Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 56-104).


III


Les chiens ne vivent pas longtemps, mais, afin de vivre beaucoup, ils brûlent les étapes de la vie, et ils courent très vite, comme des fous, vers la vieillesse et vers la mort.

Un moment, je craignis que Dingo, à l’exemple des hommes, n’eût une adolescence un peu indécise, un peu « ingrate », comme disent les mères de famille. J’attendais aussi, non sans anxiété, cette redoutable crise de croissance qui, sous le nom vague de « la maladie », arrête plus ou moins dangereusement, trouble et menace le développement des jeunes chiens. Par bonheur, il n’en fut rien. Sa jeunesse se montra aussi vivace que l’avait été son enfance. Dingo avait bien trop gardé en lui les saines allégresses de la nature, il était bien trop pur de tout contact humain, bien trop vierge de toute civilisation, pour être atteint déjà par leurs pourritures, leurs contagions mortelles, leurs déchéances.

En grandissant, il acquit rapidement une importance, une sculpturale, une éblouissante beauté, devint en tous points semblable au portrait physique qu’en avait tracé à l’avance sir Edward Herpett, mon véridique ami.

Si je ne comprenais pas tous ses besoins, j’avais du moins compris qu’il lui fallait de la liberté, de l’espace et du soleil. Aussi, lui avais-je donné tout l’enclos, qui mesurait vingt hectares, pour le déploiement de ses courses et la fougue de ses ébats sportifs. Mes fleurs souffraient bien un peu de cette tolérance, mais lui en profitait abondamment en se faisant des muscles, du sang et de la hardiesse. D’ailleurs, peu à peu, il ne me fut pas difficile de lui apprendre à les respecter.

Fort, musclé comme un athlète antique, élégant, souple et délié comme un magnifique éphèbe, il portait haut l’orgueil de sa tête. Toute la vigueur de sa race respirait à l’aise dans un large poitrail, cuirassé d’or. Et sa queue éployée, mais à un autre endroit, lui faisait comme un panache de jeune guerrier. Ses narines très noires, étrangement mobiles, semblaient aspirer toutes les odeurs, flairer toutes les existences qui sont éparses dans l’air, les champs et les bois. Avec cela enjoué, câlin, très tendre, enthousiaste, lyrique même, sans jamais cette servilité rampante, cette docilité d’esclave qui rend toujours un peu trop humiliée, un peu basse l’affection que les chiens nous témoignent.

Ses yeux m’impressionnaient à un point que je ne saurais dire.

Ils étaient à la fois graves et rieurs, terribles et très doux, mobiles comme des astres et fixes comme des gouffres. Ils étaient tout cela, et ils étaient plus que tout cela et ils étaient bien autre chose encore. Le trouble qu’ils causaient à l’âme venait, je crois, de cette inexpression hallucinante qu’ont certains yeux de fous, certains yeux de mineurs, certains reflets dans l’eau, certains reflets de ciel, de feu, de foules, de chairs maquillées et de cheveux teints qui composent la surface des pierres précieuses… inexpression formidable qui, avec un peu d’imagination neurasthénique, contient et projette sur nous, en rayons multicolores, avec toutes les expressions de la vie visible, toutes les expressions centuplées de la vie qui se cache dans l’inconnu.

Je ne sais, en vérité, comment expliquer cela ; car, enfin, je suis un esprit fort et, chacun le sait, ennemi de toutes les superstitions et de toutes « les croyances ». J’en suis à me dire que cette magie, dont les sorciers animent le marc de café, habitait les yeux de Dingo. Marie Toton, qui croyait à la toute-puissance des cartes, des lignes de la main, aux prédictions somnambuliques, à saint Antoine de Padoue, à tous les jeux, grands et petits, de la bonne aventure, disait que du marc de café les yeux de Dingo avaient la couleur profonde, les translucidités mystérieuses, les épaisses ténèbres, le sens, ou plutôt, le caractère surnaturel. À force qu’elle le dît et le redît, je ne pouvais, malgré moi, sans vertige et sans angoisse, supporter longtemps leurs regards, des regards aigus et pesants à la fois qui, me semblait-il, pénétraient en moi, s’enfonçaient en moi, dépouillaient de leurs mensonges mes pensées les plus secrètes, de leurs ignominies mes désirs les plus bas, me vidaient l’âme jusqu’à la vase.

Je dois vous paraître et j’avoue que je me parais à moi-même bien ridicule, à faire revivre ainsi sur les suggestions d’une cuisinière, dans l’œil d’un chien, — pourquoi pas dans une bille d’agate, une boule de cornaline et dans un petit morceau de jade ? — tant de choses en allées, tant de spectres à jamais disparus avec les vieux grimoires : magie, sorcellerie, surnature, extranature, âme, Dieu lui-même. Mais qui donc, s’il n’est pas une brute insensible, a pu considérer de sang-froid, sans terreur, l’œil d’un chien, voire l’œil d’une mouche ou d’un vaudevilliste ? Qui donc a pu en soutenir les regards vivants, sans se dire avec désespoir qu’on ne sait rien, qu’on ne saura jamais rien, qu’on ne pénètre, qu’on ne pénétrera jamais rien de tout ce qui nous entoure. Et ne rien savoir, ne rien pénétrer, cette nuit, cette affreuse et cruelle nuit qui submerge nos sens et notre esprit, n’est-ce pas là tout le mystère ? Il n’y a pas de mystère dans la vie, pas plus de mystère dans l’œil d’un chien que dans le marc de café cher à ma cuisinière et dans les reflets irisés où les perles se caressent. Il n’y a que l’ignorance de la vie, de la vie que, faute de la comprendre, les poètes ont peuplée de songes puérils et de mensonges à dormir debout.

Je désirais que Dingo prît contact avec la population de Ponteilles-en-Barcis, s’en fît connaître, sinon aimer, et, dans ce but, j’obligeai Marie, quand elle allait aux provisions, de l’emmener partout avec elle.

Du premier jour, on l’avait assez mal accueilli, d’abord parce qu’il m’appartenait, ensuite à cause des incertitudes un peu effrayantes de son état civil.

— Ce chien est drôle !… Il est même… drôle… Il ne me revient pas…, avait dit le maire, M. Théophile Lagniaud, à qui d’ailleurs rien ne revenait jamais, sauf ses repas, ce qui rendait son commerce pénible, parfois humide, toujours mal odorant.

— Je me méfierais de ce chien-là…, avait déclaré l’épicière, Mme Amélie Tourteau, qui boitait de la jambe droite, louchait de l’œil gauche, n’entendait que d’une oreille, « la bonne, heureusement », expliquait-elle.

Et menaçant Dingo, d’un doigt que parfumait le hareng-saur, elle avait ajouté :

— Tu sais, toi !

Pour lui donner et se donner à elle-même, plus de prestige, Marie, imprudente et bavarde, avait raconté — Dieu sait avec quelle richesse de détails ! — que Dingo n’était pas un chien, mais une espèce de bête féroce des plus dangereuses… qu’il arrivait de loin… de très loin… de l’autre côté des océans… du bout du monde, quoi !… enfin d’un pays… où jamais personne n’avait osé s’aventurer… et qui était plein de lions, de tigres, de serpents, de piternes et de rhinocéros.

— Dans ce pays-là, avait-elle insisté, pour en faire mieux sentir toute l’horreur sauvage… il paraît qu’il y a autant de bêtes féroces qu’il y a de moineaux chez nous dans un cerisier… C’est comme ça, ma chère dame !

Sur quoi, l’épicière avait joint les mains, comme pour écarter d’elle des maléfices :

— Si c’est Dieu possible !… avait-elle gémi. Qu’est-ce que c’est donc que ce pays-là ?

Et Marie avait répondu :

— Ma foi !… ce pays-là… ils l’appellent… Comment qu’ils rappellent déjà ?… Attendez donc !… Ils l’appellent… L’Autre… L’Autre… L’Autre Alasie, je crois bien…

— Ainsi !… Ainsi !

