Dictionnaire de théologie catholique/PÉCHÉ VI. Les causes du péché

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.1 : PAUL Ier - PHILOPALDp. 103-113).

VI. Les causes du péché.

Nous avons considéré jusqu’ici le péché en lui-même, dans sa conversion, dans son aversion, dans les régions de l'âme où il se répand. Reste à savoir d’où il vient. Sous le nom de « causes », on entend ici les causes efficientes, telles que l’idée d’ailleurs s’en vérifie dans l’ordre volontaire, d’où le péché procède comme un effet de son agent. Il est naturel d’entreprendre cette recherche, d’abord en général ; d’où l’on procédera ensuite à l'étude spéciale de la matière considérée.

I. LES CAUSES DU PÉCHÉ EN GÉNÉRAL. —

1° // Il y a lieu de rechercher des causes au péché. —

Sommesnous d’abord assurés que le péché ait des causes ? On n'émet point ce doute à propos de la vertu, par exemple, ou de l’acte humain comme tel. Mais le péché est un mal. Du mal en général, on s’informe justement s’il a des causes ; de ce mal qu’est le péché, saint Thomas le demande aussi.

Il le fait dans les termes mêmes qui conviennent au mal en général et il aborde ici le péché par l’endroit où il comporte une privation. Comment, demande-t-il, cette privation tient-elle à une cause ? Il observe aussitôt qu’il y a cette différence entre la privation et la négation, que celle-ci, qui est pur défaut, est suffisamment expliquée par l’absence de cause ; tandis que la première, qui est le défaut de ce qui était naturellement requis, n’est expliquée que moyennant une intervention positive, laquelle a tenu en échec la requête naturelle. L’obscurité de la nuit tient au défaut de la lumière ; mais une éclipse du jour suppose quelque agent sans quoi la lumière n’eût pas cessé de se répandre. Dès lors, à la privation du péché, il y a lieu d’assigner une cause. Comme elle affecte l’acte humain, la cause n’en peut être que le principe même de cet acte à l’efficience duquel rien ne concourt que l’agent lui-même. Et, dans l’agent, c’est proprement la volonté dont l’acte humain est l’effet. Il faut donc chercher dans la volonté l’origine de cette privation dont souffre le péché. On remarquera avec quel soin et quelle fermeté saint Thomas traite le péché formellement comme acte volontaire. De la privation du péché, la volonté cependant n’est pas la cause par soi : une cause n'émet pas une privation comme elle émet un effet positif. La volonté, comme tout agent, par soi émet son acte, lequel se trouve, dans le cas, affecté de privation. Elle est ainsi cause par accident de la privation. Reste à déceler d’où vient ici l’accident et pourquoi la volonté, causant un acte, en même temps cause sa privation. D’une façon générale, et mis à part les empêchements extérieurs qui n’interviennent pas ici, le mal d’une action tient au défaut de l’agent. Pour définir ce défaut, regardons de quelle sorte est le mal. Celui du péché est la privation de la rectitude raisonnable, de la bonté d'être conforme à la loi éternelle. Le défaut de la volonté sera donc celui de la direction qu’elle eût reçue de la raison et de la loi divine. Parce qu’elle est ainsi disposée, l’acte, dont elle est par soi la cause, ne peut manquer d'être frappé de la privation caractéristique du péché. La formule suivante de saint Thomas conclut ces analyses : Sic igitur, volunlas carens directione régulée rationis ri

legis divinæ, inlendens aliquod bonuin commutabile, causal aclum quidem peccali per se, sed inordinationem actus per accidens et prseler intentionem : provenit enim dejectus ordinis in actu ex defeetu direclionis in volitntate. Sutn. theol., I » - !  ! *, q. i.xxv, a. 1.

En cette détermination de la cause du péché, se retrouve l’avantage qu’offre la doctrine thomiste de la cause du mal en général, et qui est de respecter l’essentielle ordination de tout agent au bien ; il est ici d’autant plus appréciable que la volonté, entre tous les agents, excelle pour son amour du bien. La notion de cause par accident assure cet avantage ; toute l’insistance de saint Thomas est de montrer que la volonté ne cause le mal du péché qu’accidentellement et non par soi. On prendra garde aussi que nous avons assigné au péché une cause qui n’est pas elle-même un péché, faute de quoi nous n’aurions rien expliqué. Car le défaut auquel nous recourons, antérieurement à l’action, n’a point raison de mal, ni de peine, ni de faute. Ne pas appliquer la règle est alors pure négation. En cet état, la volonté est bonne. C’est une telle volonté, dont nous disons qu’elle est la cause du péché, en ce que, passant à l’acte, on ne pourvoit pas à la rectifier ; mais, en dehors de l’acte, il n’y avait pas à la rectifier. Saint Thomas là-dessus est formel : Si enim ratio nihil consideret vel consideret bonum quodeumque. nondum est peccalum quousque oolunlas in finem indebitum lendat, quod jam est voluntatis actus, Cont. gent.. t. III, c. x, et encore : Unde, secundum hoc, peccati primi non est causa aliquod malum, sed bonum aliquod cum absentia alicujus allerius boni. Sum. theol., I^-II 38, q. lxxv, a.l, ad 3um ; cf. I », q. xlix, a. 1. Avec ce défaut de la volonté, est atteinte la cause prochaine et universelle du péché. Reste sans doute à rechercher d’où vient que la volonté soit ainsi établie en condition défectueuse : en cette recherche précise, se prolonge l'étude des causes du péché. Voir ci-dessous.

Saint Thomas a donc conduit son analyse en vue de signaler l’origine et la cause de jette privation où se consomme le mal du péché, où l’acte humain mauvais rejoint le genre du mal absolu. Sa pensée en ce sens est assurée. Pour nous, qui avons expressément reconnu que le mal du péché n’est point seulement privation mais déjà tendance positive (et des commentateurs comme les Salmanticenses lisent cet enseignement jusque dans l’article que nous venons de rapporter), nous pouvons préciser que la privation est consécutive à cette adhésion de la volonté au bien déréglé où se vérifie déjà le mal du péché, positivement : qu’elle ne dérive du défaut de la volonté qu’en tant que celle-ci s’est portée de soi vers un objet contraire a la règle de raison, en quoi déjà est constitué le péché. Ainsi obtenons-nous une formule synthétique de la causalité du péché, attribuable à une cause par soi ; la privation, accidentellement causée, étant étrangère à la constitution même du péché. Les Salmanticenses optent nettement pour ce parti. Mais l’on pourrait dire aussi que la contrariété même de l’acte volontaire à la règle de raison, en quoi se vérifie sa malice positive, est déjà l’effet d’une cause accidentelle, en ce sens qu’elle tient à l’adhésion de la volonté à la bonté même de l’objet, seule voulue par soi, son agrément, par exemple, ou son utilité. Et. dans ce cas, serait maintenue la formule disjonctive de la causalité du péché, qui est celle de saint Thomas. où le péché n’est point simplement attribué à sa cause. mais distribué en ses parties, lesquelles soutiennent avec la cause des rapports divers. Dans l’un et l’autre cas, la malice positive s’insère à l’intérieur de l’analyse expresse de saint Thomas, où elle introduit une complication, mais qui est aussi un surcroît de connaissance. Elle ne substitue pas une théorie à une autre.

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PÉCHÉ. CAUSES INTÉRIEURES, L’IGNORANCE

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Même complication et même fidélité si l’on en vient, avec les Salmanticenses, disp. XII, dub. i, à concevoir au principe du péché une potentia peccandi qui soit chose positive et non proprement défaut ; ils l’exigent comme l’origine propre de la malice positive, et la représentent comme la puissance de tendre vers l’objet non convenable ; elle explique que la volonté se serve de son défaut, car il advient qu’elle ne s’en serve pas, se rectifiant au moment d’agir. En définitive, le péché cependant vient de ce que la volonté a agi sans règle. Qu’une règle ne s’impose point, et l’idée même d’objet discordant s’évanouit, et la puissance de pécher n’est plus que la puissance d’agir. La volonté défectueuse ne laisse pas de rendre compte formellement du péché. I a -IIa>, q. lxxv, a. 1.

2° D’où provient le défaut de la volonté ? — Nous avons dit comment développer correctement l’étude des causes du péché : on ne peut qu’y rechercher d’où vient que la volonté soit établie en cette condition défectueuse que nous avons marquée. Cette étude accomplie, en même temps qu’elle perfectionne la doctrine du péché, est propre à nous assurer sur le péché la maîtrise psychologique, où tend, en une telle matière, l’effort de la connaissance.

Les causes intérieures s’offrent dès l’abord à noire entreprise. Dans l’âme, qu’est-ce qui agit sur la volonté pour la mettre en cette disposition d’où sortira le péché ? Retenons ici le bénéfice de notre première détermination, et ne recherchons point ce qui inclinerait la volonté vers quelque privation, mais bien ce qui la dispose à agir, quoique de telle façon qu’une privation doit s’ensuivre. Or, d’une façon générale, concourent à l’acte de la volonté la volonté même et la raison, voire les sens et l’appétit sensible par quoi est sollicitéela volonté. Seule, cette puissance exerce l’acte, mais les autres, et la volonté elle-même considérée en ses inclinations, préparent l’objet. Que l’objet ainsi élaboré ne convienne pas, et la volonté s’y portant commettra le péché. Il suffit, pour qu’il ne convienne pas, qu’une seule des puissances intervenant dans l’élaboration d’un acte volontaire ait déterminé l’inapplication de la règle de raison ; à cette puissance est alors attribué le péché, encore que les autres aient pu se ressentir de son propre désordre. D’où les catégories distinctes des péchés de sensibilité, d’ignorance, de malice, selon qu’il faille découvrir dans l’appétit sensible, dans la raison ou dans la volonté la première origine du péché ; mais tout péché emporte un désordre de volonté, comme nous le savons déjà, et comporte une ignorance, comme nous le dirons bientôt, quelle que soit la puissance de l’Ame d’où il dérive premièrement. On voit que la sensibilité et la raison, que nous avons considérées précédemment comme des sujets du péché, où se situe l’acte mauvais issu de la volonté, seront ici considérées proprement comme des causes du péché, grâce auxquelles la <> lonté en viendra à cet acte mauvais : elles représentent

i ie titre une donnée naturelle, antérieure au mal,

lequel s’inaugure avec l’acte volontaire lui-même. Nous ne mettons pas des péchés au principe du péché. D II æ, q. lxxv, a. 2.

