Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 151-170).


V


Le notaire de Ponteilles avait un nom charmant et qui lui allait si bien ! On l’appelait maître Anselme Joliton. Naturellement, j’étais au mieux avec lui.

Dans les petits pays, et aussi dans les grands, — mais surtout dans les petits, — le notaire est toujours populaire. Il représente quelque chose de plus qu’un homme, quelque chose de plus qu’une institution ; il représente les champs, les prairies, les bois, les moissons et les maisons ; il représente l’héritage, le mariage ; il représente l’argent ; il représente la propriété, enfin… Il unit la terre à la terre, l’argent à l’argent, transmet la terre et l’argent de l’un à l’autre, d’une famille à l’autre famille, du mort au vivant et il fait fructifier l’argent pour ensuite le changer en terres, donnant à l’argent plus d’argent que n’en donne l’État. C’est une sorte de providence panthéistique, de divinité mythologique et locale. Et son étude, remplie de cartons poussiéreux et de vénérables paperasses, est un temple vers quoi convergent tous les intérêts, tous les désirs, toutes les espérances, toutes les passions, tous les crimes secrets d’un petit pays.

Dans les petits pays, comme Ponteilles, si jalousement fermés aux « étrangers », un notaire a beau venir de loin, de très loin, il n’est jamais considéré comme un « étranger ». Les paysans l’acceptent tout de suite. Non seulement ils l’acceptent, mais le jour même où il est venu, sans savoir, sans se demander d’où il est venu, ils le consacrent comme étant du sol, depuis toujours, comme étant de leur sol, dont, par une fiction exceptionnelle, ils imaginent qu’il est sorti, tout armé de ses panonceaux, pour le bonheur, c’est-à-dire pour l’enrichissement de tout le monde.

Méfiants envers leurs pères, leurs mères, leurs enfants et envers eux-mêmes, méfiants envers les animaux et les choses et envers l’ombre des choses, les paysans accordent au notaire une confiance illimitée. Cette confiance, constitutionnelle, congénitale, rien ne l’ébranle, ni les disparitions, ni les fuites, ni les catastrophes. Ruinés par celui qui est parti, ils se mettent aussitôt en devoir de se faire ruiner par celui qui arrive.

Outre ce symbole merveilleux de la propriété qu’incarne dans les campagnes un notaire, il incarne encore un autre prodige non moins merveilleux, par où se révèlent mieux encore la divinité de son origine et la toute-puissance de ses surnaturelles fonctions : il écrit et il parle un jargon mystérieux, à quoi personne ne comprend jamais rien… Moins encore qu’au latin de la messe. Le paysan croit en Dieu, parce que Dieu parle en latin ; il croit au notaire, parce que le notaire écrit en jargon.

Le paysan est ainsi fait que s’il comprend, il discute. S’il discute, sa cupidité s’éveille aussitôt et s’exalte. Il devient alors intraitable. Impossible de s’entendre avec lui. S’il ne comprend pas, on peut le mener là où l’on veut, car jamais il n’avouera qu’il n’a pas compris. Son amour-propre est celui d’un enfant stupide et têtu.

J’ai vu, dans cet ordre de choses, des choses extrêmement comiques ou, ce qui revient au même, extrêmement tristes. J’ai vu un notaire lire à un paysan, très méfiant, très processif, la formule d’une quittance. Elle était tellement embrouillée, tellement enchevêtrée d’articles du Code, de lois, d’arrêts de cour, de commentaires juridiques, de vocables périmés, si totalement incompréhensible que la tête m’en tournait… À chaque phrase de ce jargon affolant, le notaire s’interrompait de lire. Et il demandait au paysan :

— Vous avez bien compris ?

— Oui… Oui…

— Vous comprenez bien ? Vous comprenez bien tout ?