Et elle avait levé ses yeux plus terrifiés vers le plafond, d’où pendaient des cervelas en guirlande sur des cordes.

Le garde champêtre, le père Cornélius Fiston, qui écoutait cette leçon de géographie, s’était écrié, lui, en reculant instinctivement, et sans perdre de vue les mouvements de Dingo :

— Ah ! ça ne m’étonne pas !… avec un œil comme ça !… Brououuu !

Et il pensait :

— Ah bien, merci !… s’il faut qu’un jour je verbalise contre ce paroissien-là !… Ah bien, merci !

Surexcités par les propos inconsidérés de la cuisinière, tous ils remarquèrent que Dingo n’était point, en effet, comme les autres chiens, qu’il se tenait vis-à-vis des gens sur une réserve farouche, qui ne présageait rien de bon. Un jour, on sut qu’il avait refusé un os, un bel os, que lui avait jeté la bouchère, dans un accès de générosité propitiatoire. Un autre jour, on sut aussi qu’il n’avait même pas voulu flairer un morceau de sucre que, pour l’attendrir, lui offrait l’épicière, d’une main tremblante et avec un air de lui dire :

— Tu vois, je te donne un morceau de sucre. Je n’en ai jamais donné à personne… pas même à un petit enfant, souviens-toi que je t’en ai donné un, à toi…

Refuser un morceau de sucre… un chien !… On n’avait jamais vu ça… Alors, ils s’émurent grandement.

De terribles histoires, que rien ne justifiait encore, commencèrent de circuler sur son compte, les mêmes, ou à peu près, qui avaient circulé sur le mien, dès mon arrivée dans le village.

D’ailleurs, on s’émouvait de tout à Ponteilles-en-Barcis. Comme chez les peuplades sauvages primitives, les choses y prenaient instantanément — les choses, les bêtes, et les gens — un caractère de déformation démesurément tragique.

Ponteilles-en-Barcis, qui domine tout le vaste et gras plateau du Barcis, les jolies et vertes vallées de la Biorne, de la Siorne et de la Viorne, est bâti de chaque côté de la route de Paris à Compiègne, sur une longueur interminable de huit cents mètres. Ce n’est qu’une rue, une rue très sale, horriblement dure et cahoteuse, où s’accumulent les bouses, les crottins et les fientes, où les ordures ménagères s’éternisent au creux des pavés. À gauche, à droite, de petites venelles s’amorcent à la rue, mais, dégoûtées de leurs impuretés, elles vont se perdre, tout de suite dans les champs.

De vieux bâtiments affaissés, lézardés — étables, écuries, bergeries, dont les murs, sous prétexte de fenêtres, ne sont percés que d’étroites barbacanes, greniers à fourrage entièrement aveugles, en haut desquels, devant une lucarne avancée, une poulie pend, qui grince au vent comme une girouette, maisons sordides, dont les portes charretières s’ouvrent sur des cours où les tas de fumier fument et croupissent dans un bain de purin — longent ces bandes de terre battue, ourlées de chardons, de culs de bouteilles, d’excréments humains que l’administration municipale nomme des trottoirs, et montrent irrévérencieusement leur derrière aux passants. De petites boutiques, la plupart sans devantures ni étalages, quelques habitations bourgeoises, guère plus somptueuses, mais mieux élevées, entre autres, celles du maire M. Théophile Lagniaud, du notaire M. Anselme Joliton, de Mme Irma Pouillaud, veuve d’un riche laitier, montrent leur devant et, rompant la triste et indécente monotonie de ce paysage de pierres accroupies, s’entourent de verdures fanées et d’arbres mal venus qui ne parviennent ni à l’ennoblir ni à l’égayer.

À l’exception de ces bourgeois, ne vivent à Ponteilles que des cultivateurs de la terre, population inquiète, sournoise, hargneuse et blême, sur qui pèse, depuis d’immémorables années, un sinistre héritage de déchéance alcoolique et de tuberculose. Les visages creusés, où sur les pommettes fleurissent les fleurs pourprées, les fleurs rosâtres de la pourriture ou de la mort ; les dos hottus, les ossatures rongées par la nécrose n’y sont pas exceptionnels. Si vous traversez le village l’après-midi, vous entendez toujours derrière les portes des poitrines haleter et siffler, des toux déchirantes. En semaine, Ponteilles semble inhabité. Dans la journée, on n’y rencontre — car hommes, femmes, bêtes et enfants travaillent aux champs — que quelques commerçantes, si l’on peut dire, qui ont l’air d’être toujours en faillite ou en grève, deux ou trois ouvriers du bois, du fer, de la pierre, désœuvrés et seuls, allant au cabaret ou bien en revenant. On y voit surtout des poules, des troupes d’oies et de dindons, des cochons et deux très vieux chiens sourds, presque aveugles, dévorés de gales rouges, qui, pour n’être pas à la charge de leurs maîtres, s’en vont quêter leur vie aux ordures abondantes de la rue.

Régulièrement, sur le coup de deux heures, le maire, M. Théophile Lagniaud, sort de chez lui.

Vous saurez tout de suite que M. le maire est un bon radical. Je veux dire qu’il n’admet que les gouvernements basés sur la propriété individuelle inviolable, l’armée inviolable, le mariage inviolable, la peine de mort inviolable, les pratiques religieuses inviolables et surtout sur l’inviolabilité des prohibitions douanières. Il veut donc bien servir la République, mais une République qu’il appelle « la République des paysans », une République admirable où les paysans — et sous ce terme il englobe tous ceux qui possèdent peu ou beaucoup de terres, les bourgeois, les nobles et même les paysans — n’auraient à subir aucune charge, à payer aucun impôt.

— Rien que des privilèges, dit-il, car la terre est sacrée.

Ainsi se trouve-t-il passionnément d’accord avec tous les ministères qui, sous les étiquettes les plus différentes, se succèdent au pouvoir.

M. Théophile Lagniaud est corpulent et négligé. Ayant le poil très noir, il semble porter toute sa barbe qu’il ne rase qu’une fois par semaine, le dimanche, pour se rendre à la messe de huit heures. Sur la tête, un chapeau de paille en forme de cloche ; sur le dos, une sorte de blouse en toile bleue, très lâche, une blouse de pêcheur à la ligne, qui laisse voir la chemise bouffant hors de la ceinture de son pantalon, bleu aussi ; aux pieds, des espadrilles blanches, et le sourire de la propagande électorale sur les lèvres. Une fois sorti de chez lui, il traverse lentement le pays d’un bout à l’autre bout. Il contemple avec délices la belle ordonnance, hume avec force les odeurs de sa rue, dont l’assainissement est borné aux seules pluies d’orage, peu fréquentes en ces régions. Il salue avec bienveillance les poules, les oies, fait : « Ah ! Ah ! mes braves » aux dindons, congratule les cochons de leur engraissement progressif : « Mais dites donc… mais dites donc, mes enfants », éloigne prudemment du bout de sa canne les deux pauvres chiens rhumatisants qui le suivent, contents de voir un être humain, s’arrête à toutes les boutiques, où il recueille de la bouche des boutiquières les potins locaux et débite de mornes propos galants. Arrivé devant la mairie, il se souvient, tout à coup, qu’il est au plus mal avec l’instituteur — un anarchiste parbleu ! et peut-être un satyre — qui fait en même temps fonction de secrétaire, et dont il demande, en vain, depuis deux ans, le déplacement. Ce n’est pas que M. Théophile Lagniaud ait peur… mais il n’aime pas  se trouver seul à seul en présence de quelqu’un avec qui il est au plus mal. On ne sait jamais ce qui peut en advenir.

— Pas d’histoires ! Oh ! pas d’histoires.

Telle est la devise de M. le maire.

