Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 28

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 403-406).



CHAPITRE XXVIII.


Combien il est dangereux pour un prince ou pour une république de ne point venger une injure faite soit au gouvernement, soit à un particulier.


On voit un exemple frappant des résolutions qu’inspire aux hommes une juste colère, dans ce qui arriva aux Romains lorsqu’ils envoyèrent les trois Fabius comme ambassadeurs auprès des Gaulois, qui étaient venus attaquer la Toscane, et en particulier Clusium.

Les habitants de cette ville avaient imploré le secours des Romains, et le sénat envoya des députés aux Gaulois pour leur signifier, au nom de la république, qu’ils eussent à s’abstenir de faire la guerre aux Toscans. Ces envoyés, plus propres à agir qu’à parler, se trouvaient encore sur les lieux lorsque les Gaulois livrèrent bataille aux Toscans : ils se mêlèrent dans les rangs de ceux-ci pour combattre les ennemis ; ils furent reconnus, et les Gaulois indignés tournèrent contre les Romains tout le courroux qu’ils avaient d’abord conçu contre les Toscans. Ce courroux devint plus profond encore lorsque leurs envoyés, s’étant plaints au sénat romain de l’offense qu’ils avaient reçue, et ayant demandé qu’on leur livrât les trois Fabius en réparation, virent non seulement leur demande rejetée, mais les coupables mêmes, loin d’être punis, nommés tribuns consulaires à la première assemblée des comices. Les Gaulois, en voyant combler d’honneurs ceux qui auraient dû être châtiés, s’imaginèrent qu’on n’en agissait ainsi que par mépris et pour leur faire honte : enflammés de colère et d’indignation, ils se jetèrent sur Rome et s’en rendirent maîtres, à l’exception du Capitole. C’est à l’oubli de la justice que les Romains durent attribuer ce désastre : leurs ambassadeurs avaient violé le droit des gens, et, quand il aurait fallu les punir, ils furent récompensés.

Il est donc essentiel de réfléchir combien une république ou un souverain doit être attentif à ne point commettre une pareille offense, soit envers tout un peuple, soit même envers un simple citoyen. Si un homme profondément outragé, ou par le peuple, ou par un particulier, n’obtient pas la réparation qu’exige sa vengeance, et qu’il vive sous un gouvernement populaire, il cherchera à satisfaire son ressentiment dans la ruine de son pays. S’il vit sous les lois d’un prince, et qu’il ait quelque fierté dans l’âme, il n’aura pas un instant de repos qu’il n’ait obtenu une vengeance éclatante, dût-il lui-même y trouver sa perte.

Je ne puis citer à l’appui de ce que j’avance un exemple plus beau et plus convaincant que celui de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre. Il y avait à sa cour un jeune homme d’une famille noble et d’une rare beauté, nommé Pausanias ; Attale, un des plus intimes favoris de Philippe, en était épris, et le poursuivait sans cesse de ses sollicitations ; mais se voyant toujours rejeté, il résolut d’arracher par la ruse et la force ce qu’il sentait ne pouvoir obtenir par un autre moyen. Il donna un festin solennel où assistèrent Pausanias et une foule de grands : quand tous les convives furent échauffés par les mets et par le vin, il fit saisir Pausanias, et, l’ayant conduit dans un endroit écarté, il assouvit sur lui ses infâmes désirs ; et, par un raffinement d’injure, il le livra aux outrages d’une partie des autres convives. Pausanias se plaignait chaque jour de sa honte à Philippe, qui, après l’avoir longtemps bercé de l’espoir de la vengeance, loin de punir son injure, nomma Attale au gouvernement d’une des provinces de la Grèce. Pausanias, voyant son ennemi comblé d’honneurs au lieu d’être puni, tourna toute sa colère non contre celui qui l’avait outragé, mais contre Philippe, qui l’avait laissé sans vengeance ; et un jour que le roi célébrait en pompe les noces de sa fille avec Alexandre, roi d’Épire, et qu’il se rendait au temple pour les solenniser, Pausanias le poignarda au milieu des deux Alexandre, son gendre et son fils.

Cet exemple a beaucoup de ressemblance avec celui des Romains, et doit servir de leçon à ceux qui gouvernent. Il ne faut jamais faire si peu de cas d’un homme, que de croire qu’en ajoutant de nouvelles injures à celles qu’il a déjà reçues, cet homme ainsi outragé ne pense point à se venger, quelque péril qui le menace, et dût-il même y perdre la vie.