Dictionnaire de théologie catholique/PÉCHÉ VII. Les effets du péché

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.1 : PAUL Ier - PHILOPALDp. 113-120).

VII. Les effets du péché. L’ordre de la doctrine requiert ici cette étude. De toute réalité, on considère les effets, qui en complètent la connaissance. Il y a lieu spécialement de le faire en matière de péché, car cet acte, qui est désordonné, ne peut manquer d’introduire dans la vie humaine des troubles originaux. La théologie a compris sous trois chefs les effets, à la vérité multiples, du péché. Nous justifierons cette distribution à mesure. Au troisième groupe d’effets, saint Thomas a rattaché la considération du péché comme mortel et comme véniel : gardons-nous de la retirer de ce contexte d’où elle reçoit déjà son sens.

I. LA CORRUPTION DU MES NATUREL. —

SoUS Ce chef, sont groupés des effets du péché que déduit l’analyse philosophique, mais qui se trouvent aussi rendre compte de certaines données positives. Le titre qu’on leur attribue convient à de certains effets du péché originel, et peut-être l’entendrait-on de préférence à son sujet ; mais il recouvre aussi des effets propres au péché actuel.

Existence et nature.


Une philosophie du mal recherche si le mal corrompt le bien et dans quelle mesure. Cf. Sum. theol.. ! ’. q. xlviii, a. 4. Du mal qu’est le péché. nous demandons s’il corrompt le bien naturel.

1. Diminution de l inclination à la vertu. —

Sous le nom de bien naturel, il s’agit du bien de l’homme que

sont d’abord ses principes constitutifs, le corps et l'âme, avec leurs propriétés, telles les puissances de l'âme, etc. ; mais aussi son inclination à la vertu, laquelle lui est naturelle : car il est homme par sa raison, et la forme spécifique détermine en tout être une inclination qui lui est éminemment naturelle ; or, l’inclination raisonnable n’est pas différente de l’inclination à la vertu. On signale expressément ici ce bien naturel, puisque sur lui le péché doit exercer ses dommages.

Le péché laisse intacts, en effet, les principes constitutifs de l’homme et les puissances de son âme, en tant que mesurées par leurs objets spécifiques. Cette conclusion se tire de ce que ce bien-là est le sujet du péché ; or, le mal ne détruit pas son sujet : il se détruirait alors lui-même ; et ce sujet non détruit conserve son intégrité : ni la nature, en effet, ni ses puissances n’augmentent ni ne diminuent. Mais l’inclination naturelle à la vertu souffre du péché. Car le péché est un acte. Et tout acte dispose à ses pareils. Mais, dès qu’on incline vers un extrême, se trouve diminuée d’autant l’inclination portant à l’extrême contraire. Et l’on sait qu’il y a entre vice et vertu ce rapport de contrariété. Ce raisonnement est de nature métaphysique. Il engage la doctrine de la formation des habilus par les actes du sujet, laquelle invoque chez le sujet agissant une passivité sans quoi son action n’aurait pas en lui cet effet. Il ne méconnaît pas qu’un accident (l’acte) n’agit pas comme une cause efficiente sur son sujet (la puissance de l'âme) ; car, en vérité, l’objet ici agit sur la puissance, ou cette puissance sur une autre. On ne fait donc en tout ceci qu’invoquer des nécessités naturelles. Rien ne serait plus éloigné de notre théologie que d’imaginer, à la manière d’une sanction extrinsèque, cette atteinte au bien naturel de l’homme que nous venons de dire. Nous disons qu’il est impossible que l’homme faisant un péché ne se diminue en son inclination vertueuse, c’est-à-dire en ce bien qu’il tient de ce qu’il est ; comme il est impossible, en général, que l’homme ne se modifie en quelque façon par les actes qu’il fait. On distinguera de cet effet du péché le désordre qui est celui de l’acte mauvais lui-même : par ce désordre, on peut certes dire que le péché corrompt le bien de la nature, mais on l’entendra alors par mode de causalité formelle, comme on dit « pie la blancheur blanchit le plafond. I a -1I ! E. q. LXXXV, a. 1. Cet effet du péché reconnu, on demande naturellement jusqu’où il va. Et, parce que l’homme est capable de pécher, pour ainsi dire, à l’infini, on s’informe si l’inclination vertueuse ne peut être absolument corrompue. Mais la réponse négative s’impose aussitôt : le péché ne corromprait absolument l’inclination vertueuse qu’en détruisant la raison même : mais comme on pèche en tant qu'être raisonnable, le péché détruisant la raison se détruirait soi-même : or, un aile n’est jamais son propre anéantissement. Reste que l’on concilie la permanence d’une inclination finie avec le renouvellement Infini des actes qui la diminuent. On ne peut recourir Ici à l’exemple fie quantités progressivement plus petites, Otées d’une quantité donnée, car il se peut que le péché suivant, plus grave « pic le premier. 6te aussi davantage à l’inclination vertueuse, il

sudit de distinguer le tenue et la racine de l’inclination : il est rai qu’elle tend vers un terme, mais elle part dune racine. Or, le péché la diminue quant 6 son

terme : on veut dire que l’inclination qu’il crée

empêche le développement vers ion terme de l’inclination vertueuse. Des péchés multipliés à l’infini signifient i « nient des obstacles accumulés A l’infini, mais

la racine de la vertu reste Intacte I. homme est encore un homme, c’est a dire un être raisonnable, un sujet fait pour la vertu. Cette analyse, de tout point conforme à notre première proposition, révèle done dans

l’homme une région inviolable aux effets du péché. Point de pessimisme empressé. Les damnés eux-mêmes possèdent l’inclination dont nous parlons : elle est à l’origine de leurs remords ; il ne lui manque que d'être réduite à l’acte. Mais l’effet que nous venons de signaler demeure bien entendu redoutable : l’acte vertueux peut être rendu, par la multitude des péchés, fort difficile ; plutôt que de l’accomplir avec cette aisance et ce plaisir qui sont le vœu de sa nature, il faut à cet homme, pour le faire, soulever un grand poids. Le péché originel y a, d’ailleurs, sa part qui, privant l’homme de la justice originelle, le laisse aux prises avec les parties diverses de sa nature. I a -Il æ, q. lxxxv, a. 2.