Si la chaleur n’est pas trop accablante, il continue donc son chemin et pousse sur la route de Cortoise jusqu’au kilomètre 18, d’où il découvre la plaine chargée de moissons. Et il se dit :

— Quel beau pays ! Quel riche pays ! Comme le blé est fort cette année ! Comme l’épi en est lourd et serré ! Et pas une avoine de roulée ! C’est magnifique… Et la betterave qui s’annonce si bien ! Jamais, je crois, je n’ai vu le regain aussi dru depuis les temps les plus prospères de l’Empire. Allons… Allons ! je suis un bon maire.

Les jambes écartées, les deux mains posées sur la béquille de sa canne, il continue de rêver.

— Quel beau pays !… Ah ! il nous faudrait peut-être un chemin de fer. Ah ! si nous avions un chemin de fer ! un tout petit chemin de fer ! Mais ils n’en veulent pas à Ponteilles. Et, réflexion faite, moi non plus, je n’en veux pas. C’est-à-dire je ne sais pas encore si j’en veux ou si je n’en veux pas. En réalité, je ne veux que ce que veut la majorité… et ce qu’elle ne veut pas je n’en veux pas, bien entendu. Je veux être tranquille… Pas d’histoires ! voilà ce que je veux… Évidemment un chemin de fer, ce serait des embêtements pour moi… un surcroît de responsabilité. Cela amènerait des étrangers, des Parisiens… On ne serait plus chez soi… Et, peut-être, construirait-on des usines… des usines, grand Dieu ! de sales usines, par conséquent des grèves… des gendarmes, la troupe, des collisions. Je serais bien obligé d’arbitrer, de concilier, de résister, enfin, d’intervenir… Non, non… pas de chemin de fer à Ponteilles… Restons comme nous sommes. Quel beau pays ! Il y a cent ans, est-ce qu’il y avait des chemins de fer ? Non. Et le monde n’en allait pas moins bien ni moins vite… Enfin, sapristi ! ça n’a pas empêché quatre-vingt-neuf… Et cependant…

Par delà la plaine où, grâce à l’administration providentielle de M. Théophile Lagniaud, les moissons s’apprêtent à verser tout l’or de leurs gerbes dans les bas de laine du pays, en face de lui sur le coteau mi-champs, mi-bois, passe à ce moment un train de la ligne C.-B.-C. Compiègne-Beauvais-Cortoise. M. le maire s’attarde à regarder la longue traînée que la locomotive laisse derrière elle. La journée est calme. Aucun vent ; il ne souffle qu’une brise légère et très douce qui fait se caresser entre elles et chanter toutes les choses de la nature. Et la vapeur s’allonge toujours, demeure longtemps au-dessus du sol, sans s’effilocher. On dirait que le train glisse sous une voûte de soie dont le soleil avive la blancheur nacrée.

Ce poétique et moderne spectacle fait réfléchir M. le maire. Du bout de sa canne, — signe de préoccupation intellectuelle, — il décapite quelques petites fleurs de géranium sauvage qui ont bien de la peine à pousser sur les berges de la route. Il pense :

— Sans doute… Sans doute… Ah ! il est bien certain qu’un chemin de fer. Un chemin de fer, parbleu… Il y a du pour et du contre.

Il est tiraillé dans tous les sens, par des désirs, par des idées qui se contrarient et s’annulent.

— Tout cela est bien compliqué. Ah ! que c’est difficile ! Encore, si j’y gagnais quelque chose. Si, par exemple, quelqu’une de mes terres se trouvait sur le parcours de la ligne projetée. Je serais exproprié. Un franc… un franc dix le mètre. Hé ! Hé ! Mais je n’ai pas le moindre champ sur le parcours de la ligne projetée… Je ne serais donc pas exproprié. Ce serait cet animal de Péleux, mon adjoint… qui serait exproprié ! Ça… je ne peux l’admettre… Ce serait une injustice… et une inconvenance… Voyons… voyons… ne nous emballons pas… Examinons les choses froidement… Oui, il y a plus de contre que de pour… Dans l’intérêt du pays que j’administre si habilement, il n’y a même que du contre… que du contre… Je vais réunir le Conseil municipal, provoquer une pétition des habitants, afin que ma responsabilité personnelle soit dégagée… Oui, mais…

La vapeur a fini par se dissoudre dans l’air, par disparaître complètement. Et l’on n’entend plus le murmure du train qui roule. Le coteau est redevenu immobile, silencieux, avec ses carrés dorés que font les champs, ses losanges d’ombre bleue que font les petits bois… Et les villages… qu’est-ce qu’ils ont de plus maintenant ? Rien… rien. Les voilà qui dorment de leur sommeil habituel… Ils ne se sont pas réveillés au bruit qu’a fait le train en passant près d’eux… Alors ?

Alors le maire s’est raffermi dans son idée première. Il se dit maintenant :

— Après tout, un chemin de fer… peuh !… D’ici, parbleu, c’est très joli… Mais on n’en voit pas les tracas d’ici… les ennuis… le trouble quotidien qu’il apporterait dans notre vie municipale… si calme.

Se découvrant tout à coup une âme humanitaire :

— Sans compter les accidents… ajoute-t-il vivement… les télescopages… les garde-barrière en bouillie… Frououou !… Ce serait affreux.

Et il conclut énergiquement :

— Pas de chemin de fer.

Entièrement rasséréné, M. Théophile Lagniaud remonte vers le bourg et siffle, en marchant, des airs joyeux.

Le père Cornélius Fiston, anciennement cantonnier, promu maintenant à la dignité de garde champêtre, rôde autour des débits de boissons, dans l’espoir d’un petit verre. Apercevant M. Théophile Lagniaud, il accourt vers lui.

— Ah ! te voilà, fait celui-ci sur un ton un peu sévère.

— Comme vous voyez, monsieur le maire.

— Tu n’es donc pas aux champs ?

— Comme vous voyez, monsieur le maire…

— Mais, dis moi ?… Toujours pas de contravention ?

— Dame !

— Pourquoi, nom d’un chien ! Pourquoi ?

Le garde champêtre balance la tête… se tourne à droite, à gauche, et :

— Dame ! répète-t-il, sans plus…

— Tu n’oses pas ?

— Oh ! proteste le père Fiston qui, se redressant fièrement, caresse avec un geste militaire, la barbiche blanche que, pour mieux marquer son autorité, il a laissé pousser, depuis qu’il assume le bon ordre du village et la tranquillité des champs…

— Si… si… insiste le maire… Je te connais… Tu n’oses pas… Écoute-moi… J’ai vu le sous-préfet hier… Ah ! tu sais… il n’est pas content le sous-préfet. Il m’a fait des reproches… comme c’est agréable, hein !… Il m’a dit : « En voilà une commune !… Jamais de contraventions, dans cette commune-là !… C’est scandaleux… ah ! mais !… ah mais !… » Il a raison le sous-préfet. D’abord, il a toujours raison. Ça n’est pas naturel… Écoute-moi… Il me faut des contraventions… il m’en faut au moins une… Arrange-toi…

Le père Fiston semble très ennuyé… Il balbutie :

— J’dis pas non, monsieur le maire… j’dis pas non. Une contravention… j’entends bien. Contre quoi ?

— Contre ce que tu voudras…

— Bon… Bon !… Contre qui ?

— Contre qui tu voudras

— J’entends bien…

— Tiens !… s’il y avait moyen… l’instituteur !… Ah ! ah ! Ce serait fameux…

Le garde champêtre a un sursaut…

— L’instituteur ?… s’écrie-t-il, terrifié… monsieur Piquenard ?

— Oui… Eh bien ?…

— Ah ! Sacristi !

— Ça t’embête ?

— Non… Mais l’instituteur, monsieur le maire !…

— Eh bien, alors, vieux capon… contre une automobile.

— Ça… j’dis pas non…

— Écoute-moi… Il m’en faut une demain… enfin un de ces jours… cette semaine…

Le père Fiston voudrait bien dire quelque chose. Les mots ne lui viennent pas à la bouche. Il ne lui vient que des grimaces.

