Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pessimisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 15-19).

PESSIMISME. — I. Notion. — II. Historique. — 111. Critique.

I. Notion. — Le Pessimisme peut s’entendre de deux façons. C’est soit une attitude d'àme, soit un système. Attitude d'âme, il s’attache au côté douloureux, décevant, vain ou tragique des choses. Disproportion entre les besoins ou les aspirations de l’homme et ce qu’il peut atteindre, inanité de ses désirs, médiocrité, mesquinerie, terne monotonie de la vie : ajoutez les « injustices du sort », les disgrâces, la pauvreté, la maladie, la souffrance, surtout la mort avec ses dures séparations et son terrible inconnu : tel en est l’ordinaire sujet. Ce Beront tantôt des cris de colère, de révolte, de désespérance, arrachés par l’excès de la déception, de la lassitude ou de la détresse. Ce sera tantôt une disposition habituelle de l’esprit, ou de la sensibilité, comme un tempérament qui teinte toutes choses de couleurs sombres, qui ne goûte de la vie que ce qui est amertume.

Mais il arrive que le Pessimisme prend la forme d’un système. Non seulement il y a du mal en ce monde, dit-il, non seulement la somme des maux dépasse celle des biens, mais le monde est mauvais. Non seulement la douleur pèse sur tous les êtres, non seulement la souffrance est la loi de l’univers, mais il y a dans la nature un mal radical, essentiel. L’existence est plus que la source de tous les malheurs : elle est un mal.

IL Historique. — i° Avant le Christianisme. — La Grèce, heureuse, ne pouvait pas ne pas laisser parfois entendre la plainte humaine. C’est d’elle qu’est la maxime mélancolique : « Le mieux pour l’homme est de ne pas naître, et quand il est né, de mourir

jeune. « Cependant le Grec, foncièrement, croit au bonheur, il a confiance dans la vie. Il assigne la félicité comme fin de l’existence humaine, et se flatte de pouvoir l’atteindre en ce monde. C’est l’eudémonisme. Tantôt il met le souverain bien, avec les Stoïciens, dans l’exercice de la raison, exercice qu’il prétend être toujours au pouvoir de la volonté. Tantôt, à la suite d’Epicure, il s’attache à suivre la nature, à goûter les plaisirs que la bonne nature lui oirre.Dans l’une ou l’autre de ces conceptions, le Pessimisme se produira comme représailles de la réalité contre une trop grande confiance envers la vie. Ou bien le règne de la justice s'écroule sous les coups de la tyrannie et de la violence, et le stoïcien se tue, non parce qu’il est malheureux, mais parce que le monde est injuste. Ou bien la vie refuse les voluptés qu’on en attendait et on la prend en dégoût. L'épicurien devient facilement un désabusé Faut-il voir un docteur en pessimisme dans Hégésias, de la secte des Cyrénaïques, lequel florissait à Alexandrie au début du m* siècle avant l'ère chrétienne, l’auteur d’un livre intitulé le Désespéré'} Il considérait la félicité comme un fantôme qui trompe et trompera toujours nos efforts et conseillait de chercher un refuge dans le trépas. A Alexandrie encore existait l’Académie des Co-Mourants, dont faisaient partie Antoine et Cléopâtre. Il est certain que, malgré les apparences, l’Epicurisme contenait plus de germes de pessimisme que le Stoïcisme. Si on le prend au sens élevé, le bel équilibre qu’il se flattait d’obtenir devait souvent faire défaut. Au sens inférieur, il amenait vite la satiété. De plus, l'épicurisme doctrinal écarte toute idée d’une Providence attentive et voit dans le monde le résultat du jeu aveugle des atomes : c’est l’oppression de ce mécanisme brutal qui fait la mélancolie de Lucrèce, mélancolie qui va jusqu'à la désespérance.

A la philosophie d’Epicure (physique atomistique empruntée de Démocrite) Lucrèce (?o8-55av. J.-C.) demande l’affranchissement de toute religion. Incohérente et cruelle, la religion est inspiratrice de crimes :

Tantum religio poluit suadere malorum !