2. Effet du péché sur les vertus.

A l’inclination naturelle dont nous venons de parler, les vertus ajoutent leur propre détermination. Comme elles portent à son point d’achèvement un bien naturel, nous pouvons, à cet endroit, recenser l’effet propre des péchés sur les vertus, que nous avons évoqué déjà, plus haut § II, et dont nous parlerons de nouveau cidessous, à l’occasion du péché mortel.

La doctrine se partage selon qu’il s’agit des vertus infuses ou des vertus acquises. Celles-là sont ôtées absolument par un seul acte de péché mortel ; elles ne sont ni ôtées ni diminuées par les péchés véniels en eux-mêmes, si multipliés qu’on les suppose. Les vertus acquises ne sont pas plus ôtées qu’elles n’ont été obtenues par un seul acte. Mais des actes répétés, au point d’engendrer un vice, ôtent la vertu contraire. Or, une seule vertu ôtée, du même coup la prudence est exclue. Mais la prudence absente, il n’est plus aucune vertu qui subsiste selon cette raison de vertu. Elles demeurent comme inclinations à certains objets, qui se trouvent être bons : à ce titre, elles permettent de faire le bien, mais non plus de le bien faire : bonum, non bene, comme dit saint Thomas.

Cet effet du péché, tenant dans le péché à l’acte, est néanmoins attribuable au péché d’omission, puisque celui-ci est lié, au moins par accident, à un acte volontaire, cause de l’omission, lequel peut déterminer une inclination vicieuse au moins par ses conséquences. Cf. Salmanticenses, q. lxxxv, 2.

2° Formules traditionnelles. - — Cet effet du péché, qu’a déduit l’analyse philosophique, peut être présente à la faveur de formules ou de données traditionnelles, ("elle de saint Augustin, d’abord, pour qui le péché est privation de mode, espèce et ordre : De naiura boni. c. iii, P. L., t. xlii, col. 553. Car ces trois attributs sont ceux du bien : en tant qu’un être a sa forme, on lui attribue l’espèce ; parce que la forme se prend selon une certaine mesure, on lui attribue le mode ; parce qu’elle définit le rapport de cet être avec les autres, on lui attribue l’ordre. Tout bien vérifie analogiquement ces caractères : cf. Stan. theol., l a, q. V, a. 5. L’inclination à la vertu les possède pour sa part : et, comme elle est diminuée par le péché, sans être jamais ôtée, ainsi son espèce, son mode, son ordre. I.a nature elle-même, en ses principes constitutifs, nous l’avons dit. demeure intacte sous le péché : ainsi les trois attributs de sa bonté. Mais, si l’on se réfère BUX VertUS infuses et à la grâce. Cette fois l’ordre, le mode, l’espèce sont totalement ôtés par le péché mortel De même, si l’on considère l’acte même du péché, mi se retrouve une pareille privation. ()n Jugera donc

île celle proposition auguslinienne selon les points ou on l’applique. Il y a dans le présent article de saint Thomas un mot qui pourrait émouvoir, quand il dit que le péché est rssenliuliter privalio : mais la vigilance de Cnjetan. In / am -// æ, q. LXXXV, a. t. et ccll<

cannes de Salamanque (tbid.) n’ont pas manqué de l’interpréter correctement, s ; m s préjudice « le notre

malice positive comme constitutive du péché. I*

q. lxxxv, a t

Les blessures de la nature sont, par excellence, effets du péché originel (voir ce mot). Mais on peut tirer parti du mot et l’appliquer à l’inclination vertueuse diminuée par les péchés actuels. Et, comme la tradition signale quatre blessures, on dira de ces péchés qu’ils émoussent la raison, singulièrement en sa fonction pratique ; qu’ils rendent la volonté moins sensible au bien ; qu’ils aggravent la difficulté des bonnes actions ; qu’ils enflamment la concupiscence. On exploite heureusement ainsi notre déduction philosophique. I a -Il « î, q. lxxxv, a. 3.

Mais on ne transférera point aux péchés actuels les effets de mort et de défauts corporels qui sont attribués au péché originel. Ce dernier les opère en ôtant la justice originelle, ce qui lui est rigoureusement propre. Il se peut qu’un péché actuel soit une faute plus grande que le péché originel et qu’il ôte plus violemment la grâce : mais la grâce, de sa nature, ne remédie point aux défauts corporels, comme faisait la justice originelle. Il est, par ailleurs, assuré que l’acte de certains péchés entraîne des accidents corporels : ainsi la gourmandise, la luxure, etc. Mais ces eilets n’appartiennent point au péché comme péché. I a -II iE, q. lxxxv, a. 5-6.

Tels sont les ravages du péché parmi les biens que possède l’homme naturellement.

II. LA tache DU PÉCHÉ.

Mais le péché souille aussi le pécheur. Non content de porter atteinte à son bien naturel, il le laisse marqué d’une flétrissure ou, selon l’image consacrée, d’une tache, macula. Ces deux effets sont bien différents. Tandis que le premier est obtenu plutôt par l’analyse philosophique, le second procède davantage de données positives. Rien de plus fréquent dans la sainte Écriture et dans la littérature chrétienne que de présenter le péché comme une souillure de l'âme. Le thème a été transmis aux théologiens du Moyen Age, notamment par P. Lombard, IV Sent., dist. XVIII. Saint Thomas entend la tache comme un effet du péché, et qui satisfait à cette nécessité de rendre compte de l'état du pécheur à la suite de son péché, jusqu’au temps de la rémission.

Il considère attentivement l’image traditionnelle. Une tache signifie l'éclat perdu par suite d’un contact de la chose nette avec quelque autre. On transpose aisément ce mot de l’ordre sensible au spirituel. L'âme adhère à ses objets par l’amour ; son éclat est celui de la raison et de la grâce. Par le péché, où elle adhère à des objets contraires à la raison comme à la grâce, son éclat est perdu. Elle contracte une tache. On obtient ainsi un effet du péché, qui se prend de cette propriété lumineuse où l’on se plaît communément à reconnaître l’homme de bien.