On peut ensuite rechercher si ie péché n’a point des nuises extérieures, c’est-à-dire agissant sur les puis sauces de l’âme en des conditions telles que de celli

de le péché : car il est impossible que le péché ne le pas du dedans. Tout agent, auquel est soumise quelqu’une îles puissances intéressées au péché, tombe ni sous l’examen. Sur la volonté, Dieu seul agit. Sur la raison, par mode de persuasion, l’homme et le diable agissent. Sur la sensibilité, le obj< i en et ceux qui les lui proposent. De ces causes, coin me des causes extérieures, Il y a donc lieu de défini] l’Influence par rapport au péché. On ne le fera point

DICT. IF. THÉOL. CATIIOL.

sans se donner en même temps de quoi apprécier plus précisément la gravité des péchés, par l’endroit où celle-ci dépend du volontaire. Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxv, a. 3.

Le péché cause de péché.

Nous aurions ainsi

défini le programme complet de notre recherche, s’il n’y avait lieu de considérer, entre toutes les causes du péché, le péché lui-même. Par rapport à celles que nous avons dites, il n’est pas une cause nouvelle. Mais on comprend que d’avoir commis un péché, cela peut disposer les puissances de l’âme à préparer un péché nouveau, comme à subir plus docilement les influences extérieures favorables au péché. Une âme de pécheur est un milieu propice à la naissance du péché. En cette considération, la théologie systématique rencontrera de vieux usages de la pensée chrétienne, dont l’un s’exprime en la célèbre théorie des péchés capitaux. l a -II æ, q. lxxv, a. 4.

II. LES CAUSES DV PÉCHÉ EN PARTICULIER.

Selon

le programme que nous venons de fixer, où une théologie systématique tente de comprendre et d’ordonner en un tableau complet des causes du péché l’abondance et la diversité de matériaux traditionnels, la présente étude se répartit en celle des causes intérieures du péché, des causes extérieures du péché, des péchés comme causes d’autres péchés.

Les causes intérieures du péché.

On veut donc

dénoncer ici les points où le péché entre dans l’âme. L’analyse ci-dessus évoquée a préparé la triple répartition de cette matière. Avec les noms de péchés d’ignorance, d’infirmité, de malice, la théologie de saint Thomas élabore ici des catégories anciennes et familières entre lesquelles on avait distribué les péchés.

Elles se trouvent, par exemple, dans la Somme d’Alex, de Halès où elle fournissent la matière d’un traité entier à l’intérieur de la partie consacrée au péché. On en a déjà l’idée nette, par exemple dans ce passage d’Origène, qui s’autorise, pour la présenter, d’une énumération tripartite de saint Paul : « Ce n’est pas sans raison, à mon avis, que Paul emploie différents termes, parlant tantôt d’infirmes, tantôt d’impies et tantôt de. pécheurs, pour qui le Christ est mort… Ou bien, en effet, ignorant Dieu, quelqu’un pèche dans les ténèbres, et c’est un impie ; ou, voulant observer le précepte, il est vaincu par la fragilité de la chair, séduit par les appâts de la vie présente, et c’est un Infirme ; ou, le sachant et le voulant bien, il méprise le précepte, déteste la discipline de Dieu et rejette derrière lui ses paroles, et c’est un pécheur. » In epist. ad Rom., iv, 11. P. G., t. xiv, col. 999 BC ; cf. un développement analogue sur les trois catégories de pécheurs, distinguées par saint Paul chez les Corinthiens, malades, faibles, endormis, In Maith., tom. x, n. 24, P. G., t. XIII, col. 900-901 (cité par F. Cavallera, La doctrine de la pénitence au IIIe siècle, dans Bulletin de litt. eccl., Toulouse, 1929, p. 34). L’ordre de cette étude semble être celui de l’Influence décroissante des (anses considérées sur le volontaire de l’acte du péché : l’Ignorance, par quoi l’on commence, allant jusqu’à ôter le volontaire, la passion le diminuant, la malice lui laissant toute sa pureté. Il se confirme ainsi que l’el mie des causes du péché doit permettre une évalua I ion plus précise de la gravité des péchés en tant qu’elle dépend du volontaire.

I. L’ignorance. — Sans influence fâcheuse de la sensibilité, sans disposition maligne de la volonle, le

péché cependant peut l’insinuer dans l’âme par la

VOle « le la raison. L’ignorance est cette voie

I n l’étude de cette cause du péché, saint ThO)

utilise des analyses cju’avall faites déjà Arlstote ; la théologie postérieure devarl Introduire maints dis (ernemenls nouveaux.. Voir IONORANCl NOUS n|>ser virons seulement que l’ignorance cause l’acte du

T. - XII 7 PÉCHÉ. CAUSES INTERIEURES, LA PASSION

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péché ut removens prohibera, c’est-à-dire en privant de la science qui eût empêché l’acte du péché, ce qui est causer par accident ; et qu’il n’est pas superflu, si l’on veut bien juger de cette cause, de savoir si l’ignorance dont il s’agil est elle-même un péché ou non, car elle peut l’être, comme nous avons dit plus haut.

A L’intérieur de cette question, une difficulté a beaucoup tourmenté les théologiens : le péché commis par ignorance vincible est-il de la même espèce que s’il avait été sciemment commis ? Tous s’accordent sur les péchés commis par ignorance vincible et coupable du droit naturel, comme un homicide, une fornication, lesquels restent alors à leur espèce. Ils divergent quant aux péchés commis par ignorance du fait ou du droit positif. Cajétan, qui a conclu ses laborieuses recherches dans le commentaire de F-Il 16, q. lxxvi, a. 4, tient que les péchés commis par ignorance du fait appartiennent non à leur espèce propre, mais à l’espèce du péché directement voulu ; les divers péchés, par exemple, causés par l’ignorance où l’ivresse met un homme, sont des péchés d’ivresse. Les péchés commis par ignorance du droit positif sont de la même espèce où ils eussent été commis sciemment, mais d’une manière réductive. Le principe engagé dans cette querelle est qu’un péché ne peut recevoir son espèce de cela qui n’est pas principalement objet d’intention. Cajétan, qui entend strictement ce principe, en déduit ce que nous venons de dire. Les Salmanticenses, en revanche, ne l’entendent point sans accommodement ; leur opinion est celle-ci : tous les péchés commis par ignorance absolument vincible, en tant que telle, qu’elle soit l’ignorance d’un droit quelconque ou d’un fait, qu’elle ôte ou non l’usage de la raison, demeurent absolument dans leurs espèces propres, où ils eussent été sciemment commis. (Disp. XIII, dub. iii, où l’on trouvera une ample discussion de ce problème ; ia-II*, q. lxxvi.)

2. La passion.

Attribuer à la sensibilité l’origine d’un péché suppose que cette puissance agit de quelque façon sur la volonté, la mettant en cette condition d’où nous avons dit que tout péché procède. Saint Thomas le démontre d’abord.

La sensibilité, dit-il, exerce sur la volonté une motion indirecte, soit qu’elle opère une certaine diversion en faveur de son propre objet, soit qu’elle fasse juger bon l’objet où elle se complaît. Mais l’influence ainsi décrite ira-t-elle jusqu’à faire juger la raison à rencontre d’elle-même ? Informée du droit, informée du fait, et donc purgée de toute ignorance, la raison se démentira-t-elle pour juger dans le sens de la passion ? On aura reconnu dans cette question la célèbre difficulté de Socrate. De celle-ci, le bref exposé dans Aristote, Eth. Nie, t. VII, c. iii, 1145 b, 21-27. Grâce à la distinction de la connaissance actuelle et habituelle, saint Thomas peut, après Aristote, justifier la coexistence dans l’âme du jugement faux inspiré par la passion et des connaissances droites qui, sans la passion, eussent commandé une action bonne. On convient ainsi que le péché de passion comporte une ignorance actuelle ; par là on sauve ce que l’on peut de l’opinion de Socrate. Mais il est assuré que l’homme cédant à sa passion peut cependant savoir, et actuellement, qu’il agit mal : l’on décrira justement ce phénomène et la coexistence dans le même esprit, sur le même objet, en même temps de l’erreur et de la vérité, par la distinction de la connaissance pratique et de la connaissance spéculative, celle-là seule étant, dans le cas, sous l’empire de la passion. Aristote et saint Thomas n’ont, du reste, point méconnu ce cas. Voir, pour le premier, les endroits cités par Ross, Aristote, trad. fr., Paris, 1930, p. 312, n. 1. Chez saint Thomas, la distinction de l’ordre spéculatif et de l’ordre pratique est fréquente. Sur toute cette question : Cajétan, In

/am-/jaa | q. lxxvii, a. 2 ; Salmanticenses, in h. art., n. 3. On trouvera le développement des analyses ici alléguées sous l’article Passion. Outre qu’elles rendent compte de l’expérience commune, elles ont, pour le théologien, l’avantage de s’inscrire en cette lutte de la chair contre l’esprit, que décrivent notamment tant de textes célèbres de saint Paul. Ia-IIæ, q. lxxvii, a. 1, 2.

La passion reconnue comme cause du péché, on mesure combien la gravité du péché s’en ressent. L’acte libre, émis sous l’efîet d’une passion, est d’autant moins volontaire, et donc moins méritoire, s’il est bon, moins grave, s’il est mauvais. Non que la volonté, en ce cas, se porte avec moins d’énergie vers son objet : son mouvement, au contraire, est plus vit Mais il lui est moins propre. Elle est sous le coup d’une impulsion étrangère. Son acte, plus vigoureux, ne lui appartient point purement. On tiendra compte, cependant, dans l’appréciation morale de l’acte volontaire issu de la passion, de la nature volontaire ou involontaire de la passion elle-même ; cette considération joue dans le cas même où la passion va jusqu’à ôter l’usage de la raison. Il faut prendre garde que la diminution de la gravité ne signifie point que le péché de passion ne puisse être mortel : certains le sont ; à savoir : lorsque l’objet étant celui d’un péché mortel, la délibération raisonnable n’est point compromise par la passion. Nous pouvons n’énoncer ainsi que les propositions fondamentales de la doctrine qu’on trouvera développée à l’article Passion déjà cité.

En cette évaluation de la gravité, saint Thomas rencontre encore des enseignements de saint Paul, notamment Rom., vit, 5, passiones peccatorum operantur in membris noslris ad (ructifteandum morti : voir sur ce verset le commentaire du P. Lagrange, L’épître aux Romains, h. I. Sur l’ensemble de la doctrine paulinienne relative au conflit de la chair et de l’esprit (qui déborde assurément le cas particulier que nous considérons ici, mais où il peut être compris), voir Prat, La théologie de saint Paul, 9e édit., t. i, p. 268-284 ; t. ii, p. 81-90 ; Lemonnyer, Théologie du Nouveau Testament, p. 80-85. Un texte de l’épître de saint Jacques donne une belle description psychologique de la tentation par la concupiscence, i, 14-15 : voir le commentaire de Chaine, p. 21-22. Ia-II*, q. lxxvii, a. 6-8.