Admettre des dieux, c’est d’ailleurs les rendre responsables de la masse des maux qui accablent le monde. L’homme est jeté, faible et désarmé, sur les rivages de l’existence. Il y trouve une nature marâtre, et la douleur sera son seul partage. Passions aveugles, visions sinistres, travaux stériles, amères déceptions, c’est toute la vie. En vain, les mortels cherchent à s'étourdir ; en vain, ils demandent au plaisir l’oubli d’eux-mêmes :

Medio de fonte leporum Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

D’après une tradition recueillie par saint Jérôme, le De Natura rerum aurait été écrit dans les intervalles de crises de folie. Et c’est dans une dernière crise que Lucrèce se serait donné la mort. Son pessimisme vient de son effort pour s’arracher de l'âme l’idée de Dieu, et en même temps du sentiment d'être asservi au déterminisme inflexible des forces de la nature.

Il reste que, dans l’antiquité grecque et latine, s’il y a un pessimisme latent qui se traduit ici ou là soit en des cris plus plaintifs soit en des écrits d’une tristesse plus sombre, il n’est guère un système coordonné, construit.

Faut-il voir dans le Bouddhisme de l’Inde une religion pessimiste ? Plusieurs auteurs l’ont cru. Le terme de la vie bouddhique, le terme proposé au sage n’est-il pas le nirvana, c’est-à-dire le vide par 19

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la désagrégation d’une personnalité apparente, l’entrée dans le néant ? Seulement le nirvana dit-il bien cela ? Le nirvana ne serait-il pas plutôt simple délivrance de l’effort et de la douleur, évanouissement indéfini de la personnalité jusqu'à la limite où elle devient incapable de souffrir et affranchie du vouloir, simplification de l’activité dans l’engourdissement, non extinction dans le néant, mais — contradiction à laquelle se dérobe l’esprit indou par une catégorie qui manque au nôtre — jouissance du néant ? La vie phénoménale d’où le sage veut s'évader est plutôt vaine et de pure apparence que mauvaise. La possession du fond des choses doit combler toutes ses aspirations.

a° Depuis le Christianisme. — Arrive le Christianisme. Il ajourne nettement la possession de la souveraine félicité à une autre vie. Il montre dans la vie présente un temps d'épreuve. Sans doute, il prononce un mot nouveau : Espérance, et l’appuie sur des gages assurés. Mais que se passera-t-il ? Que la foi en la vie future s'évanouisse, qu’on supprime de l’armature humaine cette pièce essentielle, et l’incroyant, christianisé par son temps, devient la proie du pessimisme. Pour qui néglige ou rejette l’Evangile, la condition présente est plus dure qu’elle n'était avant le Christianisme. L’idée que le bonheur n’est pas de ce monde est désormais trop profondément ancrée dans l'àme humaine pour que celle-ci puisse s’en défaire. La foi en la vie future soutient le croyant dans ses épreuves et donne l’achèvement à ses joies partielles. L’incroyant ne peut se cacher ta vanité du lot de jouissances qui lui est concédé.

II est au pessimisme moderne une autre racine, également chrétienne. Les Anciens, dans la détermination d’une règle de conduite, concevaient la Perfection, les modernes conçoivent VIdéal. Celte perfection, les Anciens l’imaginaient par rapport à l’homme. Elle était un stimulant, qui ne les conduisait qu'à un degré moyen de vertu, mais leur laissait l’espérance de réaliser le modèle poursuivi. L’Idéal des modernes « est un but jamais atteint, car il est conçu par rapport à Dieu ». (C. Bos.) Plus jamais l’homme ne sera satisfait, parce que toujours il aura l’idée qu’une plus grande valeur morale, comme une plus grande satisfaction de ses facultés, est possible. Tant qu’il croira pouvoir l’atteindre un jour, son pessimisme sera tenu en échec. Mais lorsque la foi sera morte, avec elle ne disparaîtra pas l’aspiration qu’elle soutenait et l’idéal qu’elle illuminait. L’homme s’en souviendra toujours pour rêver, pour regretter, pour sentir le vide des réalités qui seules restent en sa possession.