Il consiste dans une privation, ainsi que l’annonce heureusement ce mot de tache, tel que dès l’abord nous l’avons entendu. Car, outre la disposition vers des actes pareils qu’engendre l’acte du péché, on ne voit pas que le péché cause en l'âme rien de positif ; cette disposition, néanmoins, ne rend pas compte de l'état du pécheur ; elle est abolie sans qu’on cesse d'être un pécheur, comme lorsqu’un prodigue devient avare : il n’incline plus vers la prodigalité, mais il ne laisse pas d'être souillé par ce premier péché ; ou bien elle subsiste alors qu’on n’est plus un pécheur, car la pénitence peut ne point ôter aussitôt cette inclination contractée. Si l’on disait néanmoins qu’il reste chez le pécheur l’attachement à l’objet de son péché, lequel est positif et rend compte de son état, il faudrait répondre qu’un tel attachement, qui se termine au bien propre du pécheur, ne suppose en lui rien d’autre que la nature de sa volonté, laquelle y suffît sans le concours d’aucune inclination supplémentaire : donc on ne peut voir là rien qui soit dû au péché ; cet attachement caractérise le pécheur pour autant qu’il est

connexe à une privation, où se marque précisément la trace du péché. Par ailleurs, la tache ainsi entendue est attribuable a chacun des péchés que commet un pécheur, car chacun d’eux s’oppose à l'éclat de l'âme et dans la mesure même où il est péché. Il en va comme d’une ombre, dont la figure dépend exactement du corps interposé. Nous entendons la tache en liaison avec le péché même. Elle ne dit point absolument absence de l'éclat spirituel, mais sa perte, en tant que due à un certain péché. C’est pourquoi la tache du péché relève du mal de faute et n’est d’aucune façon imputable à Dieu. Peu importe, en outre, que le péché nouveau trouve chez le pécheur la grâce absente, car, sans compter qu’il prive pour sa propre part de la lumière permanente de raison, il est propre à exclure la lumière de grâce et fait à celle-là un nouvel obstacle, en sorte qu’elle ne se lèvera de nouveau sur l'âme que ce péché disparu, et non pas seulement le premier. Pour mieux comprendre que la privation dont nous parlons subsiste une fois passé l’acte du péché, plutôt qu'à la comparaison de l’ombre, on recourra à celle de l'éloignement. Cessant de pécher, on n’est pas du même coup remis sous l’influence de la lumière spirituelle. Il y faut un acte positif défaisant ce que le précédent a fait ; il reste que l’on revienne d’où l’on est parti. La chose est sûre ; il suffît que les mots s’y conforment. I a -II « , q. lxxxv.

Nous voyons donc dans la tache un effet propre du péché. Des théologiens ont préféré l’entendre du reatus pœnæ, que nous trouverons ci-dessous, avec lequel, disent-ils, la tache se confond : tels Scot et Durand de Saint-Pourçain. D’autres, tel Vasquez, la réduisent à une dénomination extrinsèque dérivant du péché commis et bel et bien passé. Les thomistes ont critiqué ces opinions, qui sont en effet discordantes de la doctrine de saint Thomas. Contre la première, ils invoquent de surcroît la condamnation des propositions 56 et 57 de Baïus. Denz., n. 1056, 1057. Voir là-dessus : Salmanticenses, disp. XVII, n. 2, et In J 8 ™-//*, q. lxxxvi, a. 2, n. 10 sq. ; en plus bref, Billuart, diss. VII, a. 2.

Sous ce terme de tache du péché, les anciens théologiens reconnaissaient la chose même qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de péché habituel. Dans les deux cas, on entend dénoncer l'état du pécheur et l’on satisfait à cette pensée que le péché commis demeure en quelque façon chez son auteur. Le mot de « péché habituel » évoque seulement de préférence cette disgrâce où se maintient l’homme qui a offensé Dieu ; celui de « tache » la souillure de son âme. Mais l'état du pécheur dans les deux cas ne peut se prendre autrement que de la privation que nous avons dite.

Nous dirons ci-dessous en quel sens le péché véniel cause une tache. On prendra garde à la corrélation de la présente notion avec celle de la grâce guérissante, gratia sanans.

m. l’ohlioation a la PEisE. — Par cette formule, nous traduisons le reatus pœnæ de la théologie. Le mot de reatus appartient à la doctrine du péché originel, duquel on dit que chez le baptisé transit reatu, manel aclu : il est alors synonyme de culpabilité. Mais on désigne aussi par lui l’un des effets du péché actuel, à savoir cette condition où le péché établit son auteur d'être en dette d’une peine : reatus pœnæ. En vertu du péché, une obligation est contractée de la part du pécheur dont il n’est acquitté que par une peine subie. Il est passible de peine. Un texte de saint Thomas définit à souhait le sens du vocable ainsi que son extension, qu’il serait intéressant de comparer avec l’usage qu’en faisait la langue juridique des Romains : Reatus dicitur secundum quod aliquis est reus pœnæ ; et ideo proprie reatus nihil est aliud quam obligatio ad pœnam ; et quia hœc obligatio quodammodo est média

inter culpam et poenam, ex eo quod propter culpam aliquis ad pœnam obligatur, ideo nomen medii transumitur ad extrema, ut inlerdum ipsa culpa vel eliam pœna reatus dicitur. In II am Sent., dist. XLII, q. i, a. 2. Que le péché entraîne un châtiment, la pensée chrétienne, en sa forme la plus élaborée comme en son expression la plus commune, le tient pour indubitable. Le théologien tente ici de donner une exacte notion de cette vérité reconnue, et que des dogmes solennels ont au surplus, par bien des points, consacrée.

Existence.

On justifie d’abord que le péché ait

cet effet. Saint Thomas y procède de la manière la plus convaincante et découvre dans cette réalité morale la vérification d’une loi universelle. Car nous observons dans l’ordre de la nature que l’intervention d’un contraire détermine de la part de l’autre une action plus énergique : Aristote disait que le froid gèle davantage une eau chauffée (/ Meleor., 348 b, 30-349 a, 9) ; mais on signale par là le phénomène universel de la réaction, où s’exprime la tendance de tout être à se conserver dans son être. Par une dérivation de cette loi, nous observons en outre que les hommes sont naturellement enclins à riposter aux attaques, jusqu'à abattre leurs adversaires.

