Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 105-150).


IV


Bien qu’il me connût, évidemment, jusque dans mes tares les mieux cachées, je suis sûr que Dingo m’aimait beaucoup. Il m’aimait noblement, sans lécheries, sans traîtrises et jamais je n’ai senti, dans l’expression de sa tendresse toujours un peu fière, une diminution, un oubli de sa personnalité. Il m’aimait, homme, comme j’eusse souhaité que m’aimassent, chiens, bien des amis. Hélas ! j’ai eu dans ma vie assez d’amis, d’excellents, fidèles et très chers amis, pour savoir que l’amitié humaine n’est le plus souvent que la culture d’une domination ou l’exploitation usuraire d’un intérêt, d’une candeur, d’une confiance.

Il me semble qu’il était reconnaissant de mes efforts, même de mes maladresses à le comprendre. Je crois — l’ai-je cru vraiment ? — qu’il ne me jugeait point que sur les résultats parfois médiocres, rarement heureux, de ma conduite envers lui. Avec une délicate indulgence, un esprit de justice ignoré des hommes, il tenait grand compte de mes intentions, n’eussent-elles abouti à rien qui lui plût ou qu’il désirât, eussent-elles avorté le plus misérablement du monde. Oui, je le crois, mais je n’en sais rien, car on ne sait jamais rien. Le crime, l’impardonnable crime des amitiés humaines, c’est, par l’habitude douloureuse que nous en avons, qu’elles nous font aussi douter du désintéressement des chiens.

Mais, qu’ai-je à rechercher plus longtemps le pourquoi de son amitié, de nos amitiés, de l’amitié ? Dingo m’aimait parce qu’il m’aimait, parce que c’était sa destinée de m’aimer… Moi ou un autre, qu’importe, pourvu qu’il aimât quelqu’un… Voilà tout.

Il aimait surtout ma femme. Les femmes ont pour les bêtes des caresses plus douces, des prévenances plus intelligentes, des soins plus spontanés, plus ingénieux, plus précis que les nôtres. Plus près que nous de l’animal — je le proclame à leur gloire — communiant plus étroitement avec la nature, elles en devinent, elles en ressentent mieux que nous les besoins secrets et, de même que la nature, elles sont tourmentées par l’incessant, par l’immense, par le nécessaire désir de créer toujours et de toujours détruire… Création, destruction, le rythme même de la vie.

Et puis c’est une loi merveilleuse de cette merveilleuse nature, que les sexes, même les moins faits pour se joindre, exercent l’un sur l’autre, fatalement, à leur insu, une force d’attraction, de gravitation, en quelque sorte cosmique. Ainsi les animaux mâles s’avouent dominés davantage par la femme ; les femelles par l’homme.

Il aimait les enfants, avait conscience de leur fragilité, et jouait avec eux, sans brusquerie, sur le tapis des chambres et sur les pelouses du jardin. Il prenait bien garde à ne pas les casser… Il les maniait — si j’ose dire — comme un collectionneur, de précieux bibelots… Si, dans l’émulation du jeu, gamins et gamines s’excitaient parfois jusqu’à la cruauté. Dingo se contentait de les avertir par un petit coup de patte, ou par un grondement léger qui n’avait rien que de débonnaire et de paternel.

Il aimait Miche.

Miche était une petite chatte de trois mois, émouvante de gentillesse, de grâce sensuelle, délicieusement maniaque, déjà onduleuse, coquette et, avec des yeux verts, verts comme deux petites lunes d’avril, toute noire, d’un beau noir profond et lustré, où le ciel reflétait sa lumière soyeuse et changeante. Dingo l’avait, pour ainsi dire, élevée. Du moins il s’était élevé avec elle. Et il la défendait âprement, même contre nos caresses trop rudes, même contre sa mère, une mauvaise mère qui, trop tôt reprise par l’amour, l’abandonnait des journées et des nuits, ne rentrait, épuisée de ses débauches nocturnes, de plus en plus dégoûtée de ses fonctions maternelles, que pour feuler contre elle et pour la battre.

Dingo et Miche couchaient ensemble. Ici, je prie les personnes vertueuses et les honorables sénateurs, si naturellement portés aux soupçons les plus injurieux, de ne pas entendre cette expression au sens inconvenant qu’on lui attribue généralement… je veux dire qu’il couchaient dans le même panier. C’était un spectacle infiniment joli que de voir Miche dormir pelotonnée contre le ventre de Dingo, et Dingo attentif à ne risquer aucun mouvement brusque, qui pût réveiller Miche, même lorsqu’il éloignait les mouches bourdonnant autour d’eux. Si quelqu’un entrait dans la pièce où ils reposaient, même au moindre bruit dans le couloir voisin, Dingo se levait aussitôt, montait la garde devant le panier, avec une attitude défensive à l’énergie de laquelle on ne pouvait se méprendre.

Ce n’est pas assez dire que Dingo aimait Miche ; il l’adorait. Il l’adorait au point de s’oublier totalement en elle, de négliger ses repas, ses jeux, ses promenades pour elle ; au point de se rendre complètement esclave des devoirs quelquefois comiques, la plupart du temps inutiles, toujours touchants, qu’il avait joyeusement mais sérieusement assumés envers elle. Et Miche avait mis en Dingo une confiance si absolue qu’elle se laissait sans peur traîner par la queue à travers les chambres, qu’elle se laissait, avec un plaisir un peu pervers, engloutir toute la tête dans cette gueule déjà terrible, mais où les crocs savaient se faire, pour elle, caressants comme des doigts très doux. Jamais je n’ai vu une amitié aussi vigilante, aussi passionnée, entre deux bêtes de races ennemies, d’autant plus passionnée, semble-t-il, que la nature les pousse à se haïr davantage. En les regardant, j’ai mieux compris la force impérieuse et si triste de certaines amours que nous appelons avec légèreté antinaturelles et monstrueuses, comme s’il y avait quelque chose d’antinaturel dans cette nature qui parfois se plaît aux jeux les plus déconcertants, pour mieux affirmer, je suppose, la puissance de son désordre et aussi pour « épater le bourgeois »… Entendez, je vous prie, par bourgeois, ce dieu si imperfectible et si lourdaud, ce dieu d’opérette que nous nous sommes, un beau matin et à notre image, — pauvres inventeurs sans imagination et sans grâce, — inventé.