— J’vas vous expliquer, monsieur le maire… se décide-t-il brusquement… Vous m’aviez promis un képi… ah !

— La commune n’a pas d’argent ! répond le maire, d’une voix aigre.

— Oh ! un képi ! ça ne ruinera pas la commune… Et puis vous m’avez promis… il y a déjà trois ans… rappelez-vous bien. Vous m’avez dit, quand vous m’avez nommé… vous m’avez dit, devant M. Peleux… « Père Fiston, on te donnera un képi ! » C’est vrai aussi… de quoi qu’on a l’air, devant les d’linquants, avec ce vieux chapeau ?… Non, regardez çà, monsieur le maire…

Il se décoiffe, et montre un chapeau dont la paille, décollée ici, rongée là, laisse entrer à qui mieux mieux, le soleil, la pluie, la poussière, les fourmis, les mouches.

— Voyons… Vous êtes juste, pourtant… C’est-y une coiffure pour un garde champêtre ?

Le visage du maire s’est éclairé d’un sourire malin.

— Il est coquet, ce vieux brigand-là… Tu penses donc encore aux femmes, polisson ?

— Oh ! oh !… hoquette le vieux, moitié rieur, moitié scandalisé…

— C’est bon ! c’est bon !… Au fait, un képi… Tu as raison… J’en demanderai un pour toi au garde du château de la Mouillerie… Es-tu content ?… Sacré Fiston, va !… Une contravention, hein ?… Au revoir.

Puis M. le maire, après avoir recommencé ses divers colloques avec les poules, les oies, les dindons et les boutiquières, rentre chez lui, à petits pas… Il est satisfait de sa personne, de son administration vigilante, de son parler autoritaire et quand même bienveillant… Car, ce n’est qu’avec les poules, les oies, les dindons, les cochons, avec le père Fiston et avec lui-même qu’il ose parler d’une façon aussi crâne, afficher cette autorité. Il est enchanté aussi que l’heure soit venue d’arroser ses salades et la corbeille de pétunias, qui se navre sur la pelouse roussie devant sa maison.

La grille de mon enclos, séparé de l’agglomération par des prairies et l’épais massif d’un quinconce, ainsi que la maison du jardinier donnent sur un élargissement de la rue, qui à cet endroit forme une place assez spacieuse. L’église est un peu plus loin, à droite, flanquée du presbytère. Elle a dû être très belle, il y a huit cents ans. Mais au cours des siècles et des révolutions, elle a perdu successivement son clocher, son chœur, une partie de sa nef, toutes les sculptures de son portail, toutes les chimères de ses gargouilles… Ce n’est plus qu’un hangar qui, chaque jour, s’effrite davantage et croule de partout. Pourtant, deux figuiers presque aussi vieux qu’elle, presque aussi délabrés, montent toujours la garde sur l’emplacement où, jadis, fut son portique. Une mare, alimentée par l’égout de ce qui reste des toits et par les eaux usées du boucher, baigne le côté de la partie nord, presque sur toute sa longueur. Les soirs d’été, il s’en exhale une odeur fétide.

— Ah ! mon cher monsieur, m’avait dit le curé, le jour qu’il vint me faire sa visite de bienvenue… Si vous voyiez l’intérieur de mon église ? Elle n’a même plus de toiture… aujourd’hui… Croiriez-vous que les pigeons fientent sur le tabernacle !… Ah ! ah ! ah ! Une église qui a une si belle histoire !…

Et il suffoquait d’indignation.

— Hélas !… déclamai-je, sur un rythme mélancolique, hélas, monsieur le curé, il fiente sur le tabernacle comme il pleut sur la ville…

Je vois encore ce brave et naïf bonhomme lever vers le plafond, ses petits bras grêles et crier, en dodelinant de la tête…

— C’est ça !… c’est ça… Ah ! c’est bien ça !… Quel siècle, mon cher monsieur… Quel siècle !… Des pigeons… c’est-à-dire, les colombes de l’arche… autrefois, ils apportaient le rameau d’olivier… et maintenant, ils apportent ce que vous savez !… Quel siècle !

Il avait sans doute attribué à ma citation parodique, dont je déplore le mauvais goût et le manque de générosité, un sens sévèrement théologique, peut-être une allusion politique… A-t-il réfléchi depuis ? M’a-t-il gardé rancune, pour avoir refusé de reconstruire de mes deniers cette chère et malheureuse église ?… Il ne m’a plus jamais reparlé et, par la suite des temps, il est devenu mon plus cruel ennemi, dans le village.

Donc l’église est à droite. À gauche, la mairie ; les écoles sont installées dans un grand bâtiment qui, jusqu’au siècle dernier, fut un grenier à sel. Les paysans ne semblent pas lui avoir gardé rancune. Malgré l’affaissement des murs et le gondolement des toits très hauts, il conserve toujours ses belles lignes sobres et la belle ordonnance de son style Louis XIV

L’église et la mairie sont les seuls monuments qui, à Ponteilles, témoignent encore d’une vie ancienne. On y chercherait vainement, autre part, le moindre vestige du passé ; ni un calvaire, ni une petite image de pierre dans une niche, ni les restes d’une fontaine, ni une fenêtre à meneaux moulurés, ni une porte ogivale, au fond d’une cour, pas même le traditionnel pigeonnier. Tout cela, depuis longtemps, a disparu. Rien n’est demeuré de ces prieurés et de ces monastères, dont fut couvert ce pays du Barcis qui, au dire des historiens, fut, avec le Valois et le Vexin, le berceau de notre bel art gothique. Ce passé, on ne le retrouve plus que dans les âmes, qui n’en ont gardé soigneusement que l’ignorance superstitieuse et les laideurs morales.

De l’autre côté de la place, juste en face de ma grille, Jaulin annonce au public sa double qualité de maréchal et de cabaretier, par une double enseigne : une sorte d’écusson formé de fers à cheval, qui surmonte la forge, une branche de houx, fichée dans le mur au-dessus de la porte du cabaret, où l’on accède par un perron de cinq marches. Entre cette porte et la forge, une fenêtre, derrière laquelle s’aperçoivent, reposant sur des copeaux de papier vert, quelques boîtes de conserves, dont le soleil a mangé les enluminures, deux bocaux pleins de café grillé et cinq oranges en pyramide, apprend encore que Jaulin est aussi, au besoin, épicier. Enfin, dans des caisses disloquées, deux pauvres lauriers-roses, malades, très jaunes, hépatiques, semblent vouloir escalader le perron, et rentrer à toute force dans cette maison où l’on boit tant, pour y étancher leur soif éternelle, insuffisamment calmée par ce qu’y laissent les chiens, en passant. Un épigraphiste subtil pourrait lire l’enseigne que fit peindre, en lettres vermillon, le prédécesseur de Jaulin : Au nez rouge. Mais Jaulin est un cabaretier sérieux et il a de la tenue. Certes, il ne repousse pas les ivrognes qui le font vivre, mais il ne les attire pas non plus, par d’aussi cyniques promesses et d’aussi pittoresques aveux. Il a badigeonné l’enseigne, pas assez toutefois pour qu’elle ne reparaisse un peu, les jours de pluie, sous la mince couche de chaux qui la recouvre. D’ailleurs, il faut rendre cette justice aux gens de Ponteilles, que s’ils boivent beaucoup, ils boivent presque silencieusement. Ils ont l’ivresse morne et têtue. Les querelles, les batteries sont rares.

Jaulin n’a pas de prénom — du moins, aucun ne l’appelle par son prénom, qui, du reste, avouons-le, est : Évariste. Même pour ses camarades d’enfance, Jaulin est Jaulin, brièvement, simplement, comme Dieu est Dieu.

Comme Dieu aussi, c’est un personnage important. De beaucoup le plus important personnage de Ponteilles.