Autour des phénomènes que nous venons de signaler, un vocabulaire, des classifications, des interprétations se sont formés dans la tradition chrétienne, qu’une théologie systématique se doit d’annexer à sa propre élaboration. Une part de l’eiïort de saint Thomas a été de le faire.

Un usage unanime dénomme le péché commis par passion péché d’infirmité. Le mot emporte avec soi une idée d’indulgence et exprime le sentiment qu’un tel péché est, plus que les autres, digne de pardon. Il n’est pas difficile de le justifier. L’infirmité désigne cet empêchement où se trouve une partie du corps d’exercer son opération propre, étant soustraite à l’empire du principe de l’unité et du gouvernement corporels ; la passion soustrait l’appétit sensible à l’empire de la raison et se produit, par conséquent, en mouvements désordonnés. Le mot d’infirmité, en somme, traduit bien les analyses que nous avons faites. On observera que cette dénomination de la passion comme infirmité, qui coïncide avec le vocabulaire stoïcien, cf. Cicéron, TuscuL, t. IV, c. xiii, n’emporte aucune adhésion à la psychologie stoïcienne des passions. Nous entendons bien que les passions sont aptes à être introduites dans l’économie d’une vie vertueuse. Sum. theol., I » -II®, q. lxxvii, a. 3.

Une antithèse célèbre de saint Augustin fait de l’amour de soi le principe de tout péché, comme de l’amour de Dieu le principe de toute action bonne. De 197

PÉCHÉ. CAUSES INTÉRIEURES, LA MALICE

doit. Dei, XIV, xxviii, P. L., t. xli, col. 436. Il serait aisé d’y entendre l’amour de soi universellement : car l’amour de soi comprend l’amour des biens voulus pour soi ; comme l’on n’aimerait pas ces biens, si on ne les voulait pour soi premier aimé. On réduit, en somme, à l’unité d’un amour principal la multitude des amours où le pécheur se répand. Il est clair que l’on parle ici d’un amour de soi déréglé : car nous professons qu’il est un amour naturel de l’homme pour soi-même, et nous ne préconisons pas qu’il s’en délivre. Nous retrouverons cette idée ci-dessous quand on dénoncera l’orgueil comme le commencement de tout péché. Qu’on l’applique, dès ici, en faveur spécialement des péchés de passion, nous rappelle que, d’une certaine façon, la chair, donc l’amour des biens sensibles, et donc l’amour de soi comme principe de l’amour des biens sensibles, est la cause de tous nos désordres moraux : omnis rationis humanæ defectus ex sensu carnali aliquo modo initium habet, Sum. theol., I a -Ilæ, q. lxxii, a. 2, ad l um, comme aussi bien, d’une façon générale, toute activité spirituelle dans l’homme est liée à de certaines conditions corporelles. la-Il*, q. lxxvii, a. 4.

Le verset fameux de l’apôtre saint Jean sur les trois concupiscences, I Joa., ii, 16, se prête fort bien à comprendre toutes les passions où incline l’amour désordonné de soi. C’est comme procédé de classification qu’on l’adopte ici. A la concupiscence de la chair, on fait correspondre les passions qui tiennent à notre constitution physique. A la concupiscence des yeux, celles qui supposent une intervention psychologique ; la réduction de cette concupiscence à la cupidité et à la curiosité, qui en sont les deux explications usuelles, s’accommode de notre classement. A l’orgueil de la vie, on attribue toutes les passions de l’irascible. Il suffirait d'étendre ce troisième membre pour que le texte de saint Jean recouvrît l’universalité des péchés. Sur l’ensemble des questions que pose la concupiscence, voir l’article Concupiscence. Sur le sens original du verset de saint Jean, on peut consulter : A. Wurm, Die Irrlehrer im I. Johannesbrief, dans Biblische Sludien, t. viii, p. 84 sq. Il est intéressant de remarquer la place exacte qu’occupe dans un système théologique ce verset qui a inspiré une immense littérature, dont le Traité de la concupiscence de Bossuet est l’un des exemplaires les plus fameux. IMI », q. lxxvii, a. 5.

3. La malice.

L’ignorance et la passion peuvent mettre la volonté en cette disposition d’où sortira le péché. On se propose de montrer maintenant que la volonté, sans le concours d’aucune de ces causes, d’ellemême, est capable de péché. Tandis que l’ignorance de sa nature ôte le volontaire, que la passion le diminue, le péché cette fois est purement volontaire. Cette entreprise du théologien, ou sera expliqué le troisième terme de la division tripartite que nous avons dite, tx malitia, semble devoir rendre compte de certaines façons de pécher que la langue connaît, que la pensée commune conçoit. Car Ion dit bien pécher par industrie, pécher sciemment, pécher par libre choix, pécher de sang-froid et en toute connaissance de (musc.

A la réflexion, cette conception offre une difficulté. Car il est un ordre naturel de la volonté au bien, el il n’est pas possible que cette puissance adhère purement au mal, ainsi qu’on semble dire à propos di péchés. — Il est vrai. Mais on se rend à celle loi, si l’on ique que la volonté ne se porte d’elle même au . qui est le mal. qn’en vue d’un bien auquel elle ivant âge attachée. L’amour du bien, en définitive, Inspire s ; i démarche. Soit, dira-t-on ; mais il reste que, le r ; is. le mal à quoi elle consent est pins grand pie le bien qu’elle poursuit. Sans doute ne veut elle

t’oint le mal pour le mal : elle veut. cependant. un plu

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grand mal pour un moindre bien. Or, dans l’hypothèse où nous sommes, ni l’ignorance, ni la passion, ne rendent compte de ce désordre, et c’est pourquoi ce péché est dénoncé dans les termes rigoureux que l’on a dit..Mais y a-t-il dans l'âme humaine, hors l’ignorance et la passion, de quoi causer un tel désordre ? Ia-IIæ, q. lxxviii, a. 1.

Le soin du théologien est donc ici de découvrir comment la volonté en vient à préférer d’elle-même, et sans influence étrangère, au bien plus grand que le péché détruit le bien misérable qu’il promet. De cette disposition de la volonté, saint Thomas a relevé plusieurs causes. La première est l’habitus. Qu’on n’entende point exclusivement un habilus de la volonté, mais de quelque puissance que ce soit. Car, d’un côté^ la volonté est l’appétit du sujet, aimant tout ce qui lui convient ; l’habitus, d’autre part, rend son objet convenable au sujet et connaturel. Posséder un habilus, c’est donc induire en quelque amour la volonté. S’il est vicieux, on l’induit en un amour mauvais. Il est vrai que quiconque possède un habilus n’agit pas infailliblement en vertu de Vhabilus : il peut ne pas s’en servir ; il peut, et à l’endroit même de l’objet de l’habitus, agir sous l’effet d’autres causes. Mais, s’il cède à l’habitus, un cas est vérifié où la volonté d’ellemême incline vers son bien. Que celui-ci soit en effet déréglé, et nous obtenons un péché de malice. Cette façon de pécher prend tout son relief comparée au péché de passion. Aristote le premier a nettement distingué le péché de l’intempérant d’avec celui de l’incontinent, Elh. Nie, t. VII, 1151 b, 34-1152 a, 6. On trouvera ce parallèle à l’article Passion, col. 2226 sq. I a -IIæ, q. lxxviii, a. 2.

Outre l’habitus, saint Thomas assigne, comme l’une des causes que nous cherchons, ce qu’il appelle aliqua œgritudinalis disposilio ex parle corporis, Sum. theol., I a -IIîB, q. lxxviii, a. 3, des dispositions morbides et perverses, d’origine somatique, par l’effet desquelles le mal est rendu aimable ; que la volonté de ces infortunés y consente, et leur péché n’aura point l’excuse de la passion, ni de l’ignorance. On suppose donc que ces dispositions laissent à la volonté son entière liberté et n’en troublent en rien l’exercice : mais elles lui rendent aimable un objet qui est celui d’un péché. Il correspond à de certaines dispositions corporelles comme d’autres répondent aux habilus de quelque puissance de l'âme : à ce titre, la volonté s’y porte d’elle-même. Et nous obtenons derechef un péché de malice.

Il advient même, estime saint Thomas, qu’indépendamment d’aucun habilus ou d’aucune disposition, la volonté tende au péché per remolioncm alicujus prohibants. Le péché l’attire ; et l’on n’est retenu de le commettre que par une considération étranger.. comme la crainte ou l’espérance. Que ces empêche ment s soient ôtés, c’est-à-dire que ces sentiments soient bannis, et l’on se précipitera dans le péché sans retenue, parce qu’il plaît. Ce cas nous signale qu’il peut suffire, au désordre que nous devons expliquer, d’invoquer cette versatilité du libre arbitre et cette aptitude à défaillir, qui sont notre condition naturelle. L’ordre de la volonté au bien raisonnable, même exclues toutes les causes jusqu’ici recensées, n’csl p aa

absolument garanti. i : i II se peut qu’elle choisisse un plus grand mal pour l’amour d’un moindre bien, par un effet de sa seule fragilité. Il faut avouer cette h. Fondamentale de la volonté créée, I « il' <i lxxviii

a. 3.

l..i volonté du mal, signalement du péché de malice, peut aller très ioi n ; nous voulons dire que peuvent

concurremment diminuer le bien, à quoi l’on l’attai In.

ci augmenter le mal que l’on accepte ; Jusqu'à quelle

limite, Dieu le s ; ii| qui sonde les reins et les ci UJ

'."m injurie Dmu. p.ir exemple, pah d’un péché plus

énorme une satisfaction moins tolcrable ; qui se livre aux voluptés sensibles achète un plaisir plus naturel d’un péché moins redoutable. L’écart grandissant entre les deux termes ici engagés mesure le funeste progrès de la malice humaine.

La gravité proportionnellement accrue du péché de malice ressort assez de ce qui précède. Il est plus volontaire que le péché de passion, plus volontaire que le péché d’ignorance. Étendant même le sens de la gravité, et la considérant comme désignant la durée d’un péché, celui-ci l’emporte encore, car la passion se produit en secousses intermittentes, la malice tient le plus souvent à des dispositions permanentes. Et, si la gravité devait enfin signifier un péché plus dangereux et de guérison moins certaine, le péché de malice serait encore le plus grave, puisqu’on y a perdu jusqu’au goût d’écouter la raison et de faire le bien. I a -II », q. lxxvii, a. 4.