Il n’y a pas lieu de limiter cette loi aux individus : tout ordre lésé exerce pour son compte une répression. Et, comme le péché est un acte désordonné, il faut attendre que l’ordre atteint par lui le réprime. La peine n’est pas autre chose que cette répression même. On déterminera en quoi elle consiste si l’on connaît l’ordre lésé. Or, le péché lèse l’ordre de la raison, directrice naturelle des actes humains : la répression de la raison consiste dans le remords de la conscience. Il lèse l’ordre du gouvernement divin, dont la répression s’exprime en la peine infligée par Dieu. Il lèse l’ordre de la société humaine, civile, domestique, ecclésiastique, professionnelle, etc., non que tout péché lèse cet ordre-là, et la société civile elle-même comme la société ecclésiastique qui sont, chacune en son ordre, des sociétés parfaites, ne châtient point absolument tous les péchés ; mais, quand un péché commet cette atteinte, la répression joue et la peine correspondante est encourue.

De ce raisonnement ressort la notion essentielle de la peine du péché. Elle ne se réfère en rien à la réparation du péché ; mais elle est du péché la contre-partie. Le péché étant posé, une peine y répond. Au désordre accompli est infligé une réplique par quoi le désordre est équilibré, mais non pas réparé. La réparation du désordre — nous voulons dire sa destruction — relève de la pénitence et de la satisfaction : par elles, le péché est anéanti, et il appartient au théologien d’en définir les voies (voir Justification, Pénitence). Mais cette fonction n’est en rien celle de la peine proprement dite. Telle que nous l’avons présentée, elle répond à cette préoccupation de maintenir, à rencontre de la perturbation du péché, le triomphe de l’ordre. Sans la peine, le pécheur a raison de l’ordre des choses ; il ne se peut que l’on concède cette victoire à son caprice ; la peine y pourvoit. Elle est la forme que prend l’ordre, définitivement inviolable, une fois posé le péché. Ne disons même point la peine, car il se peut qu’elle tarde et il ne faut pas que le péché se flatte d’un triomphe même éphémère ; disons précisément l’obligation à la peine, laquelle est seule, aussi bien, l’effet propre et direct du péché. Aussitôt le péché commis, e » 1 encourue de la part du pécheur cette nécessité où se marque la permanence non compromise de l’ordre. Il suit du péché même quelque chose on l’avoue la défaite du péché. Grâce au reatus pœnee, l’ordre du monde est sauf, que le péché n’a pu rompre.

il j a plus qu’une parenté entre cette notion essen tielle de la peine que propose talnl Thomas et les

belles considérations où saint Augustin annonce le châtiment nécessaire et imminent du pécheur : ne vel punclo lemporis universalis pulchritudo turpetur, ulsit in ea peccati dedecus sine décore vindictæ.De lib. arb., III, xv, 44, P. L., t. xxxii, col. 1293 ; sur cette conception d’Augustin, voir Mausbach, op. cit., t. i, p. 119-122. Dès lors, il apparaît que la peine essentiellement est contraire à la volonté. Saint Thomas revendique communément pour elle ce caractère : en quoi il ne propose pas une description psychologique, mais définit la nature même de la peine en rapport avec sa fonction spécifique. On ne nie point pour autant que la peine ne puisse devenir médicinale, ordonnée à la correction du délinquant ou des autres hommes, ou satisfactoire, concourant à la totale réparation du péché : mais ces caractères sont ultérieurs à celui-là où s’exprime son essence, où se révèle, si l’on peut dire, sa pure beauté. la-II^, q. lxxxvii, a. 1.

Les commentateurs ont poursuivi la formule exacte de cette réalité du reatus. Tenons, avec les Salmanticenses, disp. XVII, dist. i, spécialement n. 6, qu’il n’est ni une relation réelle ni de raison, ni quoi que ce soit que l’on puisse réellement distinguer du péché habituel, ni le péché habituel lui-même en son concept essentiel et primaire, mais comme un concept secondaire du péché habituel, virtuellement distinct et dérivé. Qu’il demeure quand la faute est remise, cette condition ne porte point préjudice à la correction de leur formule. Ibid.. n. 14-20.

2° Le péché est-il peine du péché? — Avant de considérer quelques conditions remarquables de la peine due au péché, informons-nous si cette peine peut consister dans le péché même.

Une certaine tradition semble le soutenir. Ainsi saint Augustin dans les Confessions, I, xii, 19, P. L., t. xxxii, col. 670 : Jussisti, Domine, et sic est, ut pœna sua sibi sit omnis inordinatus animus ; ainsi saint Grégoire, In Ezech., t. I, hom. ii, n. 23-24, P. L., t. lxxvi, col. 914-916 ; Moralia, t. XXV, c. ix, P. L., t. lxxvi, col. 334-336 : Omne quippe peccalum, quod tamen citius pœnilendo non tergitur, aut peccatum est et causa peccati, aut peccatum et pœna peccati… Plcrumque vero unum alque idem peccatum et peccatum est ut et pœna et causa peccati. Ces textes et d’autres avaient été retenus par Pierre Lombard, qui a consacré à cette question une distinction entière. // Sent., dist. XXXVI. Saint Thomas, comme tous les théologiens scolastiques, l’a débattue. Sa théologie introduit en ceci des distinctions qui. faisant droit aux données traditionnelles, sauvegarde cependant les exigences de la raison.

1. De soi, le péché d’aucune façon ne peut être la peine du péché, car il procède de la volonté. La peine est. de sa nature, contraire à la volonté. La distinction du mal de faute et du mal de peine est irrécusable. D’aucune façon, le péché en sa nature même n’est la peine du péché.