Son cabaret étant le plus achalandé, il exerce une grosse influence politique et morale sur ses compatriotes. Malheur au maire qui ne serait pas d’accord avec lui ! Il ne tenait d’ailleurs qu’à Jaulin d’être maire. Il préféra s’effacer et disposer clandestinement de la puissance que donne dans les petits villages cette magistrature souveraine, sans en assumer les responsabilités publiques et les tracas. Radical, cela va sans dire, et même méliniste, ce qui ne s’exclut pas, ce qui au contraire se corrobore.

Jaulin mène le pays. Il le mène, le verre en main.

En dehors de cette attitude symbolique et professionnelle qui éblouit toujours les électeurs, depuis qu’il y a un suffrage universel et qui se saoule, il eût suffi des seules vertus de Jaulin, pour le désigner au choix de tout le monde. Il est gai, dans un pays où tous sont tristes. Dans un pays où tous sont méchants et jaloux, il est bon enfant. Il entend et pratique les affaires merveilleusement, selon la méthode paysanne, qui est, non de les résoudre, mais de les embrouiller. Il aime à rendre service, quand il ne lui en coûte rien. Et il jouit, sans faste, sans orgueil et sans vantardise d’une heureuse aisance, acquise on ne sait trop comment, car ce n’est tout de même pas son débit, ni sa forge, ni les cinq oranges de son étalage qui ont pu lui gagner les terres qu’il possède et l’argent placé sur hypothèques chez les divers notaires de la région, hormis, bien entendu, chez celui de Ponteilles. On dit que, pour obliger les gens… — oh ! rien que pour les obliger — il fait l’usure… Mais si peu !… Et toujours en ami !… Ces menues affaires-là, il les traite négligemment, comme « par-dessous la jambe », au milieu des bouteilles vidées en riant. Il est vrai que Jaulin est doué d’une incomparable, d’une prodigieuse faculté d’absorption. Huit litres de vin, dix petits verres, cinq absinthes, dites vitriolées, avalés coup sur coup, le laissent parfaitement calme, parfaitement conscient et lucide, jamais incommodé, alors que, depuis longtemps, les camarades ont roulé sous la table, ivres morts. Mais Jaulin n’abuse pas de cette supériorité. Il a vraiment de la modération. Personne ne peut dire que, dans aucune circonstance, il ait dépassé le 15 pour 100.

Un homme de belle taille, gras, fortement membré, l’air fin et rusé sous sa constante bonne humeur, très méfiant sans qu’il y paraisse à son visage, qui serait agréable, s’il n’était grêlé de petite vérole. Son sourire est doux et clair, sa voix aussi retentissante que son enclume, et son enclume retentit moins souvent que sa voix. Une chose étonne de lui. Avec les bourgeois, il semble timide, gêné, maladroit. Il bredouille, quand il leur parle ; il s’embarrasse, quand ils lui parlent. — Timide ? Lui ! Ah ! ne croyez pas ça. Il fait la bête… prétend Lucien Piscot, le seul ami que j’aie à Ponteilles, et dont je dirai deux mots tout à l’heure.

Je ne partage pas l’avis de Piscot, qui a la psychologie courte et bornée. Je suis persuadé au contraire que les bourgeois, quoiqu’il ne les aime pas, en imposent beaucoup à Jaulin, de même que les nobles en imposent encore beaucoup aux bourgeois, tailleurs, restaurateurs, bijoutiers, carrossiers, en dépit de ce qu’il leur en a toujours cuit. Cet homme si hardi, si clairvoyant avec ses inférieurs ou ses pareils, éprouve cette faiblesse assez commune qu’un rien le décontenance, l’annihile avec les autres. Il croit à la nécessité des anciennes hiérarchies sociales. Il en souffre, mais il y croit, malgré lui et contre lui.

Des anecdotes — quelques-unes tragiques — abondent sur ce personnage intéressant. On se les répète un peu bas, comme on se raconte des histoires impressionnantes, dont on ne peut pas savoir si elles sont très belles ou très sinistres. D’ailleurs, dans toute admiration villageoise, j’ai remarqué qu’il entre pour une grande part de la peur.

Quand, au moyen d’arguments dont je ne puis garantir la douceur persuasive ni la tendresse filiale, Jaulin eut décidé sa vieille mère à lui donner, par avance et par acte dûment notarié, « son petit bien », il commença par vendre la maison qu’elle habitait à l’entrée du pays depuis son mariage, et il la recueillit chez lui. Elle était alors âgée de quatre-vingt-quatre ans, se portait bien, mais, maniaque comme toutes les vieilles gens, elle se plaignait sans cesse de maladies, d’infirmités qu’elle n’avait point ; d’être sourde, bien que le moindre cheminement de souris le long d’une plinthe la réveillât brusquement ; d’être faible sur ses jambes, bien qu’elle trottinât du matin au soir dans sa maison ou qu’elle fût en courses inutiles dans le village…

— Et maligne !… Et exigeante !… Et querelleuse !… Une vraie teigne !

Ainsi Jaulin parachevait le portrait de sa mère, dans l’intimité.

Ses amis objectaient naïvement :

— Ça va être bien des tracas pour toi…

Mais, en bon fils, il répondait :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Il faut bien… Elle n’a plus guère la tête à elle, la pauv’ vieille… Elle me fait trembler, quoi !… Au moins, comme ça… je pourrai la surveiller de près…

Il lui aménagea un petit coin, au-dessus de la forge, dans un vaste grenier qu’encombraient de vieilles ferrailles, de vieilles pièces de bois, de vieux paniers, qui servait aussi de resserre hivernale pour la provision des pommes de terre et des oignons. Le vent sifflait sons les tuiles qui manquaient par endroits, et le plancher, par endroits déshourdé, laissait monter les âcres, les pesantes et dangereuses odeurs de la forge. Ce grenier n’était éclairé, à peine, que par une lucarne ronde percée dans la toiture, trop haut pour qu’on pût y atteindre de la main : elle donnait vainement sur les champs. Une fenêtre, ou plutôt une porte pleine sans appui, ni balcon s’ouvrait de l’autre côté, dans le vide, sur la rue. Un escalier aux marches rudes, étroites, branlantes conduisait à ce que Jaulin appelait trop pompeusement « la chambre de la vieille », dont une paillasse sordide, une table boiteuse, un pot ébréché composaient le sommaire mobilier. Les chevrons, avec des clous enfoncés dedans, remplaçaient pour les vêtements, pour le linge, l’armoire et les penderies absentes.

La mère Jaulin devait se lever à tâtons, se coucher dans l’obscurité, car on lui avait sévèrement interdit toute lumière, par crainte du feu. À midi, on lui portait dans une sale écuelle une dégoûtante soupe au lard, dont les chiens n’eussent certainement pas voulu. C’était tout. Ainsi avait été réglé, sans autres complications, le cours de sa vie nouvelle

Un jour qu’elle reprochait à sa bru de la laisser mourir de faim, celle-ci dit :

— Vous êtes sujette aux coups de sang… Faut faire attention à vot’ manger. Ah ben !… Si vous alliez crever d’un coup de sang ?… Voyez-vous ça… non mais, voyez-vous ça ?…

Les lèvres affreusement pincées, elle ajouta, plus bas…

— C’est ben assez bon pour une vieille carne comme vous…

Jaulin eût mis plus de ménagements dans ses observations. Il avait de l’éducation. Mais Mme Jaulin jeune, petite femme noiraude et sèche, à museau de rat, ne posait pas à la mijaurée, pas plus qu’elle ne dissimulait la haine violente qu’elle avait toujours eue pour sa belle-mère.

— T’as tort… t’as tort… disait Jaulin, bonhomme… On peut penser ce qu’on veut, bien sûr… Mais il ne faut point parler comme ça. Les paroles… C’est dangereux… Plus tard… on ne sait jamais !…

Dans ces combles obscurs, si glacés l’hiver et l’été si étouffants, les jours, les nuits aussi, se suivaient et se ressemblaient. Ne sachant que faire et ne pouvant pas dormir la vieille parlait toute seule, parlait… parlait… soupirait, se lamentait, maugréait, tempêtait contre « ses enfants ». Quand elle avait trop froid, elle essayait de se réchauffer, en s’accroupissant contre les briques d’une cheminée dont le coffre traversait le grenier. Mais les briques étaient rarement chaudes, les jours seulement où l’on avait allumé la forge.