Sous la loi judaïque, prélude du Christianisme, Job maudissant le jour où il est né, c’est le croyant aux yeux de qui s'éteignent, pour un instant, les promesses des félicités futures. L’Ecclésiaste, désabusé, proclamant que tout lui est indifférent sous le soleil, que « toute chose est vanité et poursuite du vent », c’est l’homme qui a entrevu, au delà de ce monde, de lointains et attirants horizons et se déprend de ceux qui sont proches. Voir art. Sapibntiaux (Livres).

Comme ï'Acedia est une crise de ténèbres dans une vie croyante, le mal romantique est la souffrance d’une génération qui a laissé périr la foi par laquelle avait été façonnée son âme. Rêveur avec l’auteur de Werther et celui de René, plus sombre et plus désespéré avec Byron, Lkopahdi, Musset, Heine, Flaubert, inquiet et maladif avec Amiel elle confident des troubles d' Adolphe, le pessimisme se prolonge, plus proche de nous, tour à tour glacé ou ardent avec Mérimée et Guy dr Maupassant, hautain et facilement insultant pour la divinité chez

Alfred de Vigny, Lecontb de Lislb, dans mainte pièce de Sully-Prud’hommb, maint développement de Jean-Marie Guvau (1854-1888). De ces figures, la plus caractéristique est celle de Léopard i, le pessimiste malheureux et athée. Pascal échappa au pessimisme qui le guettait, par la foi au Mystère de Jésus. Leopardi se priva de cette défense.

I. Giacomo Leopardi, né en 1798 au château de Itecanati dans les Apennins, fut mal compris, dès ses premiers ans, par une mère qu’absorbait trop le soin de reconstituer le patrimoine familial, par un père autoritaire et bizarre, très féru des privilèges de son nom, tous deux d’une religion sincère mais étroite. Sevré d’une affection que, d’ailleurs, il se met peu en peine de gagner, il se jette avec passion dans l'étude. A ces excès, il ruine à tout jamais un tempérament naturellement rachitique : gibbosité, maux d’estomac, maux d’yeux, maladies nerveuses, tout l’accable. Avec cela, précoce jusqu’au prodige. A treize ans, il traduisait en vers V Art poétique d’Horace et rimait une comédie. Bientôt les travaux d'érudition le conquièrent. Il commente Hesychius deMilet, Porphyre, les Rhéteurs du deuxième siècle, les Pères grecs de ce même deuxième siècle et les anciens Ecrivains grecs de l’histoire ecclésiastique : il a alors 16 ou 17 ans. Son premier poème de quelque étendue, le Pressentiment de la Mort, est de la même époque.

Cependant l’existence à Recanalilui pesait de plus en plus, tan dis que s’aggravaient encore ses infirmités. Enfin, en 1822, il obtient de partir pour Rome, à la recherche d’un emploi. C’est le commencement d’une vie errante qui devait durer quinze ans. Après un an de séjour à Rome, où il sollicite en vain une charge près des érudits et des bibliothécaires, qu’effrayent ses idées révolutionnaires en religion et en politique, il se résout à retourner un temps à Recanati. Puis on le voit à Bologne, à Milan, à Florence, à Pise, une dernière fois à Recanati, enfin à Naples. Il y trouvait le terme de ses souffrances, le 14 juin 1837.

Giacomo Leopardi semble avoir été doué d’une véritable bonté native. Partout où il passe, il fait naître de ferventes amitiés. Mais, vite, il blesse ses amis par son humeur bizarre, et écarte ses protecteurs par son orgueil intransigeant et sa hardiesse de pensée. Patriote ardent, il gémit sur la décadence de l’Italie. Amoureux d’idéal, épris de la passion de savoir, il se juge incompris. En même temps, il porte en son cœur la blessure d’un double amour frustré par la mort. Mais il faut convenir que c’est un écrivain puissant, enflammé ou plaintif dans ses Canzoni, ironique et amer dans ses Opérette morali. Son thème favori est que l’homme naît pour la douleur, vit esclave de la fatalité et victime d’une nature marâtre, et ne trouve de paix que dans le trépas. Il se raidit contre la nécessaire Infelicilà et proclame les nobles charmes de la mort, la Gentilezza del morir. « Vivre est un mal, mourir est une grâce. » Mais la mort, il l’appelle et tout ensemble il la brave.