Le péché de malice n’est pas sans affinité avec le péché contre le Saint-Esprit. Ce vocable est, on le sait, d’origine évangélique : Matth., xii, 31-32 ; Marc, iii, 28-30 ; Luc, xii, 10. Il a donné lieu, dans la tradition chrétienne, à un grand nombre d’interprétations. Saint Thomas les a groupées sous trois chefs. De malo, q. iii, a. 14 ; Sum. theol., Ila-II 3 *, q. xiv, a. 1. Selon la plupart des Pères, et qui se fondent sur le contexte de l’Évangile, ce péché est le blasphème contre le Saint-Esprit ou la Sainte-Trinité. Selon saint Augustin, il signifie l’impénitence finale. Les théologiens scolastiques y voient le péché de malice. Saint Thomas, entre trois opinions vénérables, ne tranche pas ; mais il inclinerait vers la dernière. Cependant, il entendrait exactement sous le nom de péché contre le Saint-Esprit celui que l’on commet quand on rejette les sentiments ou considérations qui retiennent de pécher, et d’où procède ce que nous avons appelé proprement le péché de malice. Cf. In IIum Sent., dist. XLIII, q. i, a. 2, ad 1um, ad 3um. Ainsi compris, le péché contre le Saint-Esprit constitue un genre, et qui se répartit en six espèces, selon les empêchements du péché qu’il exclut : en quoi saint Thomas assume l’énumération que lui offrait Pierre Lombard. // Sent., dist. XLIII. Un tel péché est irrémissible, en ce sens qu’il n’a de soi rien qui appelle la rémission ni celle de la peine, ni celle de la faute. Mais, ajoute saint Thomas, la voie n’est pas fermée pour autant à la miséricorde et à la toute-puissance de Dieu par lesquelles sont opérés quelquefois de véritables miracles spirituels. Le plus souvent, ce péché ne vient qu’après beaucoup d’autres ; mais il peut être aussi le premier. Sur le sens littéral des versets évangéliques : Lagrange, Évangile selon saint Matthieu, Paris, 1923, p. 244-245 ; Galtier, De psenilentia, Paris, 1931, n. 198-199.

Le péché de malice, et spécialement le péché d’habilus, représente le point d’insertion en notre système des considérations relatives aux Habitudes mauvaises et aux Habitudinaires, qui ont pris une si grande importance dans la théologie morale des modernes. Voir ces mots. Il serait utile qu’on n’oubliât point la doctrine ici rappelée dans l’étude casuistique de ces questions.

4. Conclusions.

Au terme de cet exposé, on peut vérifier premièrement si les trois causes que nous venons de recenser comprennent toutes celles d’où le péché peut procéder dans l’âme. L’énumération s’en inspire de la psychologie commune qui reconnaît dans l’âme la volonté, l’intelligence et les facultés sensibles. Elle jouit donc de la même autorité. Elle ne semblerait incomplète que si l’on songeait au premier péché de l’ange ou de l’homme que l’on ne peut attribuer apparemment ni à la malice, ni à la passion, ni à l’ignorance. Il faut dire que ce péché, qui, selon son espèce, fut pour l’ange comme pour l’homme un péché

d’orgueil, appartient, selon son origine, à la catégorie des péchés d’ignorance : car il y eut au principe de cet acte déréglé une inconsidération, qui était le seul défaut par où le péché pût s’insinuer en ces créatures intègres. Voir Orgueil ; Salmanticenses, q. lxxviii, a. 1.

On peut demander deuxièmement si les trois membres que nous avons recensés s’excluent l’un l’autre, en sorte que l’on pèche ou par malice, ou par passion, ou par ignorance, mais non jamais selon plusieurs de ces causes à la fois. Il faut dire que la passion et l’ignorance ne s’excluent pas nécessairement comme causes d’un péché. Puisque la passion peut induire à pécher, tandis que l’on sait par ailleurs que l’action est mauvaise, on ne voit pas qu’elle ne puisse le faire alors qu’on l’ignore. Le péché de malice, au contraire, par définition même, exclut le concours de toute ignorance et de toute passion comme principes. Mais il se peut qu’un seul et même péché, inauguré comme péché de passion ou d’ignorance, ne se poursuive, la passion apaisée et l’ignorance éliminée, que par la seule perversion de la volonté. Pour le péché commencé par malice, il ne deviendrait en son développement péché de passion ou d’ignorance que dans le cas où celles-ci le viendraient affecter de l’extérieur, mais non pas si elles sont sorties du péché lui-même. Il est d’ailleurs difficile qu’un seul et même péché passe par tant de vicissitudes. Salm., ibid.

Faut-il déclarer que cette triple division des péchés n’emporte aucune signification spécifique ? Elle ne concerne que les causes. Et la même cause peut l’être de péchés spécifiquement distincts, comme une même espèce de péchés procède selon les occasions de diverses causes.

Nous sommes, à cet endroit, en mesure de mieux comprendre comment tout péché comporte, ainsi que le dit maintes fois saint Thomas, et ses commentateurs après lui, une ignorance ou une erreur. Il arrive que l’ignorance et l’erreur désignent l’espèce du péché : voir ci-dessus. Il arrive qu’elles en désignent la cause, constituant la condition grâce à quoi le péché est entré dans l’âme, lequel est en ce cas dû à l’ignorance, ex ignorantia. En tout autre péché, il y a bien ignorance ou erreur, mais qui ne sont du péché ni l’objet, ni la cause. Dans le péché de passion, tel que l’a décrit saint Thomas, l’ignorance et l’erreur sont actuelles et concernent tant la proposition universelle que son application particulière à l’action ; mais, habituellement, on sait, en vérité, et que tel genre d’action est défendu et que cette action tombe sous le genre ; la | passion apaisée, ces connaissances, qu’elle avait ré duites à l’état habituel, reparaîtront. Si l’on suppose que la passion n’exclut pas la connaissance actuelle du mal que l’on fait, reste que l’on souffre d’une ignorance et erreur pratiques : autre est le jugement vrai de la conscience, autre le jugement d’élection, qui est faux. Dans le péché de malice, l’ignorance et l’erreur sont pratiques : mais elles ne sont point dues au trouble éphémère de la passion, elles tiennent au désordre permanent de la volonté. Elles sont donc plus grandes que dans le péché de passion que nous venons de dire. Elles sont plus grandes même que dans le péché de passion allégué par saint Thomas : en celui-ci, il est vrai, on ignore actuellement de toute façon que l’on fait mal, on le sait en celui-là : néanmoins, le sachant tel, on l’estime préférable au bien reconnu, ce qui est une erreur plus grande que de prendre ce mal pour un bien. Cf. Cajétan, In I am -II’B, q. lxxviii, a. 4. Où l’on voit quelles précisions demandait la théorie de Socratc. mais aussi que tout péché comporte bien une imprudence, comme l’enseigne formellement la II » - II", q. lui, a. 2. On peut voir làdessus Billuart, op. cit., diss. V, a. 8, qui ajoute que,

dans le cas où l’on pèche sur un objet bon, il vaut mieux parler non d’erreur, mais d’inconsidération de la règle, comme on fait pour le premier péché. A titre d’information : Cathrein, Ulrum in omni peccato occurrat error vel ignoranlia, dans Gregorianum, 1930, p. 553-567.

Les causes extérieures du péché.

On recherchera

ici tout ce qui, du dehors, agit sur l’âme par quelque endroit, en sorte qu’elle en vienne à pécher. On aura soin de définir le rapport exact de telles causes avec le péché commis en vue de mesurer quelle responsabilité demeure au pécheur. La question préalable se pose ici de savoir si le sujet peut ou non ne pas entrer en rapport avec les causes extérieures du péché : car la gravité du péché doit se ressentir du volontaire relatif à I’Occasion du péché (voir ce mot). Parmi les agents signalés ci-dessus, nous pouvons écarter les objets sensibles qui n’ont pas d’autre action que d’éveiller la passion, cause intérieure du péché. Retenons les personnes, dont l’action pose des problèmes propres : Dieu, le diable, l’homme.

1. La question de Dieu comme cause du péché. — Cette question procède pour une part de ces enseignements métaphysiques que la cause première agit en toute cause seconde et concourt à la production de tout effet ; singulièrement que Dieu est la seule cause pénétrant jusqu’à l’intérieur de la volonté d’où procède l’acte volontaire ; que le mal cependant ne peut être, sans discernement, attribué à Dieu. D’autre part, la même question procède de certains enseignements de la révélation où Dieu et le péché sont de quelque façon, et en des sens divers, mis en rapport.

a) Dieu n’est pas cause du péché.- — Un premier point, en cette matière passablement complexe, est établi par le théologien avec sécurité. Et c’est que Dieu n’est pas cause du péché. La sainte Écriture en promulgue nettement l’affirmation ; si, par ailleurs, elle revendique énergiquement que le péché même n’échappe point aux desseins de Dieu, on n’en rendra compte qu’après avoir agréé cette première vérité. L’apôtre saint Jacques, dans son épître, eut notamment l’occasion de réagir contre l’opinion de certains fidèles qui, sans doute, faisaient retomber sur Dieu la responsabilité de leurs propres fautes, i, 13 ; voir sur ce verset le commentaire et les aperçus historiques de J. Chaîne, éd. citée. Le IIe concile d’Orange, confirmé par Boniface II, a promulgué, en 529, deux canons qui sont là-dessus la règle de la foi chrétienne :

Can. 23. Suam voluntatem homines faciunt, non Dei, quando id agunt quod Deo displicet ; quando autem id faciunt quod volr.nt ut divins serviant voluntati, quamvis volentes agant quod agunt, illius tamen voluntas est aquo et pneparatur et jubetur quod volunt. Denz., n. 196.

Can. 25. …Aliquos vero ad nialum divin a potestate praîdestinatos esse non solum non credimus, sed etiam, si sunt qui tantum malum credere velint, cum omni detestatione illis anathema dicimus. Denz., n. 200.