Plusieurs fois, on l’entendit de la rue, qui criait… qui criait.

— Quoi donc qu’elle a la mère Jaulin à gueuler comme ça ?… demandait-on.

Jaulin alors expliquait, en haussant tristement les épaules :

— Ah ne m’en parlez pas… Elle déménage tout à fait, quoi !… Elle est folle… Tout à fait folle… Elle nous cause bien du tintouin, allez !… bien du tintouin… Enfin, ce n’est pas de sa faute… L’âge… n’est-ce pas ?

Et personne désormais ne fit plus attention aux cris qui venaient du grenier.

Le jour de la première communion de Clémentine, la dernière des trois filles de Jaulin, il y eut chez celui-ci force réjouissances, auxquelles exceptionnellement la grand’mère fut invitée. Elle refusa avec colère et dignité. Même elle repoussa ce jour-là toute nourriture, aggrava d’elle-même les rigueurs de sa réclusion et, comme on prie fervemment, tout ce long après-midi de bombances, elle appela sur la tête de l’enfant les plus terribles malheurs. Certes, elle détestait son fils, sa bru, tout le monde. Mais elle détestait plus encore sa petite-fille, dressée à lui tirer la langue, « à lui faire les cornes », chaque fois qu’elle la rencontrait.

Au début de son internement, Jaulin avait laissé à sa mère un peu de liberté. Elle pouvait sortir de sa prison, une fois la semaine. Au risque de se casser les reins, elle avait descendu le noir et mortel escalier, était allée, à quelques maisons de là, rendre visite à la mère Chandru, une vieille de son âge, paralysée des jambes, coiffée toujours d’un madras noir à pois blancs, que, par les jours de soleil, on étendait sur un matelas, le long du trottoir, devant sa porte. Les deux vieilles bavardaient de leurs misères, de leurs infirmités, de la méchanceté des gens. Et elles finissaient toujours, à propos de rien, par se disputer, s’injurier, se menacer. C’était la joie des gamins. Ils s’attroupaient autour d’elles, criaient, trépignaient, dansaient, les excitaient :

— Kiss !… Kiss !… faisaient-ils.

Alors la fureur des deux vieilles réconciliées se tournait contre ces féroces gamins qui, de plus en plus exaltés par les grimaces, les gesticulations et l’impuissante colère de leurs victimes, s’enhardissaient jusqu’à leur jeter au visage des boulettes de papier et des épluchures de légumes…

— Kiss !… Kiss !

Si bien que Jaulin coupa court à ces scènes scandaleuses — qui, d’ailleurs, ne scandalisaient personne — en interdisant désormais toute sortie à sa mère.

De deux mois, on ne la revit plus au village. De deux mois aucun bruit de voix, aucun cri ne parvint plus du mystérieux grenier dans la rue.

Quand, étonné de ce brusque silence, on demandait des nouvelles :

— Elle va bien, renseignait Jaulin… Elle profite bien !

Et c’était vrai… Phénomène inexplicable. Au lieu de dépérir rapidement à ce régime de famine, de terreur, de constante dépression morale, la recluse engraissait… Elle engraissait comme une poularde gavée. Chaque jour, la bru constatait avec stupéfaction que le visage perdait peu à peu ses tons terreux, remplacés par une sorte de pâleur rose, comme en ont les plantes qui poussent dans l’obscurité des caves. Et non seulement elle engraissait, elle rajeunissait.

Le cabaretier n’en revenait pas. Souvent, il demandait à sa femme :

— Enfin… c’est pas naturel… Quelqu’un lui donne donc à manger ?

— Non, bien sûr… ripostait celle-ci. Qui veux-tu qui lui donne à manger ?… Mais elle a le diable dans le corps. Ah ! tu verras !… tu verras !… Des années que je te dis… des années et des années…

Les volets du débit fermés, les clients partis, et seuls en face l’un de l’autre, ils devenaient soucieux, ne parlaient presque plus, poursuivis par des pensées communes qu’ils n’osaient pourtant pas se communiquer. Et, tout à coup, rompant un silence qui le gênait, Jaulin s’écriait :

— On ne m’ôtera tout de même pas de l’idée que quelqu’un lui donne à manger…

Mais madame Jaulin ne répondait pas, se contentant de hausser ses épaules maigres et pointues.

Un matin que Jaulin par hasard ferrait un cheval, il leva les yeux en l’air et il vit sa mère qui, ayant ouvert la porte du grenier, se penchait pour regarder dans la rue.

Et il eut une idée…

— Tiens !… Tiens !… se dit-il. L’après-midi, il obligea la vieille à faire une promenade dans le pays. Presque tendrement :

— Il y a longtemps que tu n’es sortie, maman… observa-t-il… Il fait beau… Cela te fera du bien… Si tu veux, Estelle ira avec toi… ou bien Clémentine, hein ?

— Je n’ai besoin de personne, ronchonna la bonne femme… Je sortirai bien toute seule…

— Tu sais !… je dis ça…

— Oui… Oui… fiche-moi la paix…

Dès qu’elle fut partie, il monta au grenier avec quelques outils, se mit en devoir de desceller les deux pierres qui formaient le seuil de la porte… Puis, avec précaution, il creusa le ciment en dessous, de façon à donner au seuil une pente légère et du ballant. Il avait la figure plus grave qu’à l’ordinaire et les outils tremblaient un peu dans sa main…

Comme il s’acharnait à cette besogne, maître Peleux, l’adjoint, vint à passer, qui menait à Cortoise une voiture de foin. Il interpella Jaulin :

— T’es donc maçon à c’t’heure ? Jaulin répondit :

— Faut bien… J’répare le seuil de la porte… Il n’est point tant solide… Et la pauv’vieille pourrait bien se casser la gueule un jour ou l’autre. Elle est si imprudente !…

— C’est ça… c’est ça… ricana maître Peleux qui, sans autre raison peut-être que la joie d’avoir deviné les intentions secrètes de Jaulin, lesquelles lui rappelaient sans doute des souvenirs personnels analogues, cingla d’un fort coup de fouet les jambes de son limonier.

Deux jours après, un régiment de dragons, qui s’en allait faire une campagne de grèves dans le Nord, traversa le village. On était rentré des champs pour le voir. Tout le monde était aux portes, aux fenêtres, dans la rue. La chemise largement ouverte sur sa poitrine rouge et poilue, la casquette en bataille, Jaulin chauffait l’enthousiasme populaire, car c’était un ardent patriote. Et les clairons sonnaient, les chiens aboyaient, le pied des chevaux sur le pavé faisait un roulement sourd et profond qu’accompagnaient des cliquetis de sabres, de clairs tintements de métal heurté.

Du fond de son grenier, entendant ces bruits inaccoutumés, la mère Jaulin se dirigea vers la porte, l’ouvrit, posa ses deux pieds sur le seuil qui se déroba. Sans avoir eu le temps de se retenir aux montants, elle tomba dans le vide, vint se fracasser le crâne sur un pavé, aux pieds de son fils…

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? fit Jaulin, en se penchant sur le corps de sa mère… Sacrée imprudente, va !

La vieille ne remuait plus. Le sang coulait par une oreille et par le nez, abondamment.

— Je crois bien qu’elle est morte… murmura Jaulin, après l’avoir examinée d’un regard rapide.

Il dit encore :

— Tenez… le sang qui poisse… C’est signe qu’elle est morte…

Il ajouta avec effort et comme pour s’obliger à parler :

— En voilà une histoire !… Ah ! ben… Ah ! ben !… Je t’avais pourtant assez prévenue, bon Dieu !

