Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 27

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 400-403).



CHAPITRE XXVII.


Il doit suffire aux princes et aux gouvernements sages d’obtenir la victoire ; ceux qui veulent aller au delà y trouvent ordinairement leur perte.


Les paroles injurieuses qu’on profère contre un ennemi naissent le plus souvent de l’orgueil qu’inspire ou la victoire ou la fausse espérance de vaincre. Ce faux espoir porte non-seulement les hommes à se tromper dans leurs discours, mais même dans leurs désirs ; car, lorsque cet espoir s’insinue dans le cœur des hommes, il les pousse au delà du but, et leur fait perdre le plus souvent l’occasion d’obtenir un bien assuré, dans l’espérance d’en acquérir un plus grand, mais incertain. Comme c’est une matière qui mérite l’attention la plus sérieuse, et que la plupart des hommes se laissent entraîner par cette erreur, au grand détriment de l’État, j’ai cru devoir en exposer plus particulièrement les inconvénients, par des exemples tirés de l’histoire ancienne et de la moderne, le raisonnement ne pouvant avoir l’autorité toute-puissante des faits.

Annibal, après avoir mis les Romains en déroute à la bataille de Cannes, envoya sur-le-champ des députés à Carthage, pour y annoncer sa victoire et demander des secours. On disputa dans le sénat sur ce qu’il y avait à faire. Hannon, vieux et sage citoyen de Carthage, conseillait d’user du succès avec modération, en faisant la paix avec les Romains lorsque la victoire pouvait faire espérer des conditions avantageuses, et de ne pas attendre une défaite, parce que l’intention des Carthaginois devait être seulement de prouver aux Romains qu’ils étaient assez braves pour les combattre ; et que, puisqu’ils avaient été victorieux, il ne fallait pas s’exposer à perdre tout le fruit de leur triomphe dans l’espoir d’en obtenir un plus grand. On rejeta cet avis ; mais le sénat de Carthage en connut toute la sagesse quand il eut laissé perdre l’occasion.

Alexandre le Grand était maître de tout l’Orient. La république de Tyr, illustre et puissante à cette époque, et bâtie comme Venise au sein des mers, voyant la puissance du conquérant, envoya des ambassadeurs lui annoncer que les Tyriens consentaient à se soumettre, et à lui rendre l’obéissance qu’il exigerait d’eux ; mais qu’ils ne voulaient recevoir dans leurs murs ni lui ni ses armées : Alexandre indigné qu’une seule ville osât fermer ses portes à celui devant lequel toutes les cités de la terre les avaient ouvertes, chassa les députés de sa présence ; et, rejetant leur prière, il vint mettre le siége devant Tyr. La ville était située au milieu des eaux, et munie de vivres et de tout ce qui pouvait être nécessaire à sa défense. Au bout de quatre mois, Alexandre s’aperçut que cette ville enlevait plus de temps à sa gloire que n’en avaient exigé toutes ses autres conquêtes : il résolut alors de traiter avec elle, et de lui accorder ce qu’elle avait elle-même demandé. Mais les Tyriens, enorgueillis, refusèrent d’écouter ses propositions, et ils égorgèrent même celui qui était venu les leur apporter. La colère d’Alexandre monta à son comble ; et il poussa le siége avec tant d’opiniâtreté, qu’il emporta la ville et la ravagea, après en avoir livré tous les habitants à la mort et à l’esclavage.

En 1512, une armée espagnole pénétra sur le territoire de Florence pour rétablir les Médicis dans cette ville et y lever des contributions : des citoyens eux-mêmes avaient attiré les étrangers, en leur faisant espérer que, dès qu’ils seraient sur les terres de la république, on prendrait les armes en leur faveur ; mais, ayant pénétré dans la plaine, et voyant que personne ne venait à leur rencontre, et que, d’un autre côté, les vivres leur manquaient, ils cherchèrent à conclure un arrangement : le peuple florentin, rempli de jactance, rejeta leurs offres ; et ce refus lui fit perdre Prato et causa la ruine de l’État.

Ainsi donc, la plus grande erreur que puisse commettre un prince lorsqu’il est attaqué par un ennemi dont les forces sont de beaucoup supérieures aux siennes, est de refuser un accommodement, surtout lorsqu’il lui est offert ; car les conditions n’en seront jamais assez dures pour que celui qui les accepte n’y trouve quelque avantage, et qu’il ne puisse les regarder comme une sorte de victoire. Il devait suffire, en effet, aux habitants de Tyr qu’Alexandre acceptât les conditions qu’il avait d’abord refusées ; et c’était pour eux une assez grande victoire que d’avoir forcé, les armes à la main, un homme tel que lui à condescendre à leur volonté. Le peuple florentin devait également regarder comme un triomphe et se montrer satisfait, si les armées espagnoles consentaient à quelques-uns de ses désirs, sans accomplir de leur côté tous leurs projets ; car l’intention des Espagnols était de changer le gouvernement de Florence, de l’arracher à l’influence de la France, et d’en obtenir de l’argent. Quand de ces trois choses ils n’en eussent obtenu que deux, qui sont les deux dernières, et qu’il n’en fût resté qu’une au peuple, c’est-à-dire le maintien de son gouvernement, chacun y aurait trouvé quelque honneur et quelque satisfaction, le peuple ne devant guère s’inquiéter du reste tant qu’on laissait subsister l’État ; et quand même il aurait eu l’assurance d’une plus grande victoire, il était imprudent de vouloir s’exposer en quelque sorte aux caprices de la fortune, puisqu’il y allait de l’existence de la république, que jamais un homme prudent ne met en danger sans y être contraint par la nécessité.

Après un séjour de seize ans en Italie, où il s’était couvert de tant de gloire, Annibal, rappelé par les Carthaginois, pour venir secourir sa patrie, trouva Asdrubal et Syphax vaincus, le royaume de Numidie perdu, Carthage réduite à l’enceinte de ses murailles, et n’ayant plus d’autre refuge que lui seul et son armée : convaincu que c’était là sa dernière ressource, il ne voulut point l’exposer avant d’avoir tenté tous les autres moyens ; il ne rougit point de demander la paix, jugeant bien que s’il restait encore à sa patrie quelque espoir de salut, c’était de la paix, et non de la guerre, qu’elle devait l’attendre. Son attente ayant été trompée, il ne voulut pas que la crainte de succomber l’empêchât de combattre ; car il lui restait encore l’espoir de vaincre ou de succomber avec gloire.

Et si un général aussi brave et aussi expérimenté qu’Annibal, dont l’armée n’avait pas été entamée, chercha à faire la paix avant d’en venir aux mains, parce qu’il était convaincu qu’une défaite entraînerait l’esclavage de sa patrie, que doit faire un capitaine d’une valeur et d’une expérience moins consommées que la sienne ? Mais c’est une erreur commune à tous les hommes, de ne savoir pas mettre de bornes à leurs espérances : ils s’appuient sur elles sans bien mesurer tous leurs moyens, et ils sont entraînés dans l’abîme.