Le front bourré, l’esprit tendu jusqu’à la congestion, les oreilles bourdonnantes, suant de partout à grosses gouttes, abruti, ahuri, le paysan ne comprenait rien, absolument rien, à tout ce verbiage de procédure, qu’on ne comprenait pas déjà, du temps de Louis XIV où on l’inventa. Il répondit les lèvres serrées, l’œil hagard :

— Pardi… bien sûr que je comprends…

Le notaire appuya avec un plaisir démoniaque :

— C’est grave, vous savez… très grave… Je vais vous relire ce passage, particulièrement grave… Parce que je ne veux pas que vous veniez me dire plus tard… que vous n’avez pas compris… Faites attention… Pesez la valeur de chaque mot, cherchez le sens de chaque phrase… Je relis…

Le paysan avait l’air d’un noyé…

— Pas la peine… pas la peine… dit-il… Je comprends, allez !

Le notaire s’obstina. J’admirais sa force de tortionnaire.

— Réfléchissez encore… Allons, je relis…

— Non… non… Puisque je comprends…

— Alors, signez.

Le paysan eut comme un grand froid au cœur, comme un tremblement de la voix, de la main, des paupières, des jambes. Il sentait bien que mettre son nom ou la croix de Notre Seigneur sur du papier timbré, au bas d’un acte qui engage et sur quoi on ne pourra plus revenir, c’était l’événement le plus grave qui pût lui arriver dans la vie… Il prit la plume… ce n’est pas assez dire… il se jeta sur la plume que lui tendait le notaire… Et il signa… Il signa en haut, en bas, parapha à droite, reparapha à gauche et resigna, intersigna, contresigna avec une sorte d’acharnement sauvage… Il fallut lui arracher la plume des mains, il fallut lui arracher des doigts la minute de la quittance, car il eût signé toute la journée.

Il eût signé l’abandon de son champ, le don de sa vache, de sa récolte, de sa maison, l’empiétement des bornages sur ses terres ; il eût signé son dépouillement en faveur du voisin, ou des pauvres, il eût signé sa ruine totale… sa mort !

Il était très pâle. Quand il eut fini de signer, il dit au notaire, qui lui faisait toujours remarquer la gravité de ce qu’il venait de faire.

— J’ai compris… j’ai bien compris, allez !… Et quand même… Je sais ben que vous ne voudriez pas me foutre dedans…

Maître Anselme Joliton était notaire à Ponteilles depuis douze ans. Il avait succédé à maître Léonce Vertbled. Selon le rythme habituel, maître Vertbled, après vingt années d’exercice loyal et de confiance universelle, était parti un matin d’avril — ô joies du printemps — avec tout l’argent déposé dans son étude, tout l’argent de la Fabrique, dont il était le trésorier, tout l’argent d’un certain baron de Vissepet dont il gérait les propriétés, pour le compte de qui il touchait fermages, arrérages et redevances et qui se tua, le pauvre baron, découragé à la pensée qu’il devrait désormais les toucher lui-même, ce dont il ne se sentait pas capable… Le plus douloureux, ce n’était pas ce que maître Vertbled emportait, c’était ce qu’il laissait… Non seulement maître Vertbled était un génial voleur, c’était un puissant ironiste. Il laissait une situation tellement inextricable, au point de vue des attributions hypothécaires, et même des origines de la propriété dans tout le canton, qu’il en résulta de nombreux procès, dont quelques-uns se plaident encore, se plaideront longtemps, se plaideront peut-être toujours. Presque tout le pays fut ruiné, plus que ruiné, bouleversé de fond en comble. Il semblait qu’une révolution sociale fût passée sur lui. Par suite de faux, par suite de manœuvres frauduleuses, comme on n’en avait pas encore vu jusqu’ici, il arriva que certains furent dépouillés de terres qu’ils possédaient de père en fils, légitimement. D’autres se virent attribuer des terres qu’ils ne possédaient pas. Personne ne savait plus ce qu’il avait ou ce qu’il n’avait pas. Effroyable gabegie, dont on ignore à l’heure actuelle si l’on sortira un jour.

C’est dans ces conditions difficiles que maître Anselme Joliton, clerc principal dans une petite ville de la Touraine, arriva, inconnu à Ponteilles. Il ne fut pas accueilli à coups de fourche ; on le reçut comme un sauveur.

Un moment, on avait même craint qu’il n’arrangeât la situation extraordinaire laissée par maître Vertbled, qu’il remît les choses à leur vraie place, les propriétés à leurs véritables propriétaires. Par bonheur, il n’en fut rien. Cette situation, il la compliqua encore. Cela lui valut d’emblée la confiance de tout le monde.