Il aimait — et par là, mieux que par les commentaires physiologiques des savants, mieux que par la dignité de son affection, je compris que Dingo n’était réellement pas un chien — il aimait les gens mal mis, les pauvres gens. Riches habits, visages florissants de santé mal acquise, gros ventres gonflés de bonheur épais ne l’éblouissaient pas. Ils le laissaient parfaitement indifférent, sinon dédaigneux. Du poète illustre, du glorieux écrivain, de l’artiste à succès il n’avait pas l’âme servile, ni l’échine constamment humiliée devant les grands de ce monde. Est-ce parce qu’il montrait de la générosité d’esprit et paraissait sensible aux belles choses, qu’il se gardait comme d’une vilenie d’admirer l’homme riche, qui en est souvent la négation, qui en est presque toujours la profanation ? Bien que je le croie, je n’irai pas jusqu’à l’affirmer, « On vit toujours, parmi les grands, une merveilleuse émulation de bassesses », écrit Tacite… C’est entendu. Et on la vit aussi souvent parmi les petits. Mais Dingo n’avait pas lu Tacite… du moins, pas encore. D’autre part, une manie que je lui reprochais quelquefois, parce que j’y voyais une contradiction, me déroutait. Il recherchait extrêmement la société des dames élégantes. Même les plus sottes, même les plus ridiculement entichées de richesses, de noblesse, de préjugés sociaux

même les très vieilles avec d’outrageants maquillages, il en raffolait.

— Un snob ! me disais-je, chagrin de découvrir en Dingo des tares d’hommes de lettres, si vulgaires et si répugnantes.

Et plus elles étaient élégantes et plus son plaisir était vif à se montrer empressé, les caresser, se faire caresser, se rouler à leurs pieds, dans leurs jupes. Leurs froufrous, leurs chiffons, leurs dessous, leurs parfums l’attiraient invinciblement… Avec elles, il n’était plus Dingo, il n’était rien, rien que ce personnage imbécile du théâtre moderne : l’amant ! Ah ! le pauvre Dingo ! son plaisir allait quelquefois jusqu’à une sorte de folie épileptiforme, jusqu’à une exaltation passionnelle, d’où il sortait haletant, brisé, comme, d’une nuit d’amour, le héros des nouvelles de M. Maizeroy.

Non, il y avait là autre chose que du snobisme.

Un savant de mes amis expliquait ainsi ce phénomène :

— Ne vous cassez donc pas la tète, mon cher… Le cas de Dingo est simple, et il est fréquent… Il aime ces odeurs-là…, c’est-à-dire, ces odeurs-là agissent sur son système nerveux, comme la valériane sur le système nerveux des chats… !

— Fort bien… Mais comment expliquez-vous son amour pour les pauvres ? Est-ce qu’il aime aussi les pauvres pour leur seule odeur ?

— Mais naturellement, répliqua sans le moindre embarras mon savant ami… Il aime tout ce qui sent mauvais…

Je n’invente pas des histoires romanesques ; je raconte des choses que j’ai vues.

Loin de hérisser son poil, bomber l’échine, montrer des crocs menaçants, comme font les autres chiens, à la vue d’un misérable en guenilles, Dingo l’accueillait avec plus que de la bienveillance, plus que de la sympathie ; il lui faisait fête. Quand mendiants, chemineaux, vagabonds affamés sonnaient à la grille, il accourait au-devant d’eux, les encourageait à entrer, les accompagnait jusqu’à la cuisine et, Marie les ayant réconfortés de son mieux, il les reconduisait avec mille gentillesses, en gambadant, en agitant son panache doré, joyeusement. Il avait alors un léger roulement de la gorge, une sorte de ronron très doux, par quoi il exprimait sa satisfaction et qui voulait dire, du moins l’interprétais-je ainsi :

— Allons, braves gens, bon voyage ! bon courage !… Et surtout, ne manquez pas de revenir… Revenez encore plus nus, encore plus guenilleux, encore plus maigres et affamés… si c’est possible… C’est ainsi qu’on vous aime. Revenez ! revenez !

Deux de ces vagabonds, amenés par Dingo, revinrent en effet… Ils revinrent une nuit d’hiver… une nuit qu’il n’y avait plus personne à la maison, et ils la cambriolèrent, de fond en comble… Dingo ne fut ni surpris ni indigné. Il avait, sur ces actes violents, d’autres idées que nous.

Et j’ai encore vu ceci :

Nous nous promenons, Dingo et moi, sur la route. La journée est lourde d’orage. La chaleur durcit la terre, brûle les herbes sur les berges et sur les talus. Les fleurs ont l’air de mourir, d’être mortes. Les plus robustes couchent leurs tiges amollies, leurs corolles refermées parmi les pierres. Aux arbres, les feuilles pendent desséchées, presque roussies. Une odeur de sable vitrifié circule dans l’atmosphère embrasée. On étouffe en marchant, comme dans un four de potier.

Le cantonnier qui épluche l’accotement avec son couteau, comme une salade, me dit :

— Le bain chauffe, monsieur… le bain chauffe…

Et Dingo, derrière moi, sur mes talons, la tête basse, haletant d’avoir trop couru, tire une langue très longue, très rouge, d’où tombent des gouttes de sueur.

Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l’implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.

À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charrette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.

— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !

Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.

Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs touchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :

— Fais-moi un peu de place que je t’aide…

L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.

— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.

Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gouge, comme dans du bois vermoulu, des trous rugueux.

Le col tendu en avant, les genoux pliés, il démarre, ébranle la voiture qui, après un léger balancement, se remet à rouler sur la route.

Tâchant de régler son pas sur le pas de son compagnon d’attelage, dont il imite drôlement, exagérément l’effort, Dingo, les pattes vigoureusement agrippées au sol, bande ses muscles, gonfle son poitrail, comme s’il tirait, lui aussi, de toutes ses forces, sur la charrette.

— Hue !… Hue ! fait l’homme, amusé.