Ainsi raisonne saint Thomas dans la Somme théologique ; et nous avons à dessein traduit le nullo modo qu’il écrit deux fois dans ces quelques lignes. La démonstration semble décisive. Néanmoins, s’il est vrai que le péché, en sa conversion, procède de la volonté et à ce titre contredit la peine, le désordre accompagnant cette conversion, et d’où le péché reçoit sa raison de mal, n’est pas également voulu. Le pécheur s’en passerait ; il le subit connue une nécessit I Saint Bon aventure, par exemple, tenait que le péché, en ce qu’il a d’essentiel, est peine du péché : In //um Sent., dist. XXXVI, a. 1, q. i. Saint Thomas luimême, dans son premier ouvrage, In 1 1 " m Sent.. dist. XXXVI, a. 3, semble admettre que le p rattone i/isius actua deformis, possède un carat pénal ; il le dit expressément dans la question disputée Demalo, < a. i. ad 2° n : Ipseactu » non utoolilut

inquantum est inordinalus, soi secundum aliquid aliud ; quoi, ihun volunlas queerit, in prsediclam inordinalionem imurril quant non vull ; et sic, ex eo <iuo<l est volilum habet rationem culpee, ex eo vero quod inordinationem invite guis quodammodo patiiur, immiscetur rationi pœnæ ; cf. ibid., ad lum. Mais la Somme n’olîre point trace d’une telle doctrine, et l’on peut penser que le double nutlo modo en est un désaveu.

De fait, on ne peut dire (lue le désordre du péché ait raison de peine. Cajétan en donne plusieurs raisons : toute juste peine est de Dieu ; le désordre du péché serait donc de Dieu. Et il n’y a point lieu de distinguer en ce désordre, comme fait Scot, l’agi, qui serait, du pécheur, et le subi, qui serait de Dieu, car ce désordre est un accident, cujus esse est inesse ; causer son inhérence dans le sujet, c’est causer son être, c’est donc causer le mal du péché. Cajétan, In I^ m -II^, q. lxxxvii, a. 2 ; cf. Salmanticenses, disp. XVII, n. 29-30. De plus, bien qu’involontaire d’une certaine façon, ce désordre ne l’est pas absolument : le pécheur y consent qui fait l’acte d’un péché. On ne nie point qu’il soit préjudiciable à l’homme, mais le mal de peine n’est point seul à faire tort à qui l’endure, le mal de faute fait tort aussi à qui le commet.

2. Par accident, un péché peut avoir raison de peine, soit par rapport à soi-même, soit par rapport à quelque autre péché. Il cause, en effet, la soustraction de la grâce, et comme la grâce soustraite laisse l'âme diminuée et prompte à pécher de nouveau, ces péchés suivants peuvent être tenus comme une peine du premier ; on ne les aurait pas commis, si l’on n’avait encouru le châtiment de celui-là. Où nous rejoignons nos considérations précédentes sur l’aveuglement et l’endurcissement dont Dieu punit l’iniquité. L’acte même du péché peut comporter de l’affliction. On le veut, assurément, et avec la difficulté qui l’accompagne : celle-ci fera même qu’on le veuille avec plus d'énergie et qu’on s’y applique avec plus d’obstination. A ce titre, l’affliction est volontaire et malicieuse. Mais, en tant que ces difficultés sont d’abord imposées à la volonté, soit par la nature même de l’acte, dont on n’est pas le maître (ainsi dans la colère ou l’envie), soit par les circonstances extérieures, la volonté subit une contrariété, laquelle a de ce chef raison de peine. Le cas ne s’en vérifie d’ailleurs, comme le remarquent les carmes de Salamanque, disp. XVII, n. 34, que pour les péchés consistant en des actes impérés, non en des actes élicites de la volonté. Enfin, un péché comportant des suites pénibles peut être tenu à ce titre comme se punissant soi-même. Dans tous les cas, on le voit, le péché ne prend raison de peine que par accident et non selon son essence, où il est exclusivement mal de faute. Saint Thomas estime que de telles peines sont médicinales, c’est-à-dire qu’elles possèdent cette propriété de concourir au bien de la vertu. On le voit nettement dans les deux derniers cas, puisque la fatigue et les ennuis du péché sont propres à en détourner le pécheur lui-même. Mais, jusque dans le premier cas, s’il faut dire, comme nous avons fait, que l’aveuglement et l’endurcissement sont de leur nature ordonnés à la perte de qui les subit, on peut signaler en outre qu’ils sont propres à détourner les autres du péché ; car, voyant ce malheureux tomber de péché en péché, ne redoutera-t-on pas pour soi un pareil sort ? Pour l’intéressé lui-même, s’il advient que Dieu lui fasse miséricorde, tant de maux éprouvés ne le rendront-ils pas plus humble et plus prudent ? C’est en ces termes, et à la faveur d’un discernement capital, que notre théologie peut agréer une pensée où se sont incontestablement plu d’anciens docteurs chrétiens. Sur toute cette question du péché comme peine du péché : Salmanticenses, disp. XVII, dub. n ; Ia-IIæ, q. lxxxvii, a. 2.

3° Durée et granité du mitas pœnæ ». — On peut signaler maintenant quelques conditions remarquables de la peine due au péché. Elles intéressent sa durée et sa gravité. Nous distinguons ces deux considérations, dont chacune invoque des arguments indépendants.

1. [.'éternité de la peine infligée au péché mortel est une doctrine de foi. Voir art. Enfer, t. v, spécialement col. 94-95. Il suffit ici que nous exposions la théologie de ce dogme, et selon que l'éternité de la peine est un effet du péché.

Elle se déduit de la notion essentielle de la peine, telle que nous l’avons d’abord présentée. Réplique de l’ordre troublé, la peine persiste aussi longtemps que le trouble de l’ordre. Or, il est un péché qui trouble l’ordre d’une manière irréparable. Car il ôte le principe même de l’ordre raisonnable, c’est-à-dire l’adhésion à la fin dernière. En possession de ce principe, il n’est point de désordre que l’homme ne puisse réparer ; mais s’il en est privé, le voilà désormais incapable de restaurer le désordre commis, et il ne peut que se perpétuer dans son péché. Où l’on suppose que l’homme ne peut se restituer à soi-même ce principe dont il s’est privé : la chose s’entend, puisqu’il tient dans la charité, laquelle est un don de Dieu, puisque l’ordre troublé intéresse Dieu, lequel est donc aussi mêlé à sa réparation ; ce n’est pas une chose que l’homme puisse opérer seul, comme si son péché ne concernait aussi que lui. Cl. Sum. IheoL, Ia-IIæ, q. cix, a. 7. Un tel péché est de soi éternel. Qu’il soit réparé, comme la chose advient en effet, une initiative divine en est la cause. Mais elle n’appartient pas au développement naturel des effets du péché. A celuici, tel qu’il est, ne peut répondre qu’une peine également éternelle. Aussitôt commis, il grève son auteur de cette dette qu’est le reatus pœnee œternæ. Quelque issue qu’il doive en effet connaître, il établit infailliblement le pécheur en cette condition. Un temps du reste doit venir où la volonté coupable sera soustraite même aux effets de la miséricorde de Dieu ; où la dette du péché n’aura donc plus de rémission. Il n’est que l'éternité de la peine pour faire équilibre à l'éternité du trouble et de la perversion qu’introduit le péché dans l’ordre.