Durant douze ans d’ailleurs, il se montra digne de cette confiance.

On se disait ce qu’on s’était dit de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit du prédécesseur de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit de tous les notaires qui, depuis qu’il y a des notaires, s’étaient succédé à Ponteilles…

— Au moins, celui-là… à la bonne heure !

Celui-là était comme les autres… Il attendait patiemment que les bas de laine, si bien vidés par maître Vertbled, se fussent remplis à nouveau pour maître Anselme Joliton. En effet, peu à peu, ils se remplissaient automatiquement, selon des lois mécaniques très bien connues. Car il est sans exemple — je parle d’après les statistiques les plus pessimistes — il est sans exemple qu’un bas de laine de paysan, même arrivé au suprême degré de la platitude, ne se regonfle et ne soit plein à craquer, au bout de douze ans. Et cela, en dépit des mauvaises récoltes, des grands gels, des sécheresses, des grêles, des invasions de chenilles, de campagnols et de phylloxéra, en dépit des incendies, des épidémies, des guerres, des Panamas, des Fiscalités les plus féroces, des catastrophes en tout genre…

Maître Anselme Joliton était un homme de quarante-cinq ans, rondelet, grassouillet, obséquieux. Il avait conservé la mode ancienne des redingotes noires très longues et des cravates blanches. Un chapeau haut de forme en feutre mat couvrait en toutes saisons, à toutes heures du jour même les plus matinales, sa tête ronde, strictement rasée, qu’encadraient sur la nuque, d’une oreille à l’autre, des boucles de cheveux châtains, prématurément mêlés de cheveux gris. La mine papelarde, le nez charnu, l’oreille plate et détachée, la peau d’une graisse un peu jaune, la bouche toute mouillée de politesses, toute fleurie de sourires, le linge douteux, il avait l’air d’un chanoine. Un chanoine parfois un peu triste. Marié, sans enfants, on ne voyait jamais sa femme, qui, malade, disait-on, d’une neurasthénie incurable, passait ses journées à pleurer, étendue sur une chaise longue, dans sa chambre, dont les persiennes restaient toujours fermées. Il vivait modestement. La domesticité se composait d’une femme de ménage et du second clerc, qui s’initiait aux mystères du notariat, en balayant la maison et cirant les chaussures, en s’occupant du cheval et de la voiture. Il s’occupait aussi du jardin… Ah ! Ce n’était pas l’existence que maître Anselme Joliton avait rêvée. Il eût aimé recevoir des amis… donner quelques dîners intimes à des clients importants et sympathiques. Bien à regret, il avait dû renoncer à ces joies, justement à cause de sa pauvre, de sa chère malade, incapable de diriger la maison et qui ne voulait voir personne.

— Une vie brisée… soupirait-il… Par malheur, on ne me laisse pas l’espoir du moindre changement… C’est bien triste… Mais chacun a sa croix sur la terre…

Et il ajoutait, en rassemblant dans son regard résigné toutes les mélancolies qui sont éparses dans la vie :

— Tout de même… Je n’ai pas eu de chance… Nous aurions pu être heureux… Ma femme était si bonne musicienne… Elle joue du piano, comme un ange…

Au moins une fois par semaine, il allait à Paris, très luisant, très pommadé, très brossé, sous le bras une lourde serviette de maroquin, bourrée de papiers. Comme on le plaisantait sur ces très fréquents voyages, il répondait avec une expression de lassitude et d’ennui :

— Les affaires !… ah ! les affaires !… Le travail… je n’ai plus que ça… Que voulez-vous ?

On sut plus tard — trop tard — que les affaires de maître Anselme Joliton — histoire banale — c’était une petite téléphoniste qu’il entretenait d’amour et de quatre-vingt-dix francs par mois… Une petite femme de seize ans, sa payse de la Touraine, qu’il trompait d’ailleurs avec des dames plus élégantes des Folies-Bergères, de l’Olympia et du bal Tabarin.

Je lui avais remis de l’argent pour des placements hypothécaires, de magnifiques placements sur une non moins magnifique usine de cyanure d’or, installée en Touraine — la seule de ce genre qui existât en France — et dont maître Joliton avait dans son étude, sur les murs tendus de pékin vert, un plan au lavis bleu et une photographie alléchante.