« O mort, belle divinité, toi qui seule au monde as

compassion de nos douleurs, si jamais je t’ai célébrée, si j’ai tenté de venger les outrages faits par le vul. gaire ingrat à ta divine puissance, ne tarde plus, condescends à des prières que les oreilles ne sont plus accoutumées d’entendre ; ferme aujourd’hui à la lumière mes tristes yeux, ô reine de l'âge présent ! Quelle que soit l’heure où, propice à mes vœux, tu déploieras tes ailes sur ma tête, tu me trouveras, je te le jure, le front haut, faisant face au destin. On ne m’entendra jamais louer la main invisible qui, à force de me frapper, « 'est teinte de mon sang innocent ; ni la bénir comme a fait de tout temps, dans 21

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sa bassesse, la misérable race des mortels. Tu me verras rejeter bien loin toutes ces espérances vaines dont les hommes se nourrissent, ainsi que des enfants. »

Chantre de la souffrance, Leopardi ne rattache son pessimisme à aucun système. Le vrai théoricien est Schopenhauer.

a. Ahïucr Scuopknhaibr naquit à Dantzig en 1-88. Son père, riche commerçant, d’un esprit ouvert et cultivé, était d’humeur nomade. L’enfance et la jeunesse d’Arthur Schopenhauer se passent en voyages. La mort de son père — un suicide, semblet-il — le met en possession d’un héritage qui lui assure l’indépendance. Sa mère, Joiianna, s'établit à Weimar où elle s’adonneà la littérature, insouciante de son fils. Lui-même entreprend le tour des universités allemandes. On est en iS15. Maudissant la guerre et les mouvements de soldats qui troublent ses pensées, il cherche un lieu où il puisse méditer à loisir. En 1818, il fait paraître son opus magnum : Le Monde comme Volonté et comme Représentation. Après un bref voyage en Italie, il ouvre un cours à Berlin. Mais tandis que Hegel faisait salle pleine, Schopenhauer, réduit à parler devant des banquettes vides, renonce à enseigner. Pour se consoler et refaire sa santé, il reprend ses voyages. Nouvelles tentatives d’enseignement à Berlin : il compta trois auditeurs inscrits.

En 1 83 1, l’apparition du choléra le chasse de Berlin : Francfort lui offre la sécurité. C’est là qu’il passe la dernière partie de sa vie, dan s une existence très retirée, très réglée. Cependant le mondes’obstine à l’ignorer. Les éditeurs refusaient ses livres, les critiques le négligeaient. Lui pestait contre le genre huma in en général et les professeurs de philosophie en particulier. Il avait dépassé la soixantaine quand soudain l’Allemagne le découvre et le proclame le premier de ses penseurs. Trois universités enseignent sa philosophie. Le vieux pessimiste se laisse doucement enivrer de la gloire qui lui arrive et veille avec jalousie à l’entretenir. Cette douceur de vivre, il la savourera dix ans. Le ai septembre 1860, le médecin, qui, depuis quelques jours, le visitait, entrant chez lui.au malin, le trouva assis sur son canapé, sans vie.

Quelle est la philosophie de Schopenhauer ? — La vie humaine, dit-il, se passe tout entière à désirer, à poursuivre, à vouloir. Or le désir est.de sa nature, indigence et conséquemment douleur. La satisfaction qui le suit est d’essence négative : c’est la suppression d’un besoin. Ainsi la jouissance est une chose vaine et le bonheur qui mettrait l’homme en possession de biens positifs lui est inaccessible. Mais le désir, matière de l’humaine misère, tient aune cause profonde. Ce que liant appelait leNoumène.le fond substantiel, le « en soi » de toute chose, dit lui-môme Volonté et désir. Il y a par le monde, à tous les degrés de l'être, une immense et intime aspiration à vivre. Le vouloir-vivre est l’essence de tout être, et notre volonté n’est qu’un aspect de ce vouloir-vivre universel. Une même et unique volonté respire dans tout phénomène, qu’il s’agisse de la pesanteur ou de l’acte le plus sublime d’héroïsme.