Il appartient au théologien d’expliquer ces données. Saint Thomas le fait en disani premièrement que Dieu ne cause pas le péché directement. Celui-là cause le péché directement qui incline ou induit la volonté à pécher. Or, Dieu ne fait ; iinsi ni a l’égard de sa propre Volonté, ni à l’égard de la nôtre. Car il y a opposition entre Dieu inclinant et convertissant toute chose à soi comme à sa fin, et la nature du péché soustrait à cet ordre de finalité dont Dieu est le principe. Dieu se renierait en vérité s il péchait ou faisait pécher. II répugne qu’on attribue à Dieu le mal de faute

Saint Thomas se donne la peine d’écarter un texte de la Sagesse qui semblait gêner cette conclusion : Sap.. xiv, 2 ; mais la Vulgate esi seule responsable de cette apparence. Il interprète aussi un texte de saint Augustin, où l’action < ! < Dieu sur les volontés humaines, dans le bien et dans le mal, est exprimée

par le mot à’inclinare (De gratia et libero arbitrio, xxi, P. L., t. xliv, col. 907-909) ; l’ensemble du passage original, comme la doctrine générale de saint Augustin sur ces matières, garantit de surcroît l’interprétation de saint Thomas (voir l’art. Augustin, spécialement col. 2398-2408). — Mais que Dieu ne cause pas directement le péché, cette proposition seule laisserait place à la pensée que Dieu, néanmoins, n’empêche pas le péché tandis qu’il peut le faire. Pour l’écarter, et découvrir dans son universalité cette vérité que Dieu ne cause pas le péché, saint Thomas ajoute deuxièmement que, du péché, Dieu n’est pas même la cause indirecte. Sans doute, Dieu n’offre pas à tous les secours, grâce auxquels ils eussent évité de pécher. Mais il agit ainsi selon l’ordre de sa sagesse et de sa justice. Pour cette raison, on ne peut, d’aucune façon, lui imputer le péché commis : non plus qu’un pilote, resté légitimement à terre, n’est cause du naufrage en ce qu’il ne gouvernait pas le navire. Cette raison est profonde. Elle va jusqu’à nous faire entendre que le péché sort comme de sa cause propre et suffisante de la créature, laquelle est naturellement capable de défaillance ; il n’y a point lieu, pour rendre compte de cet effet, d’engager ici quelque autre causalité. Si, néanmoins, insistant sur la nécessité du secours divin, on mettait le péché en liaison avec ce secours non accordé, nous devrions dire que, selon l’ordre de nature, le défaut du secours est postérieur à la défaillance de la créature et dû à celle-ci. Mais nous ne ferions qu’affirmer de nouveau par là et reconnaître cette fragilité de la nature créée, d’où le péché sort, pour ainsi dire, comme un fruit de son germe. Qu’elle ne pèche pas, elle le doit à la bonté de Dieu ; mais elle ne doit qu’à soi-même de pécher. Mais pourquoi Dieu, tantôt prévient-il cet effet, et tantôt ne le prévient-il pas ? Il n’y faut point chercher d’autre raison que la sagesse et la justice de Dieu, qu’il n’appartient pas à l’homme de sonder. Ia-IIæ, q. lxxtx, a. 1.

b) Péché et concours divin. — Cette proposition, que Dieu n’est pas la cause du péché, a une valeur absolue, car on y entend cet acte humain en ce qu’il a de formel, à savoir le mal, comme l’auteur de la statue est celui qui a donné à l’airain cette forme, non celui qui a coulé l’airain. La précision que nous devons maintenant introduire n’ôtera donc rien à la valeur de cette première proposition. Car l’acte du péché est de Dieu. Tandis que nous avons d’abord satisfait à l’enseignement exprès de la foi. nous devons accorder à présent quelque chose à la métaphysique. D’anciens 1 héologiens, dont Pierre Lombard rapporte longuement l’opinion, // Sent., dist. XXXVII, avaient pensé que les actes des péchés ne peuvent d’aucune façon être causés par Dieu. Saint Thomas témoigne à deux reprises que l’opinion en est vieillie et passée de mode. In Il nm Sent., dist. XXXVII. q. ii, a. 2 ; De malo, q. iii, a. 2. Elle est en effet insoutenable, quelque diflî-Clllté que doive engendrer l’opinion contraire L’acte du péché est de Dieu, en tant qu’il est de l’être, en tant qu’il est un acte. Tout être, de quelque manière qu’il réalise l’être, dérive nécessairement de l’être premier : on en trouvera la démonstration Sur », theol., I". q. xliv, a. 1. Toute action, à son tour, est causée par quelque chose en acte, puisque rien n’agit que ce qui est eu acte ; or, tout être en acte se réduit, comme à sa (anse, au premier acte, à savoir Dieu, lequel est acte par son essence même ; sur quoi l’on peut voir l q. CV, a. 5. Ces arguments, on le voit, sont mélapln siques. Il a lieu d’entendre la causalité de Mou BUT

i acte du péché avec cette plénitude et cette étendue que saint Thomas revendique universellement en

i.i eur (le la cause première.

Reste sans doute a concilier a ce la |>re"edeiile celle

conclusion : comrænl Dieu ne cause i il pas le i

s’il est la cause première de l’acte du péché? Saint Thomas, pour son compte, opère aisément cet accord. II a mis au principe du péché un défaut. En ce défaut, le libre arbitre s’est soustrait à l’influence du premier agent ; ou plutôt n’esl-il pas autre chose que la soustraction même du libre arbitre à la motion divine ? On ne peut donc attribuer à Dieu la privation qui frappe le péché, mais au libre arbitre, auteur de sa propre défaillance. Dans l’explication causale du péché, on remonte, pour autant qu’il est un acte, jusqu'à Dieu ; pour autant qu’il est une privation, jusqu'à la volonté. Rendre compte de l’acte requiert qu’on le mette en rapport avec Dieu ; mais on a complètement rendu compte de la privation, si l’on a invoqué le libre arbitre. Seul le défaut échappe à l’influence de la cause première ; et un défaut précisément explique le péché. Selon cette analyse, on ne peut même pas dire que Dieu soit cause accidentelle de la privation du péché : nullo modo Deus est causa dejectus concomilanlis actum. Ia-IIæ, q. lxxix, a. 2, ad 2um. Il le serait, si la privation accompagnait l’acte tel qu’il est causé par Dieu (comme elle l’accompagne tel qu’il est causé par la volonté) ; mais elle ne l’accompagne qu’en vertu du défaut qui est au principe de l’acte, où s’introduit la rupture entre la privation et la cause première. Si, maintenant, l’on demandait : pourquoi Dieu prête-t-il son influence quand l’acte, qui n’eût point été posé fans elle, doit être, d’ailleurs par la faute de la créature, frappé de privation ? Nous avons répondu cidessus : il ne faut invoquer rien d’autre que notre condition fragile, la sagesse et la justice mystérieuses des secours divins. Ia-IIæ, q. lxxix, a. 2.

Cette analyse disjoint donc, d’une part, l’acte du péché, d’autre part, la privation où se vérifie la raison commune de mal. Cette même disjonction permet à saint Thomas d’accepter que Dieu, causant l’acte du péché, cause son espèce, sans que, néanmoins, on doive attribuer à Dieu le mal du péché : car, si l’acte du péché est mauvais en son espèce, ce n’est point que le mal consiste dans la spécification même que l’acte reçoit de son objet, mais dans la privation qui ne peut manquer d’affecter l’acte ainsi spécifié. Pour nous, qui avons agréé une malice positive s’introduisant dans la constitution même de l’espèce du péché, pouvonsnous, cette fois, accepter cette conséquence ? Mais si Dieu ne cause point l’espèce de l’acte, il ne cause point l’acte lui-même : et donc ne sommes-nous point réduits cette fois ou bien à abandonner la thèse de saint Thomas et de la saine métaphysique, ou bien à renoncer enfin à cette malice positive dont nous avons jusqu’ici chargé nos analyses ? Nous avons, dès notre étude de la nature du péché, prévu cette difficulté. Elle n’est pas invincible. L’affirmation d’une malice positive dans le péché s’introduit aisément, comme nous avons déjà vii, à l’intérieur de l’analyse de saint Thomas, loin de la contredire.

Il est vrai que l’acte du péché est constitué comme mauvais dans son adhésion positive à l’objet, et il est vrai que Dieu causant l’espèce du péchéquilui vient de son objet, ne le cause pas cependant comme mauvais. Le secret de la conciliation de ces deux vérités est dans la distinction de l’espèce physique et de l’espèce morale. Dieu cause le péché en son espèce physique ; le péché est mauvais en son espèce morale. La première tient à l’objet en ce qu’il est ; la seconde à l’objet discordant d’avec la règle de raison. Que l’acte du péché soit positivement constitué en son espèce physique, Dieu en est la première cause ; mais qu’il soit positivement constitué en son espèce morale, il le doit au défaut de la volonté. La privation de la règle raisonnable en la volonté n’a pas empêché qu’elle n’agisse et n’exprime son énergie en une tendance positive et spécifiquement constituée ; mais, à cause du défaut initial, il se trouve

que cette tendance représente une contrariété à la règle de raison. Il y a, dès lors, un mal positif, mais dont l’origine première est un défaut où s’introduit la rupture entre l’influence divine et l’effet obtenu. Il ne faut point renier saint Thomas, mais discerner seulement qu'à partir du défaut de la volonté procède, outre la privation et antérieurement à elle, une tendance positive moralement qualifiée et que le mal du péché, dont Dieu n’est point la cause, se vérifie déjà, avant toute privation, dans une contrariété où le péché trouve son espèce proprement morale.

Les plus grands commentateurs de saint Thomas l’ont ainsi compris. Cajétan, In I am -II le, q. lxxix, a. 2, distingue pour sa part l’acte moral ut sumplus absolule, comme procédant de l’agent muni, si l’on peut dire, de son défaut : en ce cas, il s’accompagne d’une difformité et n’est pas de Dieu ; ut est ab ayente ut sic : dans ce cas il est parfait et procède de Dieu. Pour Jean de Saint-Thomas, il énonce expressément, l a -ll æ, disp. IX, a. 2, n. 76, que l’ordre positif moral à l’objet désordonné, en tant qu’il est quelque chose, est de Dieu ; en tant qu’il touche un objet désordonné et privé des règles de la raison, d’où procède dans l’acte la privation de la rectitude, il est fondement défectible et n’est pas de Dieu. Voici deux exemples des propositions des Salmanticenses : « Dieu fait que cette formalité de la malice et la tendance à l’objet discordant soit tout entière être, ou plutôt, pour parler mieux, il fait tout cet être qu’est la susdite tendance ; il ne fait pas cependant qu’un tel être soit en outre ceci, savoir tendance vers un objet discordant : donc il ne fait pas qu’il soit malice. » Disp. VI, n. 90. « Bien que Dieu atteigne l’entité entière de la formalité malice, il n’atteint pas cependant la malice même en sa raison de malice, car il n’atteint pas la susdite entité totalement et quant à tout son mode, mais seulement de façon inadéquate, en tant qu’elle dit la fonction propre d’entité, c’est-à-dire le fait d’avoir l'être, en faisant abstraction de la manière de l’avoir, par mode de tendance vers un objet discordant, et de la fonction et expression de cette tendance. » Ibid., n. 89. La puissance positive de pécher, que ces derniers commentateurs ont insérée, on s’en souvient, entre le défaut de la volonté et son acte mauvais, comme la cause immédiate de la malice positive, est l’objet d’une distinction pareille : attribuée à Dieu pour l'être qu’elle a, elle ne l’est pas, si on la considère formellement comme puissance de pécher. Ibid., disp. XII, dub. ii.