— Oua ! Oua ! fait Dingo, intrépide.

Ils atteignent ainsi le sommet de la côte.

Maintenant, il n’y a plus qu’à descendre. À quatre cents mètres, le bourg de Montbiron étale ses toits rouges, ses toits bleus, ses façades blanches, ses façades jaunes, effile son clocher d’ardoise dans la verdure plus fraîche, entre les peupliers. C’est là peut-être que l’homme va… du moins, c’est là qu’il va pouvoir se reposer un peu. Il est donc arrivé, peut-être pas au terme, mais sûrement à une étape du voyage. Alors Dingo le quitte et revient reprendre sa place derrière moi, heureux d’avoir rempli sa tâche fraternelle, sa bonne tâche de chien de renfort.

Adieu ! fait-il.

C’est ainsi que je traduis le petit bruit qui sort de sa gorge.

— Ah ! le bougre ! fait l’homme. Tu es un bougre…

Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…

Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien !

Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.

Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.

— Allons, Dingo, rentrons…

Dingo ne peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.

Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.

— Voilà ce que c’est que de faire du bien !

Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :

— Les chemineaux… tous ceux qui n’ont pas un pays à eux… tous ceux qui ne paient pas de contributions, dans un pays à eux… on devrait les envoyer à Cayenne… tous… tous…

On ne connaît pas bien encore les détails du crime… on sait que la petite est morte… on ne sait pas au juste si l’assassin a été arrêté… Les uns disent : oui ; les autres : non. Le père Cornélius Fiston, très ému à la pensée que « ça aurait pu arriver à Ponteilles », s’écrie, la sueur au front :

— Ah ! si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !

Radicet est connu de tout Ponteilles. Chaque mercredi, il y vient, avec sa voiture à bâche verte, acheter aux cultivateurs œufs, beurre, fromages, volailles et gibiers.

À chaque incendie, vol, ou meurtre, on fait à Ponteilles un examen approfondi de la conscience des victimes ou des criminels. Peut-être Sir Edward Herpett eût-il découvert là l’origine de l’oraison funèbre. Dieu sait si l’on parle de Radicet !

Un homme brutal, assure-t-on, très actif, extrêmement dur en affaires, extrêmement filou… et riche… riche !… On se remémore, en effet, qu’il possède une grande partie du territoire de Montbiron et qu’il achète toujours des prés, des champs et des maisons… On ne l’aime pas, on le jalouse pour son constant bonheur, pour les occasions exceptionnelles qui se sont offertes à lui d’augmenter son avoir.

— Ah ! il en a eu de la chance, ce bougre-là !… Il n’y en a eu que pour lui !

Et les histoires de marchés, de marchés !… Il y en a de drôles, il y en a de tristes, il y en a de tout à fait sinistres. On insiste particulièrement sur la manière dont il a administré la fortune de trois neveux, ses pupilles, qu’il a dépouillés en un tour de main, sans qu’on pût lui demander des comptes.

Mais quelqu’un à qui est arrivé un grand malheur est toujours sympathique. On est reconnaissant à Radicet de souffrir ; car on suppose qu’il souffre, malgré la dureté de son cœur. Hier encore, c’était : « cette crapule de Radicet » avec de l’envie et de la haine dans les yeux… Ce matin, c’est : « Ah ! ce pauvre Radicet ! » avec des visages faussement éplorés…

Quelqu’un dit :

— Ah ! ce pauvre Radicet !… Un homme si à son aise !… Et mercredi dernier, il était là comme d’habitude, ma foi !… Je lui ai parlé… Je lui ai vendu quatre lapins… Et aujourd’hui !… Ah ! Ah ! Ah !… Qu’est-ce qui aurait jamais pensé ça ?…

Et, se rappelant que Radicet, qui n’était point généreux d’ordinaire, lui a offert une tournée chez Jaulin, il s’attendrit.

— Oui ! Oui ! confirme Jaulin ; à tout prendre, ce n’est pas un mauvais garçon… Il a bien mené ses affaires… Il a du mérite…

Une femme soupire :

— Douze ans !… Si c’est Dieu possible !… Et à Montbiron !

Puis elle lève les bras au ciel et répète :

— À Montbiron… où ce n’est pourtant pas les créatures qui manquent… bon Dieu ! Douze ans ! Faut-il en avoir du vice ! Je vous demande un peu !…

Une autre confie :

— Tenez !… ma fille… elle a douze ans, aussi, n’est-ce pas ? Oui… Eh bien, elle est femme… Puisque je vous le dis… Je l’étais bien à treize ans, moi…

Et elle ajoute :

— Si la petite Marguerite allait être enceinte de ça…

On rit à cette idée ; on s’esclaffe de rire ; on se récrie à force de rire.

— Puisqu’elle est morte, voyons !…

— Ah ! tant mieux pour elle… Parce que d’être enceinte à cet âge-là…

— Elle est morte… on vous dit… morte !…

— Je pense bien… Tout de même… Je l’étais à treize ans, moi !

Et chacune de se dire, avec des détails comiques et scabreux, l’âge auquel elles ont senti qu’elles étaient devenues femmes… pour de bon.

Une vieille, très excitée, s’écrie au milieu de l’approbation générale :

— Ce bandit-là !… on devrait l’écharper… lui couper tout…

Énorme, en mantelet de soie noire, en chapeau à coques rouges, son paroissien à la main, déjà prête pour la messe de huit heures, Mme Irma Pouillaud, la belle Irma Pouillaud, est très entourée, car c’est la grande amie de la famille Radicet. Elle donne des détails intimes :

— Oh ! vous savez… Marguerite avait des écrouelles… La pauvre petite… Elle était souvent malade… Je le disais toujours à la mère : « Elle n’est pas faite pour vivre longtemps… » C’est égal… c’est bien triste pour des parents… surtout une mort comme ça !…

M. Théophile Lagniaud, qui va de groupe en groupe, interroge :

— Alors ?… C’est vrai ?… Elle a été violée ?… violée ?… enfin… violée ?… tout à fait ?…

— Bien sûr…

— Tiens !… Tiens !… Tiens !…

— Oh ! vous savez, observe Mme Irma Pouillaud… Ça devait finir comme ça… Les parents ne la surveillaient pas… Toujours partis… toujours à courir les marchés…

Et M. Lagniaud, songeant sans doute à sa fille Thérèse, qui est aux anciennes Ursulines de Cortoise, murmure :

— Mais dites donc… Mais dites donc… son frère ?…

— Le petit Auguste ?

