Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 26

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 398-400).



CHAPITRE XXVI.


Le mépris et l’injure engendrent la haine contre ceux qui s’en servent, sans leur procurer aucun avantage.


Je suis persuadé qu’une des plus grandes preuves de sagesse que puissent donner les hommes est de s’abstenir de proférer contre qui que ce soit des paroles menaçantes ou injurieuses, parce que, loin d’affaiblir les forces d’un ennemi, la menace le fait tenir sur ses gardes, et que l’injure accroît la haine qu’il vous porte, et l’excite à chercher tous les moyens de vous nuire.

La conduite des Véïens, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, nous en fournit un exemple. Non contents des maux dont la guerre accablait les Romains, ils y ajoutèrent l’outrage et l’insulte, que tout sage capitaine devrait proscrire dans la bouche de ses soldats, attendu que leur effet est d’enflammer l’ennemi et de le porter à la vengeance ; et l’injure l’empêche d’autant moins de vous nuire, que c’est encore une arme que vous lui fournissez contre vous.

L’histoire d’Asie en offre un exemple remarquable. Gabas, général des Perses, assiégeait depuis longtemps Amide : fatigué des ennuis d’un aussi long siége, il avait résolu de s’éloigner, et il levait déjà son camp lorsque les assiégés, enorgueillis de leur victoire, se rassemblent sur les remparts, et, s’exhalant en injures, blâment et accusent l’ennemi, en lui reprochant sa faiblesse et sa lâcheté. Gabas, irrité, change soudain de résolution ; il pousse de nouveau le siége avec vigueur ; l’indignation qu’il ressent de son injure ajoute à son courage, et en peu de jours la ville est prise et ravagée.

Le même malheur accabla les Véïens, qui, non contents, comme je l’ai dit, de faire la guerre aux Romains, les poursuivaient encore par des paroles outrageantes ; ils venaient jusque sur les palissades du camp proférer contre eux des injures : les offenses les irritèrent plus encore que les armes ennemies ; ces mêmes soldats, qui d’abord ne faisaient la guerre qu’avec répugnance, contraignirent les consuls à donner le signal du combat, et les Véïens, comme les habitants d’Amide, portèrent la peine de leur orgueil.

Un général habile, l’administrateur éclairé d’une république, doivent empêcher, par-dessus tout, les citoyens ou les soldats de s’injurier entre eux ou d’injurier même leurs ennemis ; car si l’injure atteint les ennemis, il en résulte les inconvénients dont nous venons de parler ; si elle blesse les citoyens entre eux, elle peut enfanter de plus grands maux encore, si l’on n’y remédiait sur-le-champ, comme les hommes sages se sont toujours efforcés d’y remédier.

Les légions romaines qu’on avait laissées à Capoue conspirèrent contre les habitants de cette ville, ainsi que je le dirai ailleurs. Au milieu de ce complot éclata une sédition que Valerius Corvinus parvint à apaiser ; et parmi les conditions qui furent accordées à la révolte, on ordonna que les peines les plus graves fussent décernées contre ceux qui feraient jamais le moindre reproche aux soldats d’avoir fait partie des séditieux.

Tiberius Gracchus, dans la guerre contre Annibal, ayant été nommé capitaine d’un corps d’esclaves que les Romains avaient armés pour subvenir à la pénurie des hommes, prescrivit, parmi les premières mesures, de condamner à la peine capitale tous ceux qui oseraient reprocher à l’un d’entre eux d’avoir été esclave : tant les Romains, ainsi que je l’ai dit plus haut, regardaient comme dangereux le mépris qu’on témoigne pour les hommes, et la honte dont on les accable ! Car il n’est rien au monde qui les irrite davantage ou qui excite dans leur cœur un plus profond courroux que les reproches qu’on leur adresse sérieusement ou pour plaisanter : Nam facetiœ asperœ, quando nimium ex vero traxere, acrem sut memoriam relinquunt.