« La volonté, à tous les degrés de sa manifestation, du bas jusqu’en haut, aspire toujours, parce

que son unique essence est une aspiration perpétuelle, à laquelle aucun but ne peut mettre (in, qui ne peut être finalement assouvie. — Et cette aspiration naît d’un besoin, d’un mécontentement de son propre état. C’est donc une souffrance, tant qu’elle n’est pas satisfaite. Mais la satisfaction est, à son tour, le point de départ d’un désir nouveau. Et ce désir est, de plus, toujours contrarié, toujours luttant, d’où encore souffrance…, et à mesure quela con science grandit, la souffrance augmente. Elle atteint son degré suprême dans l’homme. » (le Monde comme Volonté et comme Représentation ; livre IV, §56.)

Pour échapper au malheur, il n’est pour l’homme qu’un moyen d'éteindre en lui cette aspiration funeste, c’est de renoncer au Vouloir-Vivre. Le sage et en même temps l’homme heureux est celui qui, graduellement, est arrivé à la négation de ce vouloir. Bien différent de l’anéantissement de la volonté est le Suicide. L’homme qui se suicide veut la vie ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles elle s’offre. Ce n’est pas au vouloir-vivre qu’il renonce, c’est seulement au vivre. La voie du salut, comme | la voie de la félicité, consiste dans le renoncement à l’inquiète et toujours renouvelée aspiration que nous portons en nous. (Ibid., livre IV, § 69.) — Schopenhauer a subi manifestement l’influence des livres bouddhiques, auxquels, d’ailleurs, il renvoie à plus d’une reprise. Mais il entend le nirvana comme un pur néant. Il se flatte d’avoir le premier formulé, sous une forme abstraite et pure de tout symbole, l’essence de la sainteté. — Julius Bahnsen exagère encore le pessimisme de Schopenhauer en niant l’ordre intellectuel et l’harmonie du monde.

3. Chez Hartmann, le théoricien aussi est inflexible. Kaul-Robert-Eduard von Hartmann naquit à Berlin en 184a. Fils d’un général d’artillerie en retraite, il montre dans ses éludes un goût très vif pour les sciences, la musique et le, dessin. Il croyait faire carrière dans l’armée, quand une contusion au genou, qui se complique de ihuinatisiuaa — t ri V iH C maladie nerveuse, l’oblige à quitter le service. En 1867, il avait terminé d'écrire la Philosophie de l’Inconscient, qui trouvait bientôt un éditeur. Le livre paraissait à Berlin en 1869. L’effet produit fut énorme. Professeurs et étudiants, hommes du monde et femmes de salon se passionnèrent pour ou contre.

L’auteur jouit de son succès, menant une existence familiale douce et paisible, occupé par la composition d’une série d’ouvrages dont le plus célèbre est La Religion de l’Avenir. Cette religion serait un monisme spiritualiste : le monde étant la manifestation immanente du premier principe. Elle s’efforce de faire la synthèse des religions de l’Inde et du judéo-christianisme. Edouard de Hartmann mourut à Berlin en 1906.

L’Inconscient de Hartmann n’est qu’une transposition de la Volonté aveugle de Schopenhauer, corrigée par l’infaillibilité logique que Hegel accorde à l’idée. Tout en s’inspirant incessamment de Schopenhauer, il le prend fréquemment à partie, par exemple, sur la doctrine du caractère négatif de la jouissance. Il s’attache surtout à montrer comment se développe le pessimisme dans l’humanité. Premier stade : Le bonheur est conçu comme un bien qui peut être atteint dans l'état présent du monde ; et l’homme expérimente que cette félicité est illusion et néant. — Second stade : Le bonheur est conçu comme réalisable pour l’individu, dans une vie transcendante après la mort ; la philosophie démontre que l’espérance d’une immortalité individuelle est trompeuse. — Troisième stade : Le bonheur est conçu comme réalisable dans l’avenir du processus du monde ; mais la science découvre que la souffrance n’a fait que croître dans l’univers depuis la cellule primitive jusqu'à l’app ; irition de l’homme. Elle suivra le développement progressif de l’esprit humain, jusqu'à ce que le but suprême soit atteint.