Cet argument est le principal qu’invoque en cette matière saint Thomas. Il en a proposé d’autres : In JVum Sent., dist. XLVI, q. i, a. 3 ; Cont. Gent., t. III, c. cxliv. Nous ne les reproduisons pas, puisque celui-là est formel et décisif. Les carmes de Salamanque établissent pour leur compte que le péché est digne de peine éternelle indépendamment même de sa permanence, sur la seule considération de sa gravité. Disp. XVII, dub. iii, § 3. En cela, ils sont peut-être de leur temps. Il semble que l’argument de saint Thomas ne se soit pas imposé sans ameindrissement aux théologiens postérieurs. Un exemple manifeste de cette histoire, c’est Lessius, De perfeclionibus moribusque divinis libri XIV, t. XIII, c. xxv, où l'éternité de la peine est justifiée, non par la permanence du péché, qui est une position dont on avoue qu’elle est difficile (en vertu d’un argument qui trahit la méconnaissance de la notion thomiste de peine), mais par l’infinité du péché considéré en lui-même (éd. Lethielleux, Opuscula, t. i, p. 465-469). Ainsi, pense-t-on, communément aujourd’hui ; la perfection de la théologie n’y a pas gagné. ia-II », q. lxxxvii, a. 3.

2. La gravité de la peine se déduit pour son compte de la gravité du péché. La persistance de la faute appelle l'éternité de la peine ; son énormité mesure sa rigueur. L’idée de cette proportion entre la faute et la peine est élémentaire, et la sainte Écriture l’a plusieurs fois exprimé : Pro mensura peccali erit et plagarum modus, Deut., xxv, 2 ; Quantum glorifioavit se et in deliciis fuit, tantum date Mi tormentum et locum.

Apoc, xviii, 7. Elle permet aux théologiens d'énoncer que, pour certains péchés, la rigueur de la peine a quelque chose d’infini. Car il est en ces péchés-là une certaine infinité : par l’endroit, nous l’avons dit, col. 156sq., où ils s’opposent à Dieu. On nomme peine du dam celle qui, répondant à cette infinité du péché, comporte elle-même quelque infinité : elle consiste dans la privation de Dieu. Dans les deux cas, l’infinité se considère de la part du bien, auquel le péché s’oppose, dont la peine est privation. Il n’y a point ici d’infinité intrinsèque. Et, comme les péchés mortels qui sont tous infinis, cependant sont inégalement graves, ainsi est-il reçu que la peine du dam est à son tour variable en son infinité : (voir Dam, t. iv. col. 16-17). Par ailleurs, les péchés mêmes dont nous venons de parler sont finis en leur adhésion au bien périssable, et par la limite de ce bien et par celle de l’acte volontaire. De ce chef, il leur correspond une peine finie, qui est la peine du sens. Cette conception de la peine nous empêche de songer à l’anéantissement du pécheur. L’idée en serait peut-être séduisante : car il n’est rien, semble-t-il, comme l’anéantissement pour répondre à l’infinité du péché. Ne soyons pas dupes de ces antithèses. Il ne convient pas à la justice divine d’anéantir le pécheur ; la peine en effet serait alors détruite, dont l'éternité est appelée par le péché commis. On voit quelle force reconnaît saint Thomas au reatus. Si l’on tenait au mot, qu’on entende l’anéantissement de la perte absolue des biens spirituels. On comparera sur ce point la Somme, ia-II*, q. lxxxvii, a. 4, ad lum, avec In 7V « m Sent., dist. XLVI, q. ii, a. 2, q. i, ad 4um, où saint Thomas voulait qu’en rigueur de justice le péché originel fût puni de l’anéantissement de la nature.

La peine du dam et la peine du sens intègrent donc la rigueur de la peine, comme la conversion et l’aversion concourent au mal du péché. Cette distribution de la peine est consacrée par maints enseignements, officiels du magistère. Et donc, quant à la rigueur, la peine a en même temps quelque chose de fini et quel » que chose d’infini. Quant à son éternité, elle concerne ces deux éléments, comme la tache du péché emporte la permanence de la volonté en son aversion de Dieu aussi bien qu’en son attachement au bien périssable ; la peine du sens comme la peine du dam est éternelle : et par là, quant à la durée, l’une et l’autre sont infinies. Ia-II 86, q. lxxxvii, a. 4.

On n’a parlé en tout ceci que de la peine du péché mortel. Ni sa durée ni sa gravité ne s’appliquent également au péché véniel. Celui-ci, de soi, ne cause pas l’obligation d’une peine éternelle, car il est réparable par le pécheur, le principe de l’ordre raisonnable y demeurant sauf. Voir les documents ecclésiastiques où l'éternité des peines est réservée au seul péché mortel : profession de foi de Michel Paléologue, au I Ie concile de Lyon (1274), Denz., n. 464 ; décret pour les Grecs au concile de Florence (1438-1445). Denz., n. 693. Il n’entraîne pas de soi la peine du dam, absolument parlant, car il n’est pas une opposition à Dieu. Mais il est puni d’une peine du sens, laquelle est au surplus incompatible avec la vision actuelle de Dieu. Voir Dam, col. 17-21. Il advient que le péché véniel accompagne dans une âme un péché mortel ; il est alors puni d’une peine éternelle, puisqu’il est rendu irréparable. On le dil contre Scot, In I V" m Sent., dist. XXI. q. i. selon qui la peine du péché Véniel chez le damné trouve un terme et n’est donc que temporelle sur quoi Cajétan explique que la faute du péché véniel de soi n’est rémissibic que négativement, en ce sens