Nous sommes ainsi conduits à penser qu’il y a des formalités qui, dans leur expression positive même, ne sont pas de Dieu. Jean de Saint-Thomas en convient sans difficulté : bien que tout positif, dit-il, sous la raison d’effet et d’existence soit de Dieu, cependant sous la raison de déficient il n’est pas de Dieu, loc. cit., n. 75. Et il ne faut pas, en effet, s’en émouvoir, puisque, selon cette expression positive, une telle formalité n’a pas de cause, elle résulte dans la créature raisonnable de son origine, qui est d’avoir été faite de rien, et trahit cette condition de la créature capable de demeurer, si l’on peut dire, sous l’impression du néant. Ainsi parlent les carmes de Salamanque : « La puissance de pécher formellement considérée, c’est-àdire comme puissance défectible et principe de malice, ne possède aucune cause effective de soi : sed consequi et veluti resultare in creatura rationali et in e/us noluntate eo quod ex nihilo vel capax manendi sub nihilo est. absque influxii aliquo qui ad yenus causse efjicientis pertineat… Posée par Dieu l’entité de la créature, cette puissance résulte immédiatement, et sans aucune causalité, de cette condition de la créature d'être chose de rien, ex nihililatis conditione. » Ibid.. n. 29. Nous croyons que saint Thomas se fût reconnu en cette suprême pensée de ses disciples.

En cette recherche de la causalité de Dieu sur le péché, nous avons touché à des problèmes qui ont donné lieu à divergences célèbres entre écoles théologiques : voir Prédestination. Mais une hérésie même s’est élevée là-dessus, celle de Calvin qui attribue à Dieu la causalité du péché, au sens formel de ce mot. Voir Calvinisme, t. ii, col. 1406-1412. On consultera aussi, sur cette question, une publication plus récente (où la doctrine de Calvin est confrontée avec celle de saint Thomas) : C. Friethoff, Die Pràdestinalionslehre bei Thomas von Aquin und Calvin, Fribourg, Suisse, 1926, p. 36-51. Le concile de Trente a condamné cette hérésie en une formule qui conclut heureusement tout ce que nous venons de dire. Sess. vi, can. 6 :

Si quis dixerit non esse in pitestate hominis vias suas malas facere, sed mala opéra ita ut bona Deam operari, non permissive solum sed etiani proprie et per se, adeo ut sit proprium ejus opus non minus proditio Juda ? quam vocatio Pauli, A. S. Denz., n. 816.

Parmi les travaux modernes, on peut voir : Billot, op. cit., p. I a, c. i, § 2 ; une bonne consultation de L’Ami du clergé, 1 er novembre 1928, p. 771-779. Les études du P. Marin-Sola sur les motions divines, dans Ciencia tomista, 1925 sq., et les débats qu’elles ont suscités ont renouvelé de nos jours l’actualité du problème, dont nous venons de reproduire la solution classique en thomisme.

c) Péché et providence divine. — On se conforme à l’enseignement constant de la révélation quand on soustrait à Dieu, comme nous avons fait d’abord, toute causalité à l’endroit du péché formellement entendu..Mais il ne manque point dans la sainte écriture, nous l’avons annoncé, d’enseignements selon lesquels le péché, loin d'échapper aux desseins de Dieu et de déjouer son plan, est de quelque façon résolu par lui. La théologie a tenté d’enregistrer cette donnée, qu’il faut d’abord énoncer de façon précise.

Elle consiste au degré le plus faible en ce que Dieu tente l’homme. Et, par là, on veut nous dire qu’il l'éprouve, afin que soient découverts ses sentiments intérieurs et qu’il progresse dans la vertu. Tel fut le cas d’Abraham, Gen., xxii, 1 sq. ; des Hébreux au désert, Ex., xv, 25 ; Deut., viir, 2 ; cf. xiii, 3 ; de.lob, que Dieu éprouva par l’entremise de Satan. Saint Augustin a relevé cette sorte de tentation divine. Serm., i.xxi, 10, P. L., t. xxxviii, col. 453. 1. a demande de l’oraison dominicale : Et ne nos inducas… prie Dieu qu’il épargne toute épreuve à noire faiblesse : rf. Lagrange, Évangile selon saint Luc, p. 321 : Evangile selon saint Matthieu, p. 131 ; Chainc, L’ipttre de saint Jacques, p. 20.

Le texte célèbre d’Isaïe, vi, 10, signale une intervention de Dieu plus marquée. Ce verset est cité dans tous les évangiles, Matth., xiii, 1 115 ; Marc., iv. 1112 ; Luc, viii. 10 : Joa., xii, 39-40 ; et par saint Paul dans Act., xxviit, 25-28..lahweh y définit en ces termes redoutables la mission de son prophète : Excse.cn car populi Imjus et aures ejus aggrava et oculos ejus Claude : ne forte vident oculis suis et auribus suis aadial et carde sua intclligat et ronvcrlidnr et sanern

enm. L’interprétation du P. Condamin, Le livre d’Isaïe, p. 15 m. semble affaiblir ce texte, Il n’est point le seul dans PÉcriture qui attribue à Dieu l’endurcissement

du pécheur. Celui du pharaon, enseigné par Ex.. iv. 21 (cf. vu. 3 : ix. 12 ; xix, i i Ti. ; i été adopté comme typique par saint Paul, ni antithèse à la Fidélité de Mote Rom. i. 17 18. De leur nature, la prophétie et les dons de Dieu sont propres à ((induire l’homme au bien ; il résistera rependant : il portera ainsi le mal : i son comble Dieu le sait, et il se trouve que cette rébel lion servira son dessein. Dans le cas historique du pharaon. saint Paul visail d’ailleurs le problème par Uculier de la résistance des Juifs a t'Èvanglle, non

celui de la réprobation en général quant au salut éternel. Par ailleurs, la pensée que Dieu ait poussé cet homme au mal eût sûrement paru à saint Paul blasphématoire. Voir Lagrange, L'épttre aux Romains, p. 234-236 ; note sur saint Paul et la prédestination, p. 244-248.

La fin assignée par les évangiles aux paraboles (c’est à ce propos que les synoptiques citent le texte d’Isaïe) comporte le même enseignement. Jésus, proposant les paraboles, n’entendait point dérouter l’esprit des simples ; mais il est vrai que les Juifs y devaient trouver un plus grand aveuglement, lequel servait le dessein de Dieu, qui avait ainsi ordonné le salut que l’aveuglement des Juifs en était la condition. Voir Lagrange, Évangile selon saint Marc, note sur le but des paraboles, p. 96-103. Sur le but des paraboles et, en général, sur l’aveuglement et l’endurcissement des pécheurs par Dieu, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, voir l'étude circonstanciée de A. Srinjar : Le but des paraboles sur le règne et l'économie des lumières divines d’après l'Écriture sainte, dans Biblica, 1930, p. 291-321, 426-449 ; 1931, p. 27-40. Un mystère redoutable de providence nous est ainsi annoncé qui, laissant à l’homme l’entière responsabilité de son péché, introduit cependant le péché même dans les plans inviolables de Dieu.

Dans la théologie de saint Thomas, l’enseignement que nous venons de relever, outre certaines interprétations particulières (p. ex. : In epist. ad Rom., c. ix, leç. 3 ; Sum. theol., III », q. xlii, a. 3), s’exprime dans la forme suivante. On suppose le péché accompli, et nous avons appris que Dieu n’y est formellement pour rien. Parce que l’homme a péché, Dieu lui ôte sa grâce ; comme la grâce illumine et attendrit, sa soustraction est un aveuglement et un endurcissement. Ne comprenons pas que Dieu, le péché posé, ait l’initiative de cette opération, car le péché, de sa nature, met un obstacle entre les influences divines et l'âme coupable ; mais, plutôt que de subir la nécessité de l’obstacle, librement Dieu retire sa grâce. De son propre jugement et selon l’ordre de sa sagesse, il laisse le pécheur à la loi de son péché. On peut dire en ce sens que Dieu (el non pas seulement le péché » est la cause de l’aveuglement et de l’endurcissement (comparer Sam. theol.. I a -ll æ, q. i.xxix, a. 3. avec /" V" m Sent.. disl. XL, q. iv, a. 2, où saint Thomas accuse plutôt la causalité du pécheur à l'égard de ces effets). Il plaît à saint Thomas de commenter ces mots mêmes, à quoi il faut ajouter l’appesantissement des oreilles, qu’il interprète par rapport à des conditions connues de la grâce retirée. On observera qu’une causalité n’a pu être ici reconnue à Dieu à l’endroit de tels elTets qu’une fois ceux-ci traités comme maux de peine. L'événement s’en vérifie chez tout pécheur, quoique plus visiblement chez les pécheurs avancés. 1°-11*, q. i.xxix, a. 3.

En cet état où Dieu l’a réduit, le pécheur est disposé à (lécher de nouveau. Or. le péché est ordonné à la perte du pécheur : il n’est ordonné au salut du sujet qu’en vertu d’une miséricordieuse providence, Dieu permettant que l’on tombe afin que, reconnaissant sa Chute, on s’en humilie et se convertisse. Il faut donc

dire que, de leur nature, l’aveuglement et ses suit.es sont

ordonnés a la perte de qui les subit ; et c’cvl pnur<|iini ils sont tenus comme des effets de la réprobation. Par la miséricorde de Dieu, ils peuvent être temporaires et servir de remède aux prédestinés, auxquels munia

cooperantur in bonum. Dans tons les < ; is. la gloire <> Dieu en ressort, puisque sa Justice ou sa miséricorde

sont ainsi manifestées ; le choix des prédestines ne peut avoir, bien entendu, de la part « le Dieu, le sens d’une acception de personnes. I » II 1 ', q, ixmx. i I

Par ces multiples considérations, la théologie a

tenté d’accorder deux vérités également certaines : l’inviolable sainteté de Dieu, qui ne trempe dans aucun péché ; l’universel et infaillible gouvernement de Dieu, auquel rien n’échappe de ce qui se passe en ce monde. Elle nous dispense ainsi à sa manière les leçons complémentaires de sécurité et de crainte qu’elle a trouvées d’abord dans les livres sacrés.