— Oui… le petit Auguste Radicet… Eh bien, mais… il est seul héritier maintenant ?… Hé ! Hé ! ça va faire un beau parti…

— Oh ! vous savez… répond Mme Irma Pouillaud… on exagère… on exagère beaucoup la fortune des Radicet… Et puis, il a aussi des écrouelles… des plaies au bras… des plaies à la jambe… Il n’est pas fort du tout… Je ne sais pas ce qu’ils ont ces enfants à être si malsains…

On se lamente, on s’indigne, on potine, on s’amuse.

Des mères, subitement effarées, font rentrer, à grands coups de poings, leurs fillettes dans la maison…

— Oh ! le monstre !… Il n’aurait qu’à revenir…

Chez Jaulin, on boit ferme et l’on parle haut. On parle de Radicet, naturellement, de la petite Radicet, des crimes en général. On parle surtout de l’orage qui a duré toute la nuit, rempli la mare et couché par terre quelques avoines. Maître Peleux voit une correspondance entre le tonnerre et les crimes. Il appuie cette opinion de météorologie criminelle d’une histoire d’autant plus impressionnante que personne n’y comprend rien.

Justement, c’est un dimanche. L’orage a cessé, le ciel lavé est redevenu clair et beau. Et Montbiron n’est qu’à trois kilomètres de Pontoilles. Si on allait à Montbiron ? Un crime dont on connaît si bien la victime, voilà une aubaine rare pour un petit pays où il n’arrive jamais rien… Un crime, comme on en lit tous les jours dans le Petit Parisien… Songez donc ! Et puis, cet assassin… comme il doit être effrayant !… Si on pouvait le voir !… Oui, oui… il faut aller à Montbiron…

Beaucoup s’y rendent avec leurs beaux habits, leurs belles robes, comme à une fête… Bras dessus, bras dessous, filles et garçons s’en vont courant, riant et chantant… Sur la route, on cueille des fleurs, des brins d’avoine, dont on orne corsages et chapeaux. Et les moissons, à droite, à gauche, continuent de pousser ; sur les bords du chemin, les pommes continuent de mûrir aux pommiers. Rien ne s’interrompt de pousser et de mûrir. Et tout s’est rafraîchi, tout a reverdi. Une brume légère remplit d’or la vallée et poudre les coteaux au loin.

Moi-même, envahi par une curiosité dont je ne m’explique pas très bien la cause, aiguillonné par un pressentiment encore obscur mais lancinant, je me décide tout d’un coup, l’après-midi, à partir pour Montbiron. Dingo m’accompagne. En montant la côte, je dis à Dingo, à l’endroit même où le petit vieux, épuisé de fatigue, s’est arrêté :

— Tu te rappelles ?… Le petit vieux que tu as aidé ?… C’était là…

Dingo ne m’écoute pas. Il bondit dans l’herbe du fossé et pourchasse les insectes.

À chaque pas, nous croisons des gens qui reviennent de Montbiron ; d’autres nous dépassent qui y vont en hâte. À la place même où nous l’avons trouvé la veille, en train d’éplucher l’accotement, le cantonnier me salue, au passage. Mais il est en habit du dimanche.

— Un fameux bain, cette nuit, me dit-il… Un fameux bain !

Décidément, il aime cette image.

Un philosophe, ce vieux bonhomme. Les bruits de fêtes ne le retiennent pas à la ville. Comme s’il n’était rien arrivé, il est venu voir si l’orage n’a pas dégradé sa route et bouché les fossés. D’ailleurs, les jours de repos, c’est toujours sur la route, dans son cantonnement, qu’il se repose. Pour être heureux, il lui suffit de s’asseoir sur une borne ou sur un mètre de cailloux, ou bien de s’adosser dans l’herbe, au talus, et de regarder sa route, de regarder les gens et les choses qui passent sur sa route.

Je lui demande :

— Avez-vous vu, hier, un malheureux qui traînait une voiture à bras ?… Un petit homme qui boitait ?

— C’est bien possible, me répond-il… Il passe tant de choses ici !

Et montrant à Dingo un point précis de la route :

— Tiens, mon garçon… ce matin, il a passé un lièvre… un gros lièvre d’au moins huit livres… Ah ! mais oui !… Ah ! mais oui !

Il dodeline de la tête et ajoute, pour moi :

— Il passe de tout, n’est-ce pas ?

Montbiron est en rumeur. Des groupes nombreux, agités, stationnent et pérorent dans les rues. Les cafés sont pleins, les boutiques bruyantes. On dirait que c’est jour d’élection ou de première communion, car toutes les fêtes se ressemblent au village. Une marchande de gaufres a eu l’idée ingénieuse d’installer un éventaire à l’entrée de la place de la mairie, où une foule énorme se presse et gronde.

— Les belles gaufres !… Les belles gaufres !

Nous allons jusqu’à la maison du crime, la dernière maison sur la route de Compiègne. Les portes en sont fermées, les volets clos. Un chien aboie dans la cour, derrière ces murs ; des vaches meuglent dans les étables qui longent la rue. Et dans la rue des groupes vont, viennent, regardent en l’air et s’en retournent. Par ce que se disent les promeneurs, j’apprends qu’on a vu Radicet le matin en conférence avec les gendarmes, puis avec le médecin et les juges de Cortoise. Il était à peu près comme tous les jours. Il a dit :

— Pourquoi qu’on l’a laissé entrer ?… Pourquoi qu’on l’a laissé entrer, nom de Dieu !

Et puis il est parti en voiture, dans sa voiture à bâche verte, pour le marché de Cour-sur-Viorne.

Je reviens sur la place de la Mairie. L’assassin est bien arrêté. Il n’a fait aucune résistance. Il n’a pas songé à nier. On ne le connaît pas. C’est un vagabond.