Quel est ce but ? L’Inconscient n’a créé la conscience que pour affranchir la volonté de son vouloir 23

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funeste, auquel celle-ci ne sait se soustraire ellemême. Le monde, fruit de la science absolue de l’Inconscient, est cependant totalement malheureux et pire que le néant. C’est que, si le « comment » du momie a été déterminé par une raison souverainement sage, le « fait » de son existence doit être rapporté à un principe étranger à la raison. L’Inconscient tend à ce que les consciences ou les volontés individuelles s’unissent dans un immense non-vouloir collectif. Le vouloir s'éteignant dans le monde, l’univers s’effondre. C est le suicide cosmique, la cessation de la souffrance, le règne de l’universelle félicité dans le néant.

4. La qualification de pessimistes convient aussi aux doctrines darwinistes, qui ramènent la destinée des êtres à la lutte pour la vie : elles sont à la base du Nietzschéisme, avec la théorie de la volonté de puissance ; elle convient aux doctrines nihilistes, plus humanitaires chez un Tolstoï et un Gogol, plus âpres chez un Alfred de Vigny, une Ackbrmann, et de nos jours une Ada. Negki.

III. Critique. — Il y a dans le Pessimisme systématisé par les philosophes allemands toute une métaphysique panthéisiique. La Volonté de Schopenhauer, dont l’Inconscient de Hartmann n’est qu’un démarquage, c’est l’Un Tout, avec la série des contradictions que pareil concept entraîne. (Voir Monisme, Panthéismb) Le pessimisme de l'école darwinienne repose sur l’idée de la lutte universelle pour la vie, idé> fausse, au moins inexacte : une autre idée ; se réalise aussi largement dans la nature, "JVSà ! /entr’aide pour l’existence.

La négation de la morale, qui se trouve dans le pessimisme nihiliste, a contre elle tout ce qui a été établi au sujet de la distinction du bien et du mal, de l’existence d’une fin dernière, de la loi morale ou du devoir.

En outre, on ne peut guère séparer le pessimisme de Leopardi et de Schopenhauer des souffrances, des déceptions, des douloureux avortements qui ont rempli leurs vies. Il n’est pas téméraire de conjecturer que leur philosophie aurait été plus sereine si leur existence avait été moins traversée. L’exemple de Hartmann, le pessimiste cossu et satisfait, ne prouve que peu en faveur de la vérité du pessimisme : on sent trop en lui le copiste ou le disciple voulu de Schopenhauer. Cependant nous ne sommes pas de ces simplistes qui ramènent tout le pessimisme à une question de mauvais estomac. Il y a chez ses partisans certaines affirm :  ; tions qui valent d'être examinées.

Le bonheur de l’homme est vanité et illusion. — Ici il ne convient pas de répondre par une fin de nonrecevoir. La doctrine chrétienne aussi proclame, avec les Livres Saints, la vanité des plaisirs de ce monde, l’inanité de nos efforts pour atteindre le bonheur. Les pessimistes souvent parlent comme elle. Seulement, la doctrine chrétienne précise : tout est vain qui ne va pas à Dieu, qui ne se rapporte pas à notre (in dernière ; tout a valeur qui nous rapproche de Dieu, qui travaille à nous mettre en possession de notre On. L’Ecclésiaste, qu’aiment à citer les pessimistes, débute par la plainte : « Vanité des vanités ! Tout est vanité. » Il clôt son discours par cet enseignement : » Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme. » C’est à la fois son devoir et son bien.

La somme des maux l’emporte sur la somme des biens. — En dépit des déclamations les plus éloquentes, cette maxime est contraire au sentiment universel. L’homme est attaché à la vie. Devant la mort il tient le même langage que le Malheureux ou le Bûcheron de la fable. Il lui arrive de sentir plus

vivement l'àpreté de certaines douleurs physiques ou morales que la continuité de certains biens. Mais, comme à son insu, il se rend compte de la valeur de ceux-ci et les fait entrer dans sa supputation totale. Notons-le en passant : la théorie de Schopenhauer, qui veut que tout plaisir soit purement négatif, est fausse. Le plaisir est autre chose que la cessation d’un besoin. C’est la jouissance goûtée dans le fonctionnement normal d’une faculté, dans l’exercice de la vie ; la cessation du besoin ne se produit que par voie de conséquence.