D’un geste décent, il baissa les jupes qui, s’étant retroussées dans la chute, découvraient les cuisses de l’agonisante.

Le régiment passé, on la porta à grand’peine dans le café.

— Elle est morte, allez !… répéta Jaulin… Elle est bien morte !

Il était très pâle… Quelques gouttes de sueur roulaient sur son front. La poitrine oppressée, il soupira par trois fois :

— Ah ! la pauv’vieille !

Mais la pauv’vieille n’était pas tout à fait morte. De sa gorge, de son nez, sortait, avec les petits caillots noirs, un bruit de râle, comme un bruit de bouteille qui se vide… Elle avait la vie si dure, la mère Jaulin, qu’elle mit encore deux longs jours à mourir, sans avoir repris connaissance, sans avoir rouvert les yeux.

À l’enterrement, que suivit tout le village, le maire en tête, le conseil municipal en cortège, Jaulin eut une belle contenance. Il n’exagéra ni la douleur ni la joie. Il fut très bien.

Grâce à maître Peleux, l’adjoint, qui raconta sa conversation avec le cabaretier, tout le monde savait à quoi s’en tenir sur l’accident de la mère Jaulin… Mais quoi, après tout ?… Quatre-vingt-quatre ans ! C’était vraiment de l’indiscrétion… Et une charge si lourde !… Et puis la chose avait été faite si discrètement !… Au fond, Jaulin y gagna un surcroît d’estime !…

— Sacré Jaulin ! dit maître Peleux… Il est futé ce bougre-là !…

Et M. Théophile Lagniaud, plus raffiné, qui, dans les circonstances solennelles, n’aimait ni les vulgarités de langage ni les propos violents, songeait en rentrant chez lui…

— Oui… Oui. Il a du tact…

Ce n’est que le soir, après le travail et à la rentrée des troupeaux, que ce morne village de Ponteilles s’anime un peu. Et encore, il ne s’anime que sur ce large emplacement compris entre la maison de Jaulin et la grille de mon enclos. C’est là que parfois se forment quelques groupes d’hommes, là que se promènent, en cheveux, en tabliers multicolores et bras noués, les filles en quête d’amoureux, en désir de maris, là aussi que les chiens se donnent rendez-vous.

Dingo venait souvent à la grille. Assis sur son derrière, il s’intéressait au mouvement de la rue, aux chevaux harassés et poudreux, aux vaches lourdes de lait. Les moutons surtout le surexcitaient étrangement. Quand ils défilaient en bon ordre, sous la garde du berger qui marchait devant et de ses chiens qui flanquaient le troupeau, le maintenaient en colonne serrée, il ne pouvait se défendre d’une exaltation mauvaise. Derrière les barreaux de la grille, agité, nerveux, humant à pleines narines l’odeur forte de suint qui emplissait la rue, il s’essayait à des bonds de gymnaste, à des élans de fauve. Et ses yeux, qu’attisaient la violence de sa haine et les lueurs du soleil couchant, brûlaient comme deux petits brasiers.

Pour les gens, s’il ne les aimait pas, il aimait les voir passer, mais sans démonstration. Je suis sûr que son pessimisme prenait un âpre plaisir à se cultiver, en observant ces allures sournoises et lassées, ces dos pesants, ces visages méchants, dont la fatigue augmentait encore l’expression haineuse et cupide.

Et puis, il y avait les chiens.

Ce qui l’avait attiré là, tout d’abord, c’étaient les chiens.

Il y en avait de toutes les formes, de toutes les origines, des grands et des petits, des blancs et des noirs, des rouges, des fauves, des bleus, des gris ; des jeunes ardents et folâtres, des vieux mornes et affalés ; les uns bien vêtus et gras comme des bourgeois riches, les autres couverts de guenilles, maigres et galeux comme des mendiants ; ceux-ci, hargneux, turbulents et batailleurs, ceux-là, bons enfants, calmes et endormis ; tous obscènes, d’ailleurs, offensant la morale, toutes les pudeurs, enfreignant la loi des sexes, publiquement, avec la plus merveilleuse sérénité.

Il y avait des chiens de chasse à poil ras, des épagneuls et des griffons à barbes crottées ; des braconniers aussi qui, sous une apparence de gaucherie débonnaire, dissimulaient leur qualité redoutable. Il y avait des bergers honorables, de respectables gardiens de maisons et de voitures, des rôdeurs et des fricoteurs, des nomades louches dont on ne sait ce qu’ils font et de quoi ils vivent ; chiens sans race et sans métier, ou plutôt bâtards de toutes races, déserteurs de tous métiers, moitié caniches et moitié dogues, faux Danois et faux Terre-Neuve, lévriers courts sur pattes, bassets qui semblaient perchés sur des échasses : caricatures lamentables, réductions bouffonnes de loups, d’hyènes et de lions. Il y en avait dont les faces camuses de bulls anglais s’encadraient de longues oreilles retombantes aux bords dentelés par les chancres ; il y en avait avec de tout petits museaux de rat, enfouis dans d’énormes crinières ébouriffées. Tel roulait, ainsi que roule une boule lancée sur une pente inégale ; tel autre avançait par brusques saccades, par gestes mécaniques, comme une marionnette. Et des chiennes efflanquées, plus débraillées et abruties que des filles à soldats, allaient se frotter aux mâles, en laissant traîner comme d’ignobles jupons, dans la boue et le fumier, leurs mamelles flasques, taries et lubriques… Population hétérogène, composée d’éléments contradictoires, de mélanges dissociés, s’augmentant chaque jour des produits de ces rencontres hasardeuses qui font les difformités et les monstres, comme au moyen âge ces populations humaines qui grouillaient dans les villages abbatiaux, soumis tour à tour à la domination paillarde, à la terreur violatrice des moines, des routiers, des seigneurs et des évêques.

Ce qui dominait pourtant parmi ces chiens, c’était ce qu’on appelle en Beauce : Les Bas-Rouges.

Admirables animaux, pour la plupart très forts, très sains, très grands, bien pris dans leur justaucorps noir et collant, dont le museau allongé, le coin de l’œil, les pattes sèches et nerveuses, l’écusson du derrière sous la queue coupée s’avivent d’une belle couleur feu.

Et sur la place, devant ma grille, autour des deux pauvres lauriers-roses de Jaulin, cela menait un épouvantable vacarme. Quelquefois de véritables batailles s’engageaient, à la suite desquelles il avait fallu achever les blessés.

Dans l’espoir qu’il en résulterait, peut-être, un malheur pour Dingo, l’obstiné Thuvin, qui suivait toujours son idée, lui avait ouvert la grille, et lui avait dit :

— Va jouer avec les Bas-Rouges.

Mais les Bas-Rouges et Dingo ne s’étaient pas reconnus pour des frères. Après s’être observés sans bienveillance, flairés sans joie, après de courts conciliabules qui n’avaient abouti à rien de précis, ils comprirent tout de suite qu’ils étaient différents, qu’ils n’auraient jamais rien à se dire. Dingo fut sincèrement déçu. Il avait été beaucoup frappé par la beauté musclée de ces colosses, et il eût été heureux de leur manifester sa sympathie. Il ne le put pas. De leur côté, les Bas-Rouges étaient visiblement intimidés, ou plu tôt choqués par l’exotisme de ce chien qui sentait un peu le loup :

— Méfions-nous… Il sent le loup !…

Tel avait été dès le premier contact le mot d’ordre, qui circulait de Bas-Rouge à Bas-Rouge et s’était vite transmis d’eux à tous les autres chiens.