Il venait souvent me voir… oh ! en voisin, seulement, en bon voisin. Nous parlions de toutes sortes de choses… de sa femme qui n’allait jamais mieux, de l’usine de cyanure d’or qui allait de mieux en mieux. Et nos conservations finissaient régulièrement par un couplet de maître Anselme Joliton sur l’immoralité des temps :

— Ah ! monsieur, gémissait-il, quels temps nous traversons !… Nous nageons dans l’immoralité, monsieur !… Monsieur, l’immoralité coule à pleins bords…

Quand il était assis, son ventre qui bombait douillettement, entre ses cuisses courtes comme un gros coussin, entre les accotoirs d’un fauteuil massif, invitait au respect, à la sécurité, au repos. On avait envie de se coucher dessus. Quand il était debout, maître Joliton ne cessait de me saluer jusqu’à terre. Il s’extasiait :

— Ah ! Monsieur… Comme vous êtes beau ! Comme vous êtes intelligent !… L’intelligence même, monsieur… Et quel génie vous avez, monsieur !… Vous ne pouvez pas savoir à quel point je profite de tout ce que vous dites… où trouvez-vous tout ce que vous dites ?… C’est prodigieux… Et quelle splendide propriété !… Et votre cuisinière, monsieur !… Quelle admirable cuisinière ! Et ce chien donc !… Ah ! Ah !… quel chien !… Quel chien superbe !… D’ailleurs, tel maître… tel chien… C’est évident.

Et il s’inclinait. Et il souriait. Et de sourire et de s’incliner, la salive lui venait à la bouche, aux coins de laquelle elle moussait avec un petit bruit musical.

J’étais un peu confus, mais flatté. Peu habitué aux compliments, je me rengorgeais. Je me disais :

— Voilà donc enfin quelqu’un de bien poli… Quelqu’un de bien agréable à voir, à entendre… et qui sait ce que c’est que les hommes… On a plaisir vraiment à confier de l’honneur, des secrets, et même de l’argent à un tel notaire !… Il réhabilite la profession… Ah ! celui-là !… À la bonne heure !

À mesure que je le considérais, que je le détaillais, mon lyrisme s’exaltait… Je me disais encore :

— Quelle bonne figure !… Quelle figure éclairée, honnête et si modeste !… Et ce ventre… Ah ! ce ventre avec cette belle courbe, calme, pleine, magistrale… Qu’il est donc vénérable !

Et je songeais, avec presque de l’attendrissement, à cette magnifique usine de cyanure d’or, dont j’allais revoir, de temps en temps, dans le cabinet de maître Joliton, le plan bleu, si bleu, bleu comme le ciel.

Malgré les sourires, les humilités, les courbettes, les gestes onctueux, malgré cette usine de cyanure d’or et malgré l’admiration éperdue que maître Joliton professait pour Dingo, Dingo détestait le notaire. N’étant pas homme, homme de lettres surtout, il n’avait aucune vanité, du moins, aucune de leurs vanités. Il se méfiait des vains éloges et des compliments grossiers. Dès qu’il flairait, dès qu’il apercevait le notaire, il prenait une attitude nettement agressive. Il ne le quittait plus des yeux, et je vous assure que ses yeux étaient terriblement sévères. Si, par courtisanerie envers moi, le notaire s’essayait à caresser le chien, le chien aussitôt hérissait les poils de son échine, furieusement montrait les crocs, faisait entendre un grognement qui disait bien ce qu’il voulait dire, au sens de quoi maître Joliton ne pouvait pas se méprendre.

— Qu’il est amusant !… admirait-il, un peu pâle… Dieu ! que vous avez donc un chien amusant !… En vérité, je n’ai jamais vu un chien si amusant.

