

Le 13 mars arriva enfin ! Nous étions excitées à ne guère dormir de la nuit, et, dès l’aube, nous étions sur pied. Mlle Mathilde demeurait assez près de la pension, mais nous fîmes un détour pour passer d’abord chez le pâtissier. À notre grande joie, le gâteau était très réussi.

« Une merveille », dit Aïno.

Il était doré, glacé de sucre, orné de fruits. Et il exhalait une odeur affriolante. Nous fûmes unanimes à déclarer que jamais on n’en avait vu de pareil.

Le sort avait favorisé Sigrid et une blondinette, la plus jeune de la classe, nommée Heddi.

Après nous être bien extasiées sur le gâteau, et l’avoir porté en nous relayant jusqu’à l’endroit convenu, nous remîmes l’odorant fardeau aux mains de Sigrid et de Heddi avec mille recommandations ; mais, au lieu de nous en aller aussitôt que nous vîmes nos ambassadrices devant la maison de Mlle Mathilde, nous restâmes un instant à causer de ce grand événement et à deviser de la joie probable de l’héroïne du jour. Puis, tournant sur nos talons, nous reprîmes lentement le chemin de l’école. Nous n’avions pas à nous presser. Nous étions en avance de plus d’une demi-heure.

Nous n’avions pas fait vingt pas que Heddi arriva tout courant, tout essoufflée.

« Mesdemoiselles, arrêtez. Venez tout de suite. Elle veut vous parler… » Elle, Mlle Mathilde. Mais comment savait-elle que nous étions là ? Qui le lui avait dit ?

Heddi ne nous expliqua rien. Elle répétait : « Vite, vite, elle vous attend. Elle a dit que vous la fâcheriez beaucoup en résistant. »

Mlle Mathilde nous attendait si bien que, dans son salon, un festin était préparé en notre honneur. Le café fumait dans la grande cafetière d’argent ; des assiettes de fine porcelaine à fleurs étaient chargées de biscuits ; du miel doré et du beurre exquis, comme seul est le nôtre, eussent tenté de plus âgées que nous ; des confitures et du pain d’épices, ajoutés évidemment à notre intention, donnaient un air de fête à cette table. Bon gré, mal gré, il fallut s’asseoir et goûter de tout, et prendre notre part de ce beau gâteau que nous voulions tout entier pour notre chère maîtresse.

Elle avait été plus fine que nous, mal cachées dans notre coin.

L’année suivante, par exemple, elle n’eut pas le dernier mot : au lieu d’un gâteau, ce fut un superbe volume, magnifiquement relié et orné d’illustrations d’un artiste célèbre, que nous offrîmes à Mlle Mathilde, et, cette fois, elle fut bien obligée de garder « tout entier » notre cadeau.