Les Bas-Rouges étaient très graves, très disciplinés, un peu tristes, ennemis des vains amusements, réfractaires à toute fantaisie. Lourdement, mais sans bassesse, ils s’enorgueillissaient d’être des fonctionnaires, des gardiens sévères de l’ordre établi. N’admettant que le principe d’autorité, observant strictement l’exactitude, la consigne, la tempérance, hormis dans les choses de l’amour, ils ne pouvaient rien comprendre à Dingo, qui, sous sa grâce brillante et hardie, était pur encore et cachait, sous l’apparence d’une élégante frivolité, d’ardentes passions individualistes, d’énergiques vouloirs, des combativités généreuses — car il est bien entendu, n’est-ce pas ?… que toutes les combativités sont généreuses. Pieusement, jalousement, les Bas-Rouges gardaient, comme un dépôt sacré et comme l’honneur même de leur race, cette hérédité de bêtes soumises et façonnées à l’homme par de longs servages, tandis que Dingo, brisant la mince couche de civilisation sous laquelle j’avais tenté de comprimer ses élans, semblait retrouver de jour en jour plus fougueuse, plus déchaînée, cette violence d’indépendance, dont des siècles de liberté, loin de l’homme et de ses lois, en pleine nature sauvage, avaient en quelque sorte pétri sa chair et fait bouillonner son sang.

Pourtant, avant de constater définitivement leur antipathie réciproque, je suppose qu’une dernière conversation s’engagea un soir entre les Bas-Rouges et Dingo. Il fallait en finir. Dingo n’était pas chien à vivre sur des doutes, à se contenter d’à peu près hypocrites. Il aimait les situations claires et définies. Comme les grands et même les petits orateurs parlementaires, il ne haïssait rien tant que l’équivoque…

— Dissipons l’équivoque !… disent les grands et même les petits orateurs parlementaires.

— Une fois pour toutes, il faut que je dissipe cette fameuse équivoque !… disait également Dingo.

Il demanda donc aux Bas-Rouges :

— Enfin… Qu’est-ce que vous faites ?

Les Bas-Rouges répondirent avec fierté :

— Nous gardons les troupeaux…

— Ah ! fit Dingo que ce début indisposa. Quels troupeaux ?

Les Bas-Rouges sont patients. Ils expliquèrent :

— Les vaches… quelquefois… dans les champs. Le plus souvent, les moutons… dans les chaumes, dans les jachères, le long des talus et des berges, sur les routes… au parc, aussi, la nuit.

Au mot de : moutons, Dingo avait vivement dressé l’oreille… Il s’écria, scandalisé :

— Les moutons ?… Vous gardez les moutons ?… C’est vrai, ça ?

Les Bas-Rouges répétèrent :

— Sans doute, les moutons… C’est un noble métier, tu sais ?… Et il donne du mal… Peu de chiens en sont capables… Il y faut un apprentissage difficile, de l’endurance, de l’autorité… un esprit de justice… du coup d’œil…

Dingo interrompit, sans dissimuler plus longtemps son dégoût :

— Eh bien, c’est du propre !… Ah ! je vous conseille de vous en vanter !…

Très calmes, très dignes, les Bas-Rouges dédaignèrent cette observation de Dingo. Ils interrogèrent, à leur tour :

— Et toi ?… Qu’est-ce que tu fais ?

Dingo, d’un ton coupant, répondit :

— Ce qu’il me plaît… Ça ne regarde personne…

— Bon !… concédèrent les Bas-Rouges… Et d’où viens-tu, au juste ?… Tu n’es sûrement pas d’ici ?

— D’où il me plaît… Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

Les Bas-Rouges ricanèrent :

— Oui… Oui… tu es un chien de luxe… un chien de bourgeois… Tu paies dix francs, au percepteur, le droit de ne pas travailler… Oui… Oui… c’est bien cela… Tu lèches les assiettes de ton maître, hein ?… Et tu finis les sauces dans les plats, à la cuisine… Joli métier, mon vieux !… Tu as raison d’en être fier… Et sans doute que toute la journée tu dors sur de la plume et sur de la soie, dans des niches d’acajou… tandis que nous autres, sous la pluie, dans le vent, et dans le froid, nous veillons sur le bien du maître ?

Dingo crut flairer l’envie, cette basse envie démocratique des âmes inférieures, qui, pour n’avoir pu se hausser aux joies de la richesse, aux voluptés du luxe, prétendent les mépriser et se donnent ainsi facilement des airs de renoncement, des semblants de vertu. Il s’emporta :

— Eh bien, moi, je ne suis pas un gardien de prison… Je n’appartiens à personne, moi… Ce sont les autres… ce sont mes maîtres qui m’appartiennent… Regardez-moi donc un peu… Est-ce que j’ai laissé couper ma queue et mutiler mes oreilles, à l’exemple de ces valets d’antichambre qui se rasent les moustaches, afin de mieux étaler devant tout le monde leur état de servitude ?

Sûrs de leur supériorité morale, les Bas-Rouges ne s’offensèrent pas de cette attaque emphatique et injuste. Ils redemandèrent encore à Dingo :

— Tout cela est très bien… Mais qu’est-ce que tu fais ?…

Dingo hérissa son poil… Un feu sombre brilla dans ses yeux…

— Quand je serai tout à fait grand, menaça-t-il, vous verrez ce que je ferai… Vous entendrez parler de moi, je vous en réponds, gros lourdauds…

Son attitude devint plus agressive encore. Il ajouta, en retroussant ses lèvres et découvrant ses crocs :

— Ah ! vous gardez les moutons ?… Eh bien, moi, je les égorge… Voilà plus de mille ans que je les égorge… entendez-vous ? Et j’égorge aussi les chiens qui les gardent…

Les Bas-Rouges eurent sans doute pitié de la jeunesse de Dingo… Ils ne relevèrent pas le défi :

— Peuh… firent-ils simplement… Faudra voir.

L’échine arquée, la queue droite, les oreilles dressées et frémissantes, Dingo tourna très lentement, à tous petits pas courts, autour des Bas-Rouges, immobiles.

— Vous verrez !… gronda-t-il… Adieu !

— Adieu donc !

— Brutes ! pensa Dingo, en s’éloignant.

Et il alla lever la patte contre un pilier de la grille.

— Apache ! pensèrent les Bas-Rouges.

Et successivement ils vinrent contre le même pilier imiter le geste de Dingo.

Ils se méprisèrent, sans même songer à se battre, ce qui est, pour les natures chevaleresques d’hommes et de chiens, la forme la plus méprisante du mépris.

À partir de ce jour, quand ils se rencontrèrent dans la rue ou dans la campagne, ils ne se regardèrent même pas, ne s’évitèrent même pas. Ils s’ignorèrent.

Dingo préféra les petits roquets, venus on ne sait d’où, nés on ne sait comment, au hasard des chemins, des passages de roulottes bohémiennes, de cirques forains… les petits roquets irrespectueux, effrontés, têtus et comiques, avec des queues ridicules, en trompette, en tire-bouchon, en éventail, en plumeau, ou pas de queue du tout… velus là où il eût fallu être glabres, glabres là où il eût été décent d’être velus… les petits roquets pillards, paillards et braillards, qui parlent argot, ont le goût de la bataille, de l’escalade, de l’engueulade et de la chapardise.

Il s’amusa un moment de leurs jeux de gamins cocasses et de voyous débraillés.

Bons enfants, en somme, serviables et rigolos. Mais ils étaient trop petits, trop agressivement petits pour que Dingo songeât à s’en faire de sérieux camarades et d’utiles amis. Et surtout, ils aboyaient trop, vraiment, ils l’étourdissaient, le fatiguaient de leur verve de paillards, de leurs histoires toujours les mêmes et de leur excessive impudeur. Quand il avait passé une heure avec eux, il se sentait très mal à la tête. Et il rentrait, mécontent d’eux et de lui.

Ils restèrent bien ensemble, mais se fréquentèrent peu… « Bonjour ! Bonsoir ! » en passant. Une petite blague en passant. Ce fut tout.

Alors dégoûté de ces expériences sentimentales à l’extérieur, Dingo décida qu’il exercerait davantage ses dons de tendresse, qu’il dépenserait exclusivement sa force d’aimer à la maison, envers les familiers de la maison.