Au boucher, qui me donne ces renseignements, je demande :

— Comment est-il ?

Le boucher me regarde du coin de l’œil, hausse les épaules et répond :

— Il est… il est… c’est un vagabond… quoi ? C’est pas le président de la République… bien sûr !

Je tiens aussi du pharmacien — un pharmacien de première classe, ex-interne des hôpitaux de Paris — que le juge d’instruction interroge l’assassin en ce moment dans la prison. Le pharmacien est bon enfant ; il a de la légèreté, une certaine grâce parisienne. Il me dit :

— Vous ne connaissez pas la prison… Une petite cave… toute noire… sous la Justice de Paix… oh le greffier range ses légumes d’hiver… Ah ! la province !… C’est tordant…

Je demande encore :

— Et l’assassin ?… Comment est-il ?

— Ma foi ! répond le pharmacien… C’est rien… rien du tout… Un chemineau qui passait… D’ailleurs, je ne l’ai pas vu…

Je me faufile à travers la foule, tenant Dingo de court, par sa laisse. Çà et là, des cris se font entendre :

— À mort ! À mort !

Les bouches sont veules, les cris sont mous, espacés, guère plus menaçants que les appels monotones de la marchande à l’éventaire qui là-bas ne cesse de chanter :

— Les belles gaufres ! Les belles gaufres !

On crie, parce que c’est l’usage de crier en ces occasions exceptionnelles et aussi parce que c’est la seule façon de s’amuser un peu. Mais je sens bien que le sentiment général est l’indifférence. En somme, il n’a rien volé, cet assassin, pas même une poule, pas même un lapin. Il ne s’est pas attaqué, comme tant d’autres, à la propriété… On crie, mais on ne lui en veut pas trop. Et puis, on est content qu’il fasse beau, qu’il y ait un crime de cette importance dramatique dans la ville. Ça distrait et ça fait marcher le commerce. Et demain, le nom de Montbiron s’étalera dans tous les journaux de Paris, sera glorieux. Dingo, lui aussi, semble s’amuser. Il est à l’aise dans cette foule. Avec une étonnante adresse, il circule, se glisse entre les jambes serrées, comme entre les touffes d’acacias et de myrtes de la brousse australienne.

Je reconnais des gens de Ponteilles : Tapotin le menuisier, avec son petit garçon, qui suce un gros sucre d’orge et, insatiable de plaisirs, demande à son père de le mener aux chevaux de bois ; Mme Amélie Tourteau, l’épicière, qui achète des cartes postales pour ses cousines de Paris : une rue de Montbiron où l’on aperçoit distinctement la maison des Radicet ; le fils de Mme Irma Pouillaud, venu passer son dimanche chez sa mère, un jeune homme employé à la Samaritaine, joli avec ses petites moustaches noires retroussées, son veston collant, son panama rabattu sur les yeux, et qui, un kodak à la main, attend impatiemment que l’assassin sorte de la mairie pour le « prendre ». Et près de moi, à ma gauche, je vois osciller, au-dessus des têtes, les coques rouges de la belle Irma… Jaulin m’accoste. Il est en tenue de chasseur : toile brune et jambières de cuir jaune. Il me dit :

— Un beau temps. Monsieur… Ça fait plaisir. Après l’orage de cette nuit, fallait ça pour le blé.

Sans transition, il ajoute :

— Ah ! le pauvre Radicet !… Quel malheur, hein !… Un homme de mérite, allez !

J’arrive ainsi derrière le jeune Pouillaud, qui brandit toujours son kodak, jusqu’au perron de l’Hôtel de ville. L’appariteur, en grand uniforme, — je veux dire un képi galonné d’argent sur la tête, une blouse bleue que serre, aux reins, une ceinture de gymnaste ou de pompier, — en fait dégager les abords… Il renseigne Jaulin :

— L’assassin a tout avoué… Il s’appelle Coquereux, qu’il dit… Joseph Coquereux… C’est un tuilier… On va l’emmener à Beauvais…

Quelques minutes passent… Quelques cris : « À mort ! À mort ! » se perdent dans le remous de la foule. Mais la foule est chaste. Sur la nature du crime, nulle allusion inconvenante, nulle plaisanterie équivoque. Et le nom de Coquereux, qui va de bouche en bouche, fait comme un léger bourdonnement. Brusquement, des cris s’élèvent :

— L’assassin ! L’assassin !

En effet, au haut des marches, un petit vieux, vêtu de loques comme un mendiant, paraît entre deux gendarmes, les poignets liés derrière le dos… À sa boiterie, à sa misère, je reconnais l’homme de la route. Et il est si petit, si maigre, il boite si fort, il se montre si modeste, il s’efface tellement entre les gendarmes, qu’il se fait un grand silence dans la foule désappointée… C’est vrai qu’il n’a l’air de rien… de rien du tout… Un pauvre visage quelconque, un peu effaré devant tant de monde… une peau grise, fripée, qu’une courte barbe semble couvrir de cendres, des yeux morts qui ne se posent nulle part, ni sur personne, des yeux qui n’ont pas de regards… Et c’est tout. Les épaules étroites, la poitrine rentrée, pas très pâle, pas même tremblant, maladroit et gauche seulement, il butte en descendant sur les marches. On n’en revient pas. Ça, un violenteur de petites filles ?… Ça, un meurtrier ? Ce qu’on avait rêvé grand, musclé, farouche et beau… oui beau… et terrible à vous secouer le corps de frissons… c’est ça… ce n’est que ça ?…

— Pas possible ! murmure, près de moi, Mme Irma Pouillaud… Ce vieux-là ?… allons donc !… Comment aurait-il pu ?… Oh ! vous savez, c’est très difficile de violer une petite fille… On croit ça… mais c’est très difficile.

Quelqu’un observe :

— Vous verrez qu’on le graciera encore…

— Bien sûr ! répond un autre… Du reste, si on l’exécute, ce sera encore pour Beauvais… Nous pouvons nous fouiller, nous !