2. Le démon comme cause du péché.

En cette matière du péché, le diable s’impose à l’attention des théologiens. La tradition chrétienne reconnaît unanimement en lui l’ennemi du genre humain, et qui se répand dans le monde pour la perte des âmes : voir Démon, Tentation. Nous traitons du diable strictement comme cause du péché.

a) Le diable ne cause le péché que d’une manière restreinte. — Le principe des actes humains qu’est la volonté est sujet à deux motions distinctes, celle de l’objet, celle de l’agent qui intérieurement l’incline. Quant à cette dernière, Dieu seul, outre la volonté même, détient pouvoir sur la volonté. Le diable n’incline donc pas la volonté du dedans ; et ce n’est jamais que de l’extérieur qu’il peut la séduire. Quant à l’objet, en effet, on peut représenter selon trois modes l’action exercée par cet endroit sur la volonté. Agit sur elle, l’objet proposé lui-même, comme un mets appétissant excite de soi le désir d’en manger. Agit sur elle, la personne qui offre cet objet. Agit sur elle, la personne qui signale la bonté de l’objet. Selon les deux dernières manières, le diable agit sur la volonté. Et parce que, du côté de l’objet, seul le bien absolu meut nécessairement la volonté, nous savons déjà que le diable ne sera jamais la cause suffisante d’un mouvement de la volonté. Ia-IIæ, q. lxxx, a. 1.

b) Comment le diable peut agir. — Mais, en ces limites et de cette manière, le diable dispose de moyens propres et redoutables. Il persuade par le dedans. Il n’en est pas réduit à des apparitions ou à de pseudo-miracles. Non certes qu’il agisse en nos facultés spirituelles : nous venons de dire que la volonté lui échappe ; pour l’intelligence, il se garde bien de l’éclairer, n’ayant souci que de l’obscurcir. Il y parvient, grâce à l’action qu’il exerce sur l’imagination et les facultés sensibles.

La théologie médiévale a considéré attentivement cette action des purs esprits sur la nature corporelle, dont nous touchons ici un cas particulier. Le diable donc excite des images dans l’imagination. Saint Thomas justifie ceci en disant que la formation des imagese ; t due au mouvement de certains éléments corporels ; or, le mouvement local est l’un des assujettissements de la nature corporelle aux purs esprits. Sans retenir cette théorie mécanique de l’imagination, on peut agréer la même conclusion, dès qu’on admet une action du diable sur le corporel et un rapport du corporel à cette faculté. De même, dit saint Thomas, le diable excite des passions dans l’appétit sensible ; voire il peut disposer habituellement à quelque passion. Et l’on comprend que les deux actions que nous venons de dire puissent se combiner et s’aider mutuellement. Nos sens extérieurs sont, à leur tour, sujets aux artifices du diable, rendus par lui plus subtils ou plus obtus. En cet ordre de choses, la limite du pouvoir diabolique, outre la permission de Dieu, tient en ce que les purs esprits ne peuvent former aucune matière : ils ont besoin d’éléments à partir desquels agir. La commotion due aux agissements du diable sur cette partie sensible de nous-mêmes peut être si grande que la raison en devienne liée et que l’on commette des actes qui sont des actes de péchés. Mais ils ne sont plus alors des actes humains, et notre première conclusion demeure, que le diable ne peut nous contraindre de pécher. L’homme est coupable qui succombe à la tentation diabolique : il faut seulement

reconnaître que sa faute est amoindrie à proportion que sa volonté fut pressée de la commettre : comme nous avons dit du péché de passion. Mais qui ne se rend pas aux suggestions du diable, et sa sensibilité fût-elle horriblement agitée, ne commet pas la moindre faute : la théologie scolastique distingue couramment entre la tentation de la chair, qui est le péché de la sensualité dont nous avons parlé, et la tentation du diable qui ne comporte de soi aucun péché. Ia-IIæ, q.- lxxx, a. 2, 3.

c) Opinions sur le rôle du diable. — Certaines opinions chrétiennes imputeraient volontiers au diable l’origine de la multitude de nos péchés. Origène, par exemple, qui tantôt incrimine le diable, tantôt nos seules passions déréglées, semblerait s’arrêter plus fréquemment sur l’intervention diabolique, d’où viennent tous nos péchés, non d’ailleurs sans la complicité de notre liberté. En d’innombrables passages, il décrit les ruses et les attaques de l’ennemi. Tertullien, De pænitentia, 5, saint Cyprien, De domin. orat., 25, sont aussi très attentifs à cette hostilité dont pâtit la vie chrétienne. Cf. Cavallera, art. cit., p. 35. Il appartient à la théologie de traduire sagement tant d’invectives et d’émois. Occasionnellement et indirectement, concède saint Thomas, le diable est la cause de tous les péchés, car il a fait pécher nos premiers parents, de qui nous avons hérité notre inclination au mal. Mais que tout péché soit dû à une persuasion particulière du diable, on ne peut l’accorder. Il n’est pas besoin que le diable, à tout instant, s’en mêle : et du dehors et du dedans nous sommes assez pressés d’offenser Dieu ! D’autant que Dieu et les saints anges le retiennent d’entreprendre tout ce qu’il voudrait : le diable nous tente moins qu’il n’en a l’envie. On voit que, pour cette théologie, la lutte de l’homme contre le péché ne consistera pas seulement à se mettre à l’abri du diable. I a -ir E, q. lxxx, a. 4.

Sur le propos du diable et de la tentation, il faut signaler l’erreur de Jovinien, combattue par saint Jérôme, Adv. Jovinianum, t. II, P. L., t. xxiii, col. 281 sq., selon qui le démon ne tente point ceux qui ont été baptisés dans l’eau et l’Esprit, mais seulement les infidèles et les pécheurs ; voir l’art. Jovinien ; celle d’Abélard, qui intéresse seulement le mode de la tentation, et qu’a combattue saint Bernard, Epist., clxxxix-cxci, qu’a condamnée le concile de Sens, en 1140, Denz., n. 383, voir Abélard, t. i.col. 43-48 ; enfin, les opinions qui ôtent la responsabilité aux péchés issus d’une tentation ou qui préconisent la passivité sous les suggestions du diable, dont un exemple est la doctrine de Molinos (voir ce mot). Le sujet de ce paragraphe nous donne l’occasion d’évoquer ici une doctrine qu’ont tenue bon nombre de Pères latins et particulièrement saint Augustin, et qui reconnaît au démon précisément un droit sur les pécheurs, remis de par Dieu à son empire, d’où les retire la rédemption du Christ : on étudiera cette question dans les travaux de J. Rivière sur l’histoire du dogme de la rédemption.

3. L’homme comme cause du péché.

L’homme induit son semblable à pécher. Il le fait soit en proposant l’objet, soit en signalant sa bonté. S’il n’a pas tous les moyens du diable, il en a d’autres, et qui peuvent être très persuasifs, mais non jamais irrésistibles. Leur étude donnerait lieu à abondante description. On la trouve pour l’essentiel dans la question du scandale (voir ce mot), qui est justement le péché de ceux qui font pécher les autres.

Mais l’homme se trouve être cause du péché d’une manière singulière, à savoir par la voie de la génération. C’est à cet endroit de son traité et par cette transition que saint Thomas, dans la Somme théologique, introduit l’étude complète du péché originel. Ia-IIæ, q. lxxxi-lxxxiii. Voir l’art, suivant.

Les péchés causant d’autres péchés.

On ne relève

pas ici, outre celles que l’on vient d’exposer, une nouvelle catégorie de causes du péché. Mais on signale, à l’origine des actions qui nous mettent en la disposition de pécher, la présence possible de péchés antérieurs. Une théologie systématique assume de cette façon maintes données de la tradition chrétienne où sont dénoncés les rapports de certains péchés entre eux ; en même temps qu’elle introduit dans ce royaume du désordre certaines lois qui le réduisent mieux à notre connaissance. Sont retenues ici, comme objet d’examen, la connexion établie par la sainte Écriture entre la cupidité et tous les péchés, entre l’orgueil et tous les péchés, et la théorie des péchés capitaux.

1. La cupidité.

Saint Paul a dénoncé la cupidité comme la racine de tous les péchés. I Tim., vi, 10. Comment le comprendre ? Le mot de cupidité de soi souffrirait plusieurs sens. Par une méthode remarquable, saint Thomas l’interprète selon le contexte ; et il l’entend comme l’amour désordonné des richesses. Le grec quXapyupîa lui donne nettement raison. Cette cupidité est la racine de tous les péchés en ce sens que les richesses, qu’elle convoite, permettent l’assouvissement de tous les appétits, et non seulement en choses matérielles ; qu’est-ce qui ne s’achète pas en ce monde ? Pecuniæ obediunt omnia, disait l’Ecclésiaste, x, 19. La causalité, ici considérée, est bien exprimée par ce mot de racine : de la richesse, toute sorte de péchés tireront leur substance, comme de la racine toutes les parties de l’arbre tirent leur aliment. On n’entend d’ailleurs avancer ainsi qu’une loi morale, et qui se vérifiera souvent, mais non infailliblement. Notre théologie rencontre exactement la pensée de l’auteur inspiré : Nam qui volunt diviles fieri, dit le ꝟ. 9, incidunt in tenlationem et in laqueum diaboli et desideria mulla inutilia et nociva quæ mergunt homines in interitum et perditionem. A la faveur de cette formule, la théologie a ainsi retenu l’un des avertissements les plus constants du christianisme, qui redoute les richesses comme l’un des dangers du royaume des cieux. Le vœu de pauvreté, essentiel à l'état religieux, n’est pas étranger à ce sentiment. On distinguera le cas allégué ici de celui de l’avarice tenue pour péché capital. Ia-IIæ, q. lxxxiv, a. 1 ; cf. Ila-II*, q. exix, a. 2, ad lum. Pour l’exégèse du texte de saint Paul, on peut voir M. Meinert, Die Pastoral briefe des ht. Paulus, Bonn, 1931, p. 73-74, la note Irrlehre und Habsucht ; sur la pensée ici engagée : L. Rohr, Die soziale Frage und das Neue Testament, Munster, 1930.

Il n’y a pas de rapport, on le voit, entre la considé ration que nous venons de dire et la théorie augustinienne de la cupidilas, où le mot possède un sens beaucoup plus ample et intéresse l’origine du péché plus profondément : il se rencontre plutôt avec cette conversion déréglée vers quelque bien dont nous avons dit que tout péché la comporte premièrement, ou avec cet amour de soi d’où nous devons redire à l’instant que tout péché procède. Sur cette notion augustinienne et sa place dans la théorie du péché : Mausbach, op. cit.. i. [. p. 222-229.