La lie est mauvaise. — Si tout est mal, comment pourrions-nous porter cette condamnation ? Si nous nous indignons contre la douleur, l’injustice, le désordre, c’est au nom du bien, de la justice, de l’ordre. D’où vient cette notion ? Est-ce de la raison humaine ? Et alors, elle en a pris les éléments quelque part. Est-ce une efTloraison de la nature ? Et alors la nature n’est pas toute mauvaise, puisqu’elle peut faire germer de son sein l’idée du bon et du juste. Ainsi le pessimisme est condamné à se dépasser nécessairement en se niant.

La vie est mauvaise. C’est le blasphème pessimiste, son allirmation essentiellement anti-chrétienne. Pour le christianisme, la vie est bonne parce qu’elle est le don d’un Être qui est bon. De Dieu appelant les êtres à l’existence, il est dit dans la Genèse : « Et Dieu vit que cela était bon. » L’univers est bon parce qu’il est la manifestation des perfections de Dieu, parce qu’il donne à l’homme quelque moyen de le connaître, de l’adorer, de l’aimer. « Ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » (Eo/n., 1, ao.) Notre destinée d’homme consiste à nous élever à la connaissance et à l’amour de Dieu, et ainsi à une perfection toujours plus grande et conséquemment à la félicité. C’est là notre fonction, c’est là ce qui donne un sens à notre vie, ce qui en fait le prix. Cette destinée, cette fonction est chose essentiellement bonne et noble et grande.

Le dogme chrétien du péché originel (Voir cet article) apporte la meilleure lumière au fait de la souffrance en ce monde. Il répond à cet instinct confus qui voit que la souffrance n'était pas dans le plan premier du Créateur, qu’il y a dans la souffrance une expiation et une préparation. La souffrance purifie, détache des jouissances passagères, dispose à goûter les biens solides et véritables. La vie future ne vient pas redresser l’erreur de celle-ci, comme si Dieu reprenait dans l’au-delà l'œuvre manquée icibas. La vie future prolonge, achève la vie présente. Elle la stabilise dans l’ordre des sanctions qui découlent de ses actes. Ainsi s'établit le règne total de l’ordre, qui comprend deux stades, le stade de la préparation et le stade de l’achèvement. El toute intelligence saine dit que cela est bon.

BiBLiocnvruiB. — James Sully, Le Pessimisme (Histoire et Critique), trad. de l’anglais, Paris, Alcan, 1882 ; E. Caro, Le Pessimisme au XIX" siècle, Paris, Hachette, 1880 ; Léon Jou viii, Le Pessimisme, Paris, l’errin, 1892 ; œuvres de Leopardi, Schopenhauer, Hartmann, passim ; Edouard llod, Les Idées morales du temps présent II, Schopenhauer), Paris, Perrin, 1891 ; L. Route, S. J., Schopenhauer, Utilisation de son Pessimisme, Etudes, 20 mars igo5 ; Camille Bos (interprète de la pensée de Victor Brochard), Pessimisme, Féminisme, Moralisme, Paris, Alcan, 1907 ; Léon Ollé-Laprune, Le Prix delà Vie, Paris, Belin, 189/J ; W. Hurrell Mallock, Is the Life worthy Living ; trad. française par P. James Forbes, S. J., La vie vaut-elle la peine de vivre P Paris, 25

PIERRE (SAINT) A ROME

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Pedone-Lauriel, 188a, directement contre le Positivisme, indirectement contre le Pessimisme ; J. de ! Bonniot, S. J., Le Problème du.Val, Pari-, Ketaux, 1888, édition Moisant, Téqui, 1911 ; Xavier Moisant, /Jieu, l’Expérience en métaphysique, livre IV, Le Problème du Mal, Paris, Rivière, 1907 ; Id., L’Optimisme au XIX' siècle, Carlyle, Browning, Tennvson, Paris, Beauchesne, 191 1 ; et ouvrages gur la Providence.

Lucien Rocrb.