Mme Amélie Tourteau soupire :

— C’est vrai, pourtant !… Je voudrais tant voir la guillotine… Tourteau l’a vue, lui, à Paris…

Il dit que c’est quelque chose…

— Oh ! vous savez, riposte Mme Irma Pouillaud… Un petit vieux comme ça… Ça ne doit faire aucun effet…

Mais Mme Tourteau s’obstine :

— Ça ne fait rien… Une fois… pour voir…

Dingo, lui aussi, a reconnu l’assassin. D’un brusque mouvement d’épaules, d’une forte secousse de la tête, il se débarrasse de son collier et s’élance. En deux bonds, il est près de l’homme. Comme s’il comprenait ce qui se passe, ce qui se dit autour de nous, ce qui menace son ami, pris d’une grande pitié, il lui lèche ses mains enchaînées, lui caresse les jambes, se hausse jusqu’à son menton comme s’il voulait l’embrasser, lui donne enfin, de toutes les manières qu’il peut, un témoignage public de sa sympathie scandaleuse.

Un des gendarmes demande à l’assassin :

— C’est à vous, ce chien-là ?

Celui-ci regarde Dingo, ne le reconnaît pas pour son compagnon de la veille.

— Non… Mais non, s’excuse-t-il humblement…

— Alors, qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?… insiste le gendarme.

Le petit vieux balbutie :

— Je ne sais pas, moi… Monsieur le gendarme.

Essayant vainement de se soustraire aux caresses de Dingo, il crie, il glapit :

— Mais va-t’en, va-t’en donc, vilaine bête… sale bête !

— Hum !… Hum ! ronchonne le gendarme, de plus en plus méfiant… Ça n’est pas clair…

Il bouscule le prisonnier, s’apprête à rudoyer Dingo… Je ne veux pas le renier, je ne veux pas qu’on le batte… Je le revendique pour mien.

— Laissez ce chien. Il est à moi, dis-je en agitant le collier, la chaîne.

Un moment je pense à raconter aux gendarmes l’incident de la veille. Mais cela va sûrement compliquer les choses. Peut-être m’impliquera-t-on dans cette affaire ?… Non… Non… Les gendarmes, je les connais… Autrefois, je leur achetais le fumier de la gendarmerie et ils me volaient indignement sur le mélange et sur le transport. Je les ai quittés, ces braves serviteurs de la loi, ces intrépides gardiens de la morale et de la propriété, comme des fournisseurs malhonnêtes. Depuis, ils ne me saluent plus. Ils sont furieux contre moi. Par deux fois, ils m’ont dressé d’injustes contraventions, pour infraction au règlement sur la police des routes. J’ai comparu, grâce à eux, devant le juge de paix… Il y en avait un qui ne pouvait pas se tenir à cheval… Un jour, je passe devant lui en automobile. Le cheval a peur, fait un écart, et le gendarme, désarçonné, tombe sur la route… Naturellement, il me dresse procès-verbal… À l’audience, je raconte cette scène et je conclus : « Si ce gendarme ne ne peut pas monter à cheval, je demande qu’on le mette à pied… Je veux dire, gendarme à pied. » On a ri, on s’est moqué du gendarme, j’ai été acquitté… Je me souviens de ces aventures et de ces démêlés… Non… Non… je ne dirai rien… Les gendarmes me regardent, regardent Dingo, regardent l’assassin, se regardent laborieusement ; ils cherchent quel bon tour ils pourraient me jouer… quelle vengeance ils pourraient tirer de moi… Alors, sans plus m’occuper d’eux, j’appelle Dingo.

— Allons ! Dingo… viens ici…

Mais, autour de moi, on murmure… On commente, d’une façon pénible pour moi et pour Dingo, l’acte inqualifiable du chien et ma forfanterie.

— Parbleu ! fait une voix de Ponteilles, un chien comme ça !

Une autre voix profère, une voix de lettré sans doute :

— Qui se ressemble…

Mme Irma Pouillaud n’ose rien dire. Elle me dévisage avec une expression de complet mépris.

Je suis tenté de crier à tous ces gens réunis sur la place :

— Dingo a raison… Oui, ce misérable assassin est moins criminel que vous tous… moins ignoble que vous tous… Vous êtes ignobles, tous… tous… tous !

Je recule devant le scandale et, malgré mon indignation, — cette indignation qui fait le discours — je ne me sens pas en veine oratoire. Je me contente d’appeler Dingo pour la seconde fois, de l’appeler d’une voix plus tendre, approbatrice.

— Viens, Dingo… mon cher petit Dingo… Viens donc…

J’ai beaucoup de difficultés à le reprendre. Il ne veut absolument pas quitter son ami. Enfin, les gendarmes et l’assassin enchaîné pénètrent dans la foule… disparaissent dans la foule. De loin en loin, j’entends : « À mort ! À mort ! » Est-ce contre Dingo qu’ils crient ?… Est-ce contre moi ?… Est-ce contre l’assassin ?… On ne peut pas le savoir. Alors, je gagne une petite ruelle déserte avec mon chien, qui tire violemment sur sa laisse et que j’ai bien de la peine à maintenir.

Au retour, tout le long de la route, je songeai à Mme Irma Pouillaud. Je ne pouvais éloigner de moi cette image plutôt déplaisante. J’avais beau faire, je revoyais toujours, non plus le modeste et piteux assassin qui s’en allait vers sa destinée, mais les formes énormes de Mme Irma Pouillaud et ce chapeau à coques rouges qui, se balançant au-dessus de la foule, finissait par la symboliser en quelque sorte dans mon esprit.

Mme Irma Pouillaud était une femme redoutable par l’ampleur démesurée de ses joues, de ses seins, de ses hanches, de ses fesses, et très populaire. Veuve d’un laitier tuberculeux, qui fonda la fameuse laiterie dite « des Cultivateurs syndiqués », elle avait quitté le commerce à la mort de son mari et, depuis ce temps-là, vivait bourgeoisement, en dame, dans la plus belle maison de Ponteilles, d’une fortune âprement acquise, heureusement réalisée. Le faste de sa maison était proverbial. On admirait qu’elle y eût installé une baignoire pour elle toute seule. Elle ne s’y lavait pas d’ailleurs ; elle y lavait seulement son linge. Ménage, cuisine, lessive, raccommodages, elle faisait tout par elle-même, n’ayant jamais consenti à prendre de domestiques dans la crainte d’être volée par eux. Depuis trois mois, « par charité », disait-elle, elle avait recueilli une petite parente, orpheline et très pauvre. La vérité est que, « pour le vivre et pour le couvert », elle s’en servait comme d’une domestique et lui imposait les plus durs travaux.