qu’elle note |i.is la grâce, seul principe de rémission. mais non pas du (ont positivement ; qu’elle se trouve accompagnée d’un péché mortel, par quoi la grâce est fttée, elle devient irrémissible par accident. El il n’y

a

a en cela aucun inconvénient : comme si le péché véniel s’opposait de sa nature à être puni d’une peine éternelle ; ainsi serait-ce s’il était rémissible positivement : mais aucun péché ne l’est, aucun ne conférant la grâce. Cajétan, In / am -7/ iB, q. lxxxvii, a. 5 ; son opinion est adoptée par les Salmanticenses, disp. XVII, n. 73-75. — Mais il se peut qu’il reste à un damné à acquitter la peine temporelle due à ses anciens péchés pardonnes, mortels ou véniels : saint Thomas, qui a d’abord hésité, In 7Vum Sent., dist. XXI, q. i, a. 2, q. iii, distingue nettement ce cas du précédent, où la peine est due à un péché non pardonné, et il estime que cette peine trouve un terme même en enfer : elle y demeure une peine temporelle : Ibid., dist. XXII, q. i, a. 1, ad 5um. Cf. Billuart, >oc. cit., diss. VII, a. 4 ; Ia-IIæ, q. lxxxvii, a. 5.

La théologie s’est plu à signaler l’intervention de la miséricorde de Dieu jusque dans le juste châtiment des pécheurs et des réprouvés : non quidem totaliter relaxons, dit saint Thomas, sed aliqualiter allevians dum punit citra condignum, I a, q. xxi, a. 4, ad lum ; cf. In IV Sent., dist. XLVI, q. ii, a. 2, q. i. La célèbre histoire de Trajan, que saint Thomas n’a pu se dispenser d’examiner et sur quoi les carmes de Salamanque ont doctement disputé (disp. XVII, n. 60-66), est une illustration curieuse de cette bienveillante pensée.

4° « Reatus pœnse » et rémission. — Nous avons jusqu’ici considéré le reatus chez le pécheur en qui demeure le péché, c’est-à-dire, comme nous savons, la tache du péché. Qu’en advient-il, une fois le péché remis ?

Il est aussitôt manifeste qu’est abolie avec le péché l’obligation de la peine éternelle. Car la rémission de la faute ne s’opère point sans la restauration de ce principe de l’ordre raisonnable qu’avait détruit le péché. L’irréparable, par la grâce de Dieu, a été réparé. Le péché a perdu son caractère éternel à quci la peine éternelle devait répondre. Reste que l’on recherche si ne subsiste plus même l’obligation d’une peine temporelle. La rémission du péché emporte l’abolition de la tache et la conjonction nouvelle de l’homme avec Dieu. Le désordre de l’aversion est par là réparé ; il n’y a plus lieu désormais qu’une peine y fasse échec. Mais saint Thomas estime, III a, q. lxxxvi, a. 4, qu’il subsiste alors ce qu’il appelle la « conversion désordonnée », à laquelle dès lors s’applique dans toute sa force, comme à tout désordre, la loi de justice : c’est dire qu’une peine y correspond, que le pécheur réconcilié avec Dieu ne laisse pas d'être sous le coup d’un certain « reatus ». Il n’en sera quitte qu’une fois In peine subie qui aura réduit à l’ordre de la justice la conversion désordonnée.

Mais qu’est celle-ci ? Les commentateurs se le sont justement demandé, et Cajétan en propose une explication, à quoi les carmes de Salamanque substituent la leur, que nous adoptons. Il ne peut certes s’agir, sous ces mots, de l’inclination engendrée par l’acte du péché et dont nous avons dit qu’elle est le premier effet du péché (col. 212 sq.), car il n’y a point de coïncidence nécessaire entre elle et l’obligation de la peine. Il ne s’agit point davantage de quelque attachement de l’homme au bien qui fut l’objet de son péché : comment, en etïet. l’aversion connexe à ce désordre ne serait elle pas aussi maintenue ? Saint Thomas entend par ces mots que l’acte d’adhésion déréglée, en quoi fut commis le péché, n’a pas été rétracté pat la pénitence. Celle I i opère essentiellement le retour du pécheur à Dieu. Mais elle peut ne pas comprendre la correction de ce dérèglement d’avoir trop aime un bien périssable. <>n entend bien qu’il s’agit ainsi de la conversion désordonnée indépendamment de l’opposition : i Dieu qu’elle comportai !  : dont le désordre, par

conséquent, fut celui d’une volonté excessivement répandue sur son objet ; il lui fut trop accordé, dit ordinairement saint Thomas, on lui fut trop indulgent. Contre ce dérèglement, la peine s’applique. Aussi longtemps qu’il n’est point rétracté, il fait encourir à son auteur un reatus. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’un repentir véhément opère équivalemment cette rétractation et absolve le pécheur de toute peine en même temps que de sa faute. Mais il semble que le cas en soit exceptionnel. A la peine méritée, dès lors, il appartient de rétablir en sa parfaite intégrité l’ordre une fois violé de la justice. Ainsi justifie-t-on la nécessité communément reconnue d’acquitter une peine temporelle, le péché pardonné. Salmanticenses, disp. XVII, n. 18-20. Il est loisible d’adjoindre à celle-là d’autres raisons, prises des caractères ultérieurs de la peine : édifier par le châtiment ceux qu’a scandalisés la faute ; corriger le délinquant, en ses puissances diverses, pal' un remède énergique ; prévenir de nouveaux péchés, etc. Dans le cas des péchés remis par le baptême, il ne subsiste plus la moindre obligation à quelque peine que ce soit ; la cause en tient à la nature propre du baptême, lequel opère l’application totale au baptisé de la passion du Christ, suffisante de soi à ôter tout reatus. Mais la justice a été contentée quelque part : dans le corps et l'âme affligés du Sauveur.