2. L’orgueil.

Un verset de l’Ecclésiastique, x. 15, énonce, dans la Vulgate, que l’orgueil est le commencement de tout péché, inilium munis peccati superbia. Le contexte consulte avertit saint Thomas d’entendre Ici l’orgueil comme péché spécial, c’est-à-dire l’amour désordonné de la propre excellence. Il commence tout péché, en ce sens que tout péché poursuit, dans le bien ou il s’attache, une satisfaction et une perfection du pécheur ; aussi bien n’est-il aucun péché qui ne puisse devenir formellement péché d’orgueil. Tandis que la

cupidité fournit la facilite de pécher. l 'orgueil rend l’homme sensible a l’attrait des biens périssables, lai « et effet se révèle l’un des modes de la primauti d<

1 l’orgueil sur tous les péchés (voir ce mot). Le texte grec ne prête pas à cette systématisation de la théologie, puisqu’on y dit, à l’inverse, que le commencement de l’orgueil est le péché. Voir Swete, The Old Testament in Greek, Cambridge, t. u.

3. Les péchés capitaux.

La cupidité et l’orgueil, dont on vient de dire l’influence, pourraient à ce titre passer pour péchés capitaux : leur nom propre cependant est racine et commencement ; la théologie réserve celui-là à des péchés exerçant une causalité qu’elle a soigneusement définie.

La théorie théologique des péchés capitaux conclut une longue histoire. Le mot est ancien, ainsi que l'énumération de péchés auxquels on l’applique. Mais sa signification n’est pas constante. Dans l’ancienne discipline pénitentielle, les péchés capitaux, dont la liste est d’ailleurs variable, sont les péchés dont la rémission ne s’obtient que par pénitence publique. Voir art. Pénitence. Tertullien voit, dans le bain sept fois renouvelé de Naaman le Syrien, le symbole de la purification des péchés capitaux des gentils, qui sont l’idolâtrie, le blasphème, l’homicide, l’adultère, le stupre, le faux témoignage, la fraude. Adv. Marc, t. IV, c. ix, P. L. (1844), t. ii, col. 375. Chez Origène, qui dénombre par ailleurs de certaines inclinations mauvaises comme les principes des péchés (à chacune desquelles est préposé un démon particulier), l’expression de péchés capitaux prend l’acception spéciale de péchés de la tête, telle l’hérésie et autres fautes semblables. In Levil., viii, 10, 11, P. G., t.xii, col. 502 B et 506 A. Sur Origène et Tertullien, voir Cavallera, art. cit., 1930, p. 49-63. Le septénaire des péchés capitaux, tel, ou à peu près, que l’ont consacré la théologie et avec elle la morale populaire, la littérature et les arts, remonte à des auteurs comme Cassien, saint Jean Climaque et saint Grégoire le Grand ; Hugues de SaintVictor, dans ses Allegorise in Novum Testamentum, et Pierre Lombard, // Sent., dist. XL II, contribuèrent principalement à l’imposer à la pensée médiévale. Sur la formation et l’histoire de cette liste, on trouvera un exposé copieux dans Ruth Ellis Messenger, Ethical teachings in the latin hymns of mediseval England, NewYork, 1930.

Sur ce thème, la théologie va raisonner. Elle nous laissera le bénéfice d’une définition précise du péché capital, à partir de cette dénomination même, et d’une justification critique de rénumération des sept péchés capitaux.

Saint Thomas inaugure son élaboration par l’examen de ce mot de capital ; il s’attache en cela au vocable usuel plutôt qu'à celui de saint Grégoire. Pour ce Père, les péchés en question sont les principaux, et il les représente comme les guides, duces, de cette innombrable armée du vice dont l’orgueil est le roi. Entre les acceptions auxquelles le mot de luimême se prête, saint Thomas retient celle qui dérive du sens métaphorique du nom, d’où vient l’adjectif. Et le péché capital prend ainsi rang de chef ou de principe par rapport a d’autres péchés. Or, il y a pour un péché diverses manières de procéder d’un autre. Soit que celui-ci devienne cause efficiente, ou bien par

soi : lacté d’un péché crée l’Inclination à le reproduire,

et la relation est ici établie entre péchés de même espèce ; ou bien par accident : un péché ôtant la grâce ou la crainte, ou la pudeur, ou généralement tout ce qui relient de pécher, permet que l’on tombe en tout autre péché. Soll qu’il devienne cause matérielle, en

ce qu’il fournit matière à un autre péché : comme

l’avarice d’où viennent querelles et chicanes, soit

qu’il devienne cause finale, en ce qu’il représente un bien en VUC duquel est commis un autre péché ainsi l’ambition cause la simonie ou l’avarice, la fornication. De ces diverses dépendances, seule la der*

nière désigne une origine formelle du péché, d’où celui-ci reçoit son espèce principale. Un péché est dit « capital » qui possède la propriété d’engendrer des péchés en cel te Façon. Et elle revient à tout péché dont l’objet propre constitue une fin assez attrayante pour qu’elle suscite communément d’autres péchés ordonnés à la satisfaire. Où la théologie, on le voit, précise par ses moyens propres une notion que saint Grégoire et les anciens auteurs avaient appréhendée confusément. Saint Thomas n’est pas infidèle à la pensée traditionnelle, il la détermine. la-Il 88, q. lxxxiv, a. 3.

La notion thomiste du péché capital permet de justifier au mieux le septénaire, dont saint Thomas emprunte l’énuméralion à saint Grégoire : « Vaine gloire, envie, colère, tristesse, avarice, gourmandise, luxure. » La Somme théologique y procède d’une manière qui est nouvelle par rapport aux essais antérieurs de saint Thomas lui-même. In I 1um Sent.. dist. XLI1, q. ii, a. 3 ; Demalo, q. viii, a. 1. L’origine d’un péché issu d’un autre selon la raison de cause finale peut se vérifier chez un pécheur, de qui elle trahirait la disposition particulière et l’ordre singulier de ses amours. Mais de l’individuel il n’est pas de science, et trop d’humeurs et de fantaisies font varier ces cas. Quelque connaissance, toutefois, n’en est pas impossible, et nous sommes aujourd’hui plus curieux de leur secret original, mieux munis pour le découvrir. On peut entendre la même causalité selon les affinités naturelles des biens entre eux. En ce sens, tel péché le plus souvent procédera de tel autre. Quels que soient les cas particuliers, il y a des fins ordinairement régnantes et des fins ordinairement soumises. On découvre ainsi, parmi les péchés, quelques directions maîtresses, qui se prêtent à une connaissance relativement universelle et nécessaire.

Et voici comment on les dégage. Disons que certains péchés capitaux répondent à l’appétit du bien, d’autres à l’éloignement du mal. Pour les premiers, on peut invoquer la division commune des biens de l’âme, que poursuit la vaine gloire ; des biens corporels, que convoitent la gourmandise et la luxure ; des biens extérieurs, que retient l’avarice. Mais on peut trouver de ces quatre péchés une justification plus radicale, selon qu’ils adhèrent à des biens vérifiant les conditions mêmes de la béatitude, laquelle est l’objet du plus naturel des désirs. De la raison de béatitude, est d’abord la perfection : l’on peut dire que c’est l’appétit de la perfection dont la vaine gloire est le désordre. Puis la suffisance : c’est le soin de l’avarice. Puis le plaisir : c’est où se portent sans mesure la gourmandise et la luxure. Quant à l’éloignement du mal, on craint la difficulté sensible, et c’est pourquoi l’on abandonne les biens spirituels : d’où l’acédie. On répugne à la gêne que peut causer à son bien celui du prochain : d’où l’envie ; mais si l’on va jusqu’à poursuivre la vengeance, on pèche par colère (saint Thomas notera ailleurs que la colère, appétit de la vengeance, se trouve renforcée de tout notre appétit de justice et d’honnêteté, dont la dignité donne un prestige à l’objet de la colère : II a -Il æ, q. et viii, a. 6). Les mêmes péchés s’attachent au mal qui évince le bien d’où l’on se détourne. Ainsi est rattachée aux mouvements primordiaux de l’appétit humain l’énumération traditionnelle des péchés capitaux ; ils représentent, en ce système, les grandes séductions dont le cœur de l’homme est menacé. Il reste sans doute que la donnée originale se montre rebelle par quelques endroits à cette organisation rationnelle ; mais si l’on veut bien ne point forcer la signification de ces péchés, y entendre de l’implicite, accepter entre eux des inégalités, nous en avons rendu compte au mieux. Et notre interprétation possède la vérité que l’on peut demander d’une classification morale, spécialement en matière

de péché. On notera que saint Grégoire opposait les sept péchés capitaux aux sept dons du Saint-Esprit :

ni la théologie des péchés, ni celle des dons ne le retiennent. El saint Thomas déclare qu’il ne doit pas y avoir une opposition entre les sept principaux péchés et les sept principales vertus, car on ne pèche pas en se détournant de la vertu, mais en aimant quelque bien périssable. Saint Thomas ne retient pas davantage l’ordre de ces péchés entre eux : pour saint Grégoire, ils s’engendraient l’un l’autre, et c’est pourquoi il attachait de l’importance à l’ordre de l’énuméralion. .Mais les péchés subordonnés sont naturellement retenus. Saint Grégoire estimait présenter ainsi un catalogue complet des péchés ; saint Thomas l’adopte, mais il a d’autres matériaux. Dans la question disputée De malo, qui est un traité du mal, la matière morale se trouve distribuée selon l’ordre des péchés capitaux ; cette distribution ne peut être, tien entendu, celle de la Somme théologique. On voit comment la théologie à la fois réduit l’importance et approfondit la signification de l’antique théorie des péchés capitaux. I a -11 1E, q. lxxxiv, a. 1.

On ne cherchera donc point dans le classement des péchés capitaux, tel que nous venons de le rapporter, un tableau des péchés graves : la considération de la gravité n’a nullement commandé cette élaboration ; et il y a des péchés capitaux qui, de leur nature, n’excèdent pas le véniel. Dans les morales modernes, la matière est volontiers distribuée selon les péchés capitaux et les préceptes ; on juxtapose deux méthodes, sans prendre garde peut-être à ce paradoxe, que l’étude des principaux péchés se trouve détachée de celle des préceptes, dont on pouvait croire qu’ils prohibaient ces péchés principaux. Le septénaire y a aussi subi quelques altérations. Pour saint Thomas, l’orgueil, dont on a dit plus haut qu’il est le commencement de tous les péchés, à cause précisément de cette universalité, est plus qu’un péché capital, mais le prince des péchés. La cupidité, dont nous avons aussi parlé, comme elle cause le péché à la manière d’une cause matérielle, ne prend point rang de péché capital ; mais, si on la considère proprement comme l’amour désordonné des richesses, elle suscite alors comme une fin souveraine un grand nombre d’autres péchés, on la nomme avarice, et il faut voir en elle l’un des sept péchés capitaux. Sur toute cette question, voir l’art. Capital (péché).