— Qu’elle gagne seulement ce qu’elle me mange, expliquait l’ancienne laitière… Je ne lui en demande pas plus…

Et si la petite parente travaillait beaucoup, au delà de ses forces, il n’arrivait jamais qu’elle mangeât à son appétit.

Mais la véritable cause de la popularité de Mme Irma Pouillaud, ce n’était pas uniquement sa baignoire, c’était sa richesse : quinze mille francs de rentes, qui ne faisaient que s’arrondir chaque année.

C’est que feu Pouillaud avait mis son commerce sur un bon pied. Moyennant de durs traités avec les paysans, il accaparait tout le lait de la région, le transformait mécaniquement en on ne savait quel breuvage à l’usage des crémeries parisiennes, de quelques hôpitaux, de quelques crèches, de quelques sociétés d’assistance maternelle. Il prélevait d’abord toute la crème, qu’il vendait à part, additionnait d’eau, d’eau de mare, le liquide déjà dépouillé de toutes ses vertus, y mêlait de la craie, un peu de cervelle de mouton, un peu de matière buthyrique. Et, avec ce qui tombait dans les cuves de sa tuberculose, cela faisait du lait. Il gagnait à ces ingénieuses pratiques cent pour cent, davantage peut-être.

On a beau être populaire et respecté, on est toujours, quand on réussit, jalousé par quelqu’un. Grâce à des dénonciations anonymes, mais précises, tous les ans, après analyse de son lait, cet habile commerçant était condamné par le tribunal correctionnel de Cortoise à des amendes variant entre cent et cinq cents francs. Même, la dernière fois, les juges crurent devoir ajouter cinq jours de prison avec sursis. Cela ne troublait en rien l’impassible Pouillaud. Tous comptes faits, il avait décidé que mieux valait continuer à frelater son lait et subir ces condamnations périodiques plutôt que de se résigner à d’insignifiants bénéfices en ne le frelatant plus. Pouillaud, qui avait des notions très saines, très pratiques sur la vie, avait fini d’ailleurs par considérer ces amendes comme une dépense nécessaire de publicité. Observez, à sa décharge, que ces incidents judiciaires ne l’atteignaient nullement dans sa réputation établie d’honnête homme et d’habile trafiquant. Après chaque jugement, on disait :

— Enfin… quoi ?… c’est du commerce… Si on ne peut plus faire de commerce, maintenant !…

Pouillaud fut fort regretté, car un homme riche est toujours un ornement pour un pays. Il eut de magnifiques obsèques. On fit venir de Cortoise, pour le conduire au cimetière, un char de première classe, orné de draperies brodées et de plumets blancs. Et, bien qu’il n’eût jamais rien donné, dans sa vie, à quiconque et pour quoi que ce fût, on le pleura… Entendez ce verbe, je vous prie, dans son sens imagé.

Aujourd’hui, retirée des affaires, sa veuve élevait des cobayes pour son plaisir, non pour le leur, car elle les vendait à l’institut Pasteur… Elle les élevait pour s’occuper, disait-elle, et aussi, par la même occasion, pour en tirer quelques menus profits. Je dois dire à sa louange qu’elle ne les falsifiait point.

Elle était fort dévote et, malgré l’envahissement de la graisse, douée d’un tempérament amoureux des plus violents, que l’âge, au lieu de refroidir, exaltait, paraît-il. On chuchotait, sans jamais mêler à ces histoires une pensée de déconsidération, qu’elle se montrait quotidiennement galante avec des charretiers bien musclés, dont elle avait d’ailleurs vérifié l’agrément et l’endurance du temps de son mari…

— Dame !… Une veuve, n’est-ce pas ?… Et d’une si forte santé !

Et comme, au surplus, elle avait été jadis, en sa jeunesse, très fraîche de visage et très rose de peau, qu’elle s’habillait toujours de soie noire et qu’elle se coiffait de larges chapeaux à coques rouges, on l’appelait dans le pays, en dépit des ravages du temps, la belle Irma…

Sans autres incidents que ces souvenirs accordés à la belle Irma, nous rentrons à la maison. Dingo, qui m’a suivi sans entrain, est triste. Miche elle-même est impuissante à lui redonner de la gaieté. Il ne s’amuse de rien. Il s’éloigne de la table durant le repas, avec affectation, et refuse obstinément de manger. Toute la soirée, il est demeuré à l’écart, sans bouger, le corps étendu sur un tapis et la tête allongée sur ses pattes, comme s’il dormait.

De quoi est-il triste ?… D’avoir quitté son ami ? De n’avoir pas été reconnu, d’avoir été renié par lui devant les gendarmes ?

Je ne sais pas.

J’avais été très frappé par cette affaire. Le moment venu, je ne pus résister à la curiosité de me rendre à Beauvais pour y suivre les débats de ce qu’on appelait, dans les journaux, l’affaire Coquereux. Je n’étais pas bien sûr que le petit homme, malgré ses aveux, ne fût point innocent. J’ai une telle méfiance de l’appareil judiciaire, une telle répugnance pour ces faces indifférentes qu’ont les juges, un tel effroi de ces faces mornes, têtues qu’ont les jurés devant un problème humain, que je crois toujours, par une sorte de protestation instinctive, à l’innocence des pires criminels. Et puis, dans la circonstance, l’affectueuse pitié que Dingo avait témoignée au misérable bonhomme et l’indicible misère de ce dernier entretenaient mes doutes.