La peine due au pécheur pardonné obtient chez lui un caractère distinctif. Cet homme, désormais, s’accorde à la volonté de Dieu. Il est donc soumis au bon ordre de la justice divine. Mais celle-ci demande qu’il soit remédié strictement à l’entier désordre du péché. Cet homme agrée donc la juste peine, soit qu’il aille jusqu'à assumer spontanément quelque affliction, et la peine alors est satisfactoire, soit qu’il accepte de bon cœur les tribulations que Dieu lui envoie, et la peine est alors purgative. Dans les deux cas, la peine ainsi endurée opère la réparation du désordre qu’elle réprime. Mais en ce qu’elle est agréée par la volonté, elle n’obtient plus parfaite raison de peine. Elle la conserve, en ce que, même agréée, elle s’oppose à l’inclination naturelle de la volonté. Ia-IIæ q. lxxxvii, a. 6.

Contre les doctrines de Luther spécialement, le concile de Trente a promulgué une doctrine de la satisfaction qui consacre cette persistance d’une peine après le péché remis. Sess. xiv, c. viii, et can. 1215, Denz., n. 904-906, 922-925. Deux études sur la question, Ch. Journet, La peine temporelle due au péché, dans Revue thomiste, 1927, p. 20-39, 89-103 ; B. Augier, Le sacrifice du pécheur, ibid., 1929, p. 476488.

5° Toute peine a-t-elle le péché pour cause ? — En complément de cette étude, qui assigne la peine pour effet au péché, on peut rechercher si toute peine a le péché pour cause : n’est-on malheureux que pour avoir été méchant ? Le problème en est complexe, mais très humain, et il se situe bien à cet endroit de la théologie.

1. Il le faut distribuer aussitôt en deux questions, dont la première est celle-ci : toute peine est-elle infligée à cause de quelque péché? A quoi l’on répond comme il suit : La peine proprement dite est toujours encourue par le pécheur pour son propre péché, soit actuel, soit originel. Cette doctrine est théologique et seule la rend certaine la foi au péché originel. On ne pourrait philosopher avec cette assurance : combien de maux dont on dirait seulement qu’ils sont des suites de la nature et sans qu’ils eussent d’autre mystère ! Il est seulement vrai qu’indépendamment de la foi le spectacle des peines et de leur répartition fournit un argument probable en faveur du péché originel. Cont. Gent., t. IV, c. lu.

Mais il faut prendre garde que tout ce qui semble

être une peine ne l’est pas véritablement. Par où, sans préjudice de notre première affirmation, nous rendons compte, pour une part, de cette expérience, si souvent relevée dans l’Ancien Testament, de la prospérité des méchants et de l’infortune des justes : voir ce thème notamment dans le livre de Job ; son étude dans P. Dhorme, Le livre de Job, introduction, p. ci-cxx et tout le c. ix. La peine n’en est une qu'étant un mal ; mais certaines afflictions ne sont pas des maux. Elles nous frappent dans un moindre bien, en vue de nous mieux assurer quelque bien supérieur. Ainsi, la Providence divine distribue-t-elle aux justes les biens et les maux de ce monde au bénéfice de leur vertu ; tandis que l’abondance temporelle qu’elle concède aux méchants tourne à leur dommage spirituel. Ceux-ci ne sont donc point véritablement récompensés, comme ceux-là ne sont point véritablement punis. Plutôt que de les nommer « peines », qu’on appelle « médecines » ces tribulations des justes, car les médecins font malàleurs clients en vue de leur donner le bien souverain de la santé. Comme elles ne sont pas de vraies peines, elles ne répondent non plus à aucune faute, sauf que cette nécessité où nous sommes d'être ainsi traités tient à la corruption de la nature qu’a opérée le péché originel : cù c’est la foi qui discerne un rapport entre ces médecines et le péché. On ne confondra point celles-là avec la peine considérée comme médicinale, qui est une peine véritable. Ia-IIæ, q. lxxxvii, a. 7.

2. La seconde question est de savoir si quelqu’un ne peut subir une peine pour le péché d’un autre. Les exemples, en effet, ne manquent pas dans la sainte Écriture où Dieu semble punir sur des innocents les crimes des pécheurs. On peut dire d’abord qu’en vertu de l’amour qui l’unit à celui qu’il aime, un homme peut prendre sur soi la peine qui revient à celui-là pour son péché, mais la peine devient alors satisfactoire. Le Christ a fait ainsi pour nous. Dans quelle mesure et avec quelle efficacité un homme peut satisfaire pour un autre, voir l’art. Communion des saints. On doit dire ensuite que la peine proprement dite, infligée en répression du péché, n’atteint que le coupable et ne peut atteindre que lui, car le péché est un acte personnel et incommunicable. Le péché originel lui-même, en tant qu’il est volontaire, doit être puni chez le sujet. Cf. Sum. theol., II » -II æ, q. cviii, a. 4. Mais les médecines dont nous avons parlé, et que rend nécessaires pour chacun son péché originel, on peut concevoir en outre quelles soient infligées à l’un pour les péchés de l’autre. Car elles ne causent pas, à qui en est atteint, un dommage véritable. C’est ainsi que les péchés du père peuvent être punis dans son enfant. En ce cas l’affliction de l’enfant prend raison de peine véritable pour le père qui a péché et qui, atteint dans son enfant, est tourmenté dans son bien le plus cher ; raison de pure médecine pour l’enfant innocent du péché de son père.

Saint Thomas s’est plu à signaler quelques raisons de cette économie des peines : elle recommande, dit-il, l’unité de la société humaine, en vertu de laquelle chacun doit être soucieux pour les autres qu’ils ne pèchent pas ; elle rend le péché plus détestable puisque le châtiment de l’un rejaillit sur tous, comme si tous ne faisaient qu’un seul corps. Ibid., ad 1°". Il arrive néanmoins que le châtiment reçu pour le péché d’un autre atteigne chez celui qu’il frappe quelque participation à ce péché : l’enfant a pu imiter la faute de son père, le peuple imiter les fautes de son prince, les bons tolérer à l’excès les crimes des méchants ; il prend alors chez celui-là même raison de peine véritable. Pour les peines spirituelles, on voit assez qu’elles ne peuvent en aucun cas être des médecines : car il n’est point de bien supérieur auquel soit ordonné le détriment qu’elles causent. Elles n’attei

gnent donc jamais que le coupable pour son propre péché. Il semble que ces discernements de la théologie rendent heureusement compte des différents textes de la sainte Écriture relatifs à cette matière. Ia-IIæ, q. lxxxvii, a. 8.