Et, habilement, il mettait une chaise, une petite table, entre lui et Dingo, tout en disant :

— J’adore les chiens… En Touraine, j’ai connu un chien… pas aussi beau… pas aussi beau, naturellement… enfin, un chien dans son genre… en moins beau, en beaucoup moins beau… Et même, il ne lui ressemblait pas du tout… C’était en 1884… Un jour, ou plutôt, un soir…

Un grondement, plus fort que les autres, interrompait à propos le récit à peine commencé. Et, bien à l’abri derrière le rempart de la table, le pauvre notaire, dont le regard inquiet voyageait de Dingo à moi, répétait…

— Ah ! regardez-le… Ah ! Ah ! Ah !… Qu’il est amusant !

Pendant plus de six mois que dura ce manège presque quotidien, il me fut impossible — par la sévérité et par la douceur — d’amener Dingo au respect que méritait un homme qui s’exprimait en termes si choisis sur son compte et sur le mien. Au contraire, la haine du chien s’accentuait à chaque visite du notaire. Et je vis bien que c’était là un parti pris, contre lequel il n’y avait pas à lutter.

Je n’avais pas encore, à ce moment-là, expérimenté la perspicacité de Dingo. J’en étais réduit à la mienne. Elle m’a beaucoup trompé… Je blâmai énergiquement mon chien. Pour éviter un malheur irréparable qui eût mis en deuil le notariat national et l’usine de cyanure d’or, je dus consigner Dingo dans une chambre fermée, toutes les fois que maître Joliton venait chez moi.

Quand on sonnait à la grille :

— Enfermez le chien… commandais-je. C’est peut-être le notaire.

Et un beau jour, par un merveilleux matin d’avril, j’appris que maître Anselme Jolilon, de même que maître Léonce Vertbled, était parti, dans la nuit, emportant mon argent, tout l’argent du pays. Il ne laissait, pour nous consoler, que les plans au lavis bleu de l’usine de cyanure d’or, sa femme neurasthénique, La mort de Marceau et le portrait de Mme Récamier…

Alors, ce fut quelque chose de tout à fait hideux.

Réveillé, en sursaut, par cette nouvelle, le village poussa un long hurlement. Il se porta en masse, devant l’étude du notaire, contre laquelle furent lancés, avec les injures les plus violentes, des pierres, des culs de bouteilles, des morceaux de fer ramassés dans la rue. S’excitant l’un l’autre et ayant brisé toutes les vitres, ils pénétrèrent dans la maison, qu’ils voulurent mettre au pillage. Il n’y avait rien… rien que les cartons et les paperasses. Mais leurs grosses mains, leurs mains furieuses se retirèrent d’elles-mêmes et comme subitement effrayées à l’idée de violer ces choses si sacrées. Il y avait aussi Mme Joliton… Elle s’était levée au bruit, se présentait au haut de l’escalier, les cheveux dénoués, épars sur la poitrine, presque nue, hagarde.

Ils crièrent :

— Notre argent !… Nos terres !… Nos maisons !…

Le bourrelier, Joseph Velu, lui jeta à la face :

— C’est toi qui as ruiné ton mari… catin… c’est toi !… Notre argent, tout de suite !

Elle ne savait rien… ne comprenait rien… et son visage était comme un visage que la raison n’habite plus.

Elle aussi criait :

— Qu’est-ce que vous dites ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Je ne sais pas ce que vous dites.

Velu s’avança jusqu’à elle, la menaça du poing. Un autre la tira par les cheveux.

— Ta dot !… Nous voulons ta dot, entends-tu ! Tu vas nous rendre ta dot… et tes bijoux…

Elle n’avait pas de dot… Elle n’avait pas de bijoux… Elle n’avait rien… À elle toute seule, elle était plus misérable, plus pauvre, plus dépouillée de tout que ces forcenés qui hurlaient contre elle… Elle répétait, sans comprendre :

— Ma dot… Une dot… Qu’est-ce que vous dites !… Qu’est-ce que vous dites ?

Et puis, tout à coup, elle s’affaissa, s’évanouit. Velu qui, parvenu derrière elle, lui avait asséné un coup de poing sur la nuque, crut, la voyant tomber, qu’il l’avait tuée. Il s’enfuit… Et tous, pris de peur, s’enfuirent avec lui…

M. Théophile Lagniaud ne parut point à cette scène et se barricada dans sa chambre. Dès qu’il avait entendu hurler les gens, le père Cornélius Fiston était parti en courant, pour les champs…

Le lendemain, au petit jour, le curé trouva Mme Joliton noyée dans la mare, près de l’église. Des grenouilles nageaient, sur l’eau bourbeuse, autour d’elle… Il se signa, comme pour appeler sur ce cadavre de suicidée — mais sans y croire — le pardon de Dieu et il s’en alla à toutes jambes prévenir le maire…

Comment Dingo connut-il la fuite de maître Anselme Joliton ?… Je n’en sais rien… Mais, sûrement, il la connut.