À la Cour d’assises, je retrouvai Coquereux tel que je l’avais vu sur la route, tel que je l’avais vu à Montbiron sur les marches de l’Hôtel de ville… si neutre, si modeste ! Il me parut seulement un peu moins maigre. Était-ce un effet de la lumière dans la salle ? Son visage avait quelque chose de reposé ; il était moins gris, moins cendreux. Je m’aperçus alors qu’il l’avait fait raser, par décence, sans doute, et par politesse. Hormis ce léger détail, je vis tout de suite qu’il ne songeait pas à se composer une physionomie, une attitude. J’ai retenu le récit qu’il fit de son crime, la candeur de sa voix, la sobriété de ses gestes. Voici ce qu’il dit :

— Je me rendais à Compiègne, traînant mes meubles dans une voiture… J’avais trouvé de l’ouvrage à l’année, dans une tuilerie… Je suis tuilier de mon état, monsieur le juge… La journée avait été dure… il faisait une chaleur… une chaleur… une chaleur !… Jamais je n’avais eu si chaud… et, en arrivant à Montbiron, j’étais fatigué… fatigué…

Ici le président l’interrompit. Il dit, d’une voix joviale, au milieu des rires de l’auditoire.

— Accusé… la suite de votre histoire, dément complètement cette affirmation… continuez.

Coquereux regarda le président, ne comprit pas cette plaisanterie et il continua.

— Et puis, je souffrais beaucoup de ma jambe… J’ai des varices, sauf vot’ respect, monsieur le juge… Et puis, voilà qu’une pluie d’orage se met à tomber… qui me trempe jusqu’aux os… J’aurais bien voulu m’arrêter à Montbiron… Mais, je n’avais pas d’argent… Je connais les auberges… on m’aurait fermé la porte. Et puis, j’avais bien vu en entrant dans l’ village, c’ qu’y avait d’écrit sur le mur. Ils avaient mis d’abord : « Il n’existe pas à Montbiron d’asile de nuit pour voyageurs indigents », et puis : « Avis : les bons de pain sont supprimés ». Quoi faire, mon Dieu !… Pardi… avec du beau temps, j’aurais pas été embarrassé… Je me serais couché dans le fossé… Mais, avec une pluie pareille… Ah ! sans ça !…

— Au fait ! Au fait ! grimaça le président que ces préliminaires visiblement agaçaient… Vous êtes à Montbiron… c’est entendu… Alors ?

Après quelques hésitations, car cette nouvelle interruption lui avait fait perdre le fils de son discours, il reprit :

— Comme je sortais du pays, sur ma gauche voilà que j’aperçois une grande cour de ferme… des granges… des magasins… des greniers… « Sapristi ! que je me dis… ça ferait bien mon affaire… » Ma foi ! j’entre dans la cour… et je demande l’hospitalité pour le reste de la journée et pour la nuit… « Je suis bien fatigué… que je dis… J’ai des varices… Et cette sacrée pluie !… » La patronne, une bien brave femme, monsieur le juge… me mène dans une espèce de grand grenier… où il y avait des paniers… et, dans un coin, par terre, de la paille… « Tenez… que dit la patronne… installez-vous… » Comme de juste, j’avais remisé ma voiture dans la cour, sous un hangar… Je ne pensais qu’à dormir… Je me couchai sur la paille… Je ne sais pas l’heure qu’il était… le jour avait baissé, et la pluie tombait encore… Il pouvait être, dans les sept heures et demie, huit heures… quand je fus réveillé par une voix… « Hé ! l’homme… Hé ! l’homme ! » que faisait la voix… Alors, je vis devant moi, une petite fille de dix, douze, quinze ans… je ne pouvais pas bien distinguer… Elle avait une grande blouse rose… un grand col blanc… Une natte lui pendait dans le dos… Et elle tenait dans ses mains, une soupière qui fumait… « V’là de la soupe », qu’elle me dit… « Levez-vous et mangez… » Je me mis sur mon séant… et me frottai les yeux… pour mieux voir la petite. Elle était gentille… Je ne la voyais pas bien… Mais elle était très gentille… une petite frimousse très gentille… Moi, j’aime les enfants, monsieur le juge… Les enfants… ça me fait de l’effet au cœur… Ma foi… oui !… Je suis comme ça… Je lui dis, sans mauvaise intention bien sûr… « Pose donc ta soupière… là-bas… sur les paniers… et viens me faire mignon… » — « Ah ! Non ! » qu’elle me dit. — « Pourquoi ? » que je lui dis — « Vous êtes trop laid », qu’elle me dit… Cette gamine !… voyez-vous ça ?… C’est vrai que je ne suis pas beau… Je suis vieux… J’ai des varices… Je me mets à rire… « La drôle de petite enfant ! » que je dis… Bien sûr, je n’étais pas fâché… J’aime les enfants, monsieur le juge… les petites filles surtout… J’en ai eu deux… Il y a bien longtemps… Elles sont mortes… Ah ! sans ça…

Il avait débité tout cela sans gestes, les yeux presque constamment baissés, et d’une voix humble, monotone que l’âge, plus que l’émotion, faisait trembler. Et il était resté court, il s’était tu. On ne lui voyait plus les yeux. Il semblait s’être endormi, comme bercé par le chantonnement de sa voix…

— Hé bien !… fit le président… Qu’est-ce que vous attendez ?… Est-ce que vous dormez ?… Vous en étiez à… Où en étiez-vous ? allons, continuez…

Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :

— J’aime les enfants… monsieur le juge…

— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…

— Les petites filles… surtout !… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis… « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?

Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…

Le président bondit sur son siège.

— Accusé ! s’écria-t-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.

Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :

— Je le demande à messieurs les jurés, qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l’ai prise par le cou, comme de juste… je l’ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…

Un cri d’horreur souleva, dans l’auditoire, toutes les poitrines.

— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.

— Elle était morte… bon ! constata-t-il… Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?

— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…

— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.

Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :

— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…

Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…

— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…

— Allez vous asseoir…

Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés…

En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.

Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Cette idée tardive me causa beaucoup de remords…

Quand à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondît à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…

Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.

Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ?… Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…

Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :

— Comme tu es drôle ?… Pourquoi as-tu rompu avec un tel ?…

Je répondais simplement :

— Dingo ne l’aime pas…

Et ma conscience était en paix.

Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à reviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?

La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l’âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…

Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…

Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre à cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…

Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.

Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.

Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.

Il s’ensuivit de pénibles histoires que je vous demande la permission de raconter.