Ce beau jour-là, son agitation fut inhabituelle. Je remarquai qu’il avait dans la physionomie, l’attitude, les gestes, quelque chose d’important, de supérieur et en même temps quelque chose d’ironique et de fiévreux que je ne lui avais jamais vu. Il allait sans répit, de moi, qui tempêtais furieusement contre tous les notaires du monde, à la cuisinière, dont les économies avaient sombré dans la catastrophe… et qui pleurait sa misère, effondrée, au coin de la cuisine, sur une chaise, un panier de pois qu’elle n’écossait point, entre les jambes…

Et il ne cessait de nous parler…

Il me disait… il me disait certainement :

— Tu vois… Ah ! tu vois !… Je savais bien… Et pourtant, je ne suis qu’un chien… je ne devrais pas savoir ce que c’est qu’un notaire, puisque nous n’en avons pas, nous autres… Ah ! non, par exemple !… Ah ! vous voulez des notaires, vous, les hommes… Te voilà bien avancé, maintenant… Mais tu n’en veux faire, jamais, qu’à ta tête.

Je gémissais :

— Comment se douter, mon pauvre Dingo ?… Il était si poli… si poli… Il t’aimait tant.

— Justement, voyons… Tu es donc bête ?

— Ah ! Dingo !… Mon argent !… Mon argent !…

Je lui criais cela, comme s’il pouvait me le rendre.

Mais Dingo, impitoyablement répondait :

— Il court, ton argent… C’est bien fait aussi… M’écouteras-tu, désormais ? Ou bien continueras-tu à m’enfermer dans un cabinet noir… à me mettre en pénitence, comme un marmot qui n’a pas voulu apprendre sa leçon, chaque fois que je te dévoile l’âme d’un homme… chaque fois que je t’avertis d’un danger ?… C’est inouï, vraiment !… Et tu n’as même pas voulu que je lui saute à la gorge…

— C’est vrai… C’est vrai.

— Que je le morde aux mollets…

— C’est vrai… C’est vrai.

— Un sale notaire comme ça !

— C’est vrai… C’est vrai… Je m’en repens, va !

— Il est bien temps… Et tu recommenceras à la première occasion…

— Non. Non… je t’assure…

— Nous verrons bien…

Il disait à la cuisinière :

— Pourquoi gémis-tu ?… De quoi te plains-tu ?… Ton argent ?… Ah ! ton argent… Mais qu’est-ce que cela peut bien te faire ?… Puisque, dès demain, tu vas te remettre à économiser sur tes joies, imbécile… sur celles des tiens, égoïste… pour donner encore au premier notaire qui te le demandera cet argent, ce tout petit peu d’argent, rudement gagné, et dont il est dit que tu ne jouiras jamais, jamais… jamais !… Est-ce que j’économise, moi ?

— Toi, parbleu ! pleurait la cuisinière… tu n’as pas d’argent…

— Heureusement… ripostait Dingo.

— Toi, tu n’es qu’un chien…

— Tiens !… bien sûr… Je m’en applaudis tous les jours… depuis que je connais les hommes…

Il nous disait encore, à Marie et à moi, bien d’autres choses, que je n’ai pas entendues, que j’ai parfaitement comprises, et que je ne rapporterai pas de peur que vous ne me preniez pour un imposteur, un sot ou un poète…

Pourtant, je dois rapporter encore ceci :

Quand il eut appris le suicide de Mme Joliton, Dingo se mit à gémir, à pleurer. Et Marie, qui était une bonne femme, une de ces excellentes femmes dont on dit qu’elles ne tueraient pas une mouche, s’écria en dansant de joie à cette nouvelle :

— C’est bien fait, c’est bien fait… ça lui apprendra…