Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Persécutions

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 11-15).

PERSÉCUTIONS. — Sous ce titre : L’intolérance religieuse et la politique (Paris, 1911), M. A. Bouchb-Lbclbrcq, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut, s’est proposé d'étudier « la politique religieuse des empereurs romains », et de définir « leur attitude envers le christianisme naissant ». La cause de cette « politique » et la justification de cette « attitude », c’est-à-dire l’explication et l’excuse des persécutions sanglantes qu’ils infligèrent aux chrétiens des trois premiers siècles, lui paraissent devoir être cherchées dans « l’antagonisme non seulement apparent, mais réel, entre le christianisme des premiers siècles et les institutions de l’Empire ». Si bien que ce que nous jugeons de loin injustice, cruauté, oppression des consciences, était imposé aux empereurs par la « raison d’Etat » et par leur devoir de souverains. Il y eut, aux trois premiers siècles de notre ère, de « l’intolérance religieuse », mais elle était chez les victimes etnon chez les bourreaux. C’est « l’intolérance religieuse » que les empereurs poursuivent chez les chrétiens en leur défendant, sous peine de mort, de suivre leur religion. M.Bouché-Leclercq n’a pas tort d’avouer que cette conclusion est « paradoxale en apparence et surtout malsonnante » ; mais il consacre près de quatre cents pages à la soutenir. J’ai cru être autorisé par M. Bouché-Leclercq lui-même à lui répondre, car je suis seul cité dans sa préface. Avec une courtoisie dont je lui sais gré, il me reproche d’avoir, par les cinq volumes de mon Histoire des persécutions, « rendu du crédit » à l’opinion traditionnelle, c’està-dire à celle qui s’apitoyait sur les persécutés, blâmait les persécuteurs, et ne croyait pas que « la raison d’Elat » pût justifier tant de consciences opprimées et tant de sang versé. Je n’ai pas besoin de dire que ma réponse, en discutant librement ses idées, ne s'écartera pas de la déférence due au savant professeur à la Sorbonne, dont ce livre montre une fois de plus la profonde connaissance des institutions romaines.

I. La raison d’Etat. — Le christianisme était-il incompatible avec celles-ci, et la sécurité de l’Empire romain exigeait-elle que les empereurs anéantissent les chrétiens ? Le contraire me paraît résulter des faits mêmes que met en lumière M. BouchéLeclercq.

Ce n’est pas en vain que Jésus-Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César. » Pendant que les Juifs, malgré la tolérance, parfois même la faveur dont ils furent longtemps l’objet, se posent de plus

en plus en révoltés, jusqu'à ce que l’explosion de leur sentiment national amène la lutte finale qui consommera leur ruine sous Hadrien, les chrétiens, se distinguant chaque jour davantage des Juifs, se détachant de ceux-ci qui les dénoncent et les répudient, allirment, sans jamais varier, leur loyalisme envers l’Empire. Les lettres de saint Pierre et de saint Paul recommandent à la fois l’obéissance aux pouvoirs établis et lerespect des situations acquises. Ils font aux sujets un devoir d'être soumis au prince (même quand ce prince s’appelle Néron) et prescrivent de lui payer exactement l’impôt. Ils commandent aux esclaves d’honorer leurs maitres, quels qu’ils soient, et de leur être fidèles, en même temps qu’ils ordonnent aux maîtres chrétiens de les traiter comme des frères '. En toute circonstance, ils prennent en main la cause de la paix publique, en un temps où celle-ci était fort fragile et fort menacée. Et comme leurs lettres sont destinées aux seules communautés chrétiennes, et ne tomberont probablement sous les yeux d’aucun étranger à leurs croyances, on ne saurait douter qu’elles ne traduisent des sentiments sincères, une conduite bien arrêtée : elles n’ont rien d’un plaidoyer, et nous renseignent avec certitude sur les dispositions des premiers apôtres et de leurs sectateurs à l'égard de la société de leur temps. Autre est, au siècle suivant, le caractère des Apologies présentées aux empereurs. Le christianisme a été combattu et calomnié : quelques lettrés se font ses avocats. On ne peut nier qu’ils ne plaidentla cause de leur religion ; mais c’est en portant devant les princes et devant l’opinion publique l’affirmation des sentiments exprimés à l’origine dans les épîtres des Apôtres, et en montrant que cessentimentsn’onl pas cessé de diriger la conduite de la société chrétienne.

l.M. Bouché-Leclercq raconte (p. 142) que les Apôtres parlèrent ainsi, afin de s’opposer à la propagande d’un groupe d’antiesclavagistes, qu’il était plus facile « d invectiver que de réfuter ». Dans aucun document, authentique ou même apocryphe, il n’estqueslion de cet épisode, et le » paroles des Apôtres, que nous venons de résumer, no contiennent aucune invective. Le savant professeur me parait lire distraitement les écrits apostoliques : ainsi, à la page précédente, il dit que saint Paul « livre à Satan », « damne de sa propre autorité » les « dissidents ». C’est une allusion à / Cor., v, 5, où saint Paul excommunie non « un dissident », mais un chrétien coupable d’inceste. Loin de le damner de sa propre autorité », iainrt Paul déclare « le livrer à Satan pour l’affliction de sa chair, afin que son âme puisse cire sauvée par Notre Seigneur Jésus-Christ ». il

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C’est l’impression que laisse l'étude des mémoires apologétiques composés par Aristide, Justin, Athéuagore, Théophile, Méliton, Apollinaire : on y démêle non seulement le respect de sujets loyaux pour la constitution de leur pays, mais unesortede tendresse pour l’Empire. Un seul fait entendre une note discordante : c’est l’Assyrien Tatien, qui devait iinir en hérétique. M. Bouché -Leclercq s’arrête plus que de raison à ce dissident, qui tranche sur l’unanimité desaulres.etqui s'écarte de la tradition catholique. Un peu après lesvntonins, les successeurs des premiers apologistes fontenlendre un langage semblable au leur : Irénée se félicite d'être né au temps de la paix romaine, et, moins intransigeant dans sa phase orthodoxe qu’il ne le deviendra plus tard, Tertullien insiste sur l’union des chrétien s a’vec les autres citoyens, sur leur acceptation de toutes les charges publiques, et sur leur attachement à cet Empire, dont l’existence lui paraît lice à celle du genre humain.

Quand on a lu tous ces écrits, on se demande ce que veut dire cette phrase de M. Bouché-Leclercq : « Ils (les apologistes) semblent à peine soupçonner où gît pour le gouvernement le nœud de la question, et que le conflit n’est pas entre le christianisme et l’hellénisme, mais entre le christianisme et l’Etat, gardien de la paix publique. » (p. 376) La vérité, c’est qu’ils s’efforcent de démontrer, et, je crois, démontrent jusqu'à l'évidence que « le conflit » n’existe pas. Rien, ni dans les paroles, ni dans les faits, ne marque « l’incompatibilité », « l’antagonisme » que reconnaît M. Bouché-Leclercq entre l’existence de gens animés des sentiments qu’on vient de voir et la sécurité des institution romaines. Les chrétiens se réservent un seul droit, celui d’adorer leur Dieu, de ne pas adorer des dieux auxquels ils ne croient pas, et de remplacer le culte que les païens rendent à la divinité impériale par de ferventes prières (dont le texte a été conservé) pour le salut et la prospérité des empereurs. Est-ce là de l’intolérance religieuse ? Le champ de la liberté de conscience serait alors fort étroit, Dira-t-on même que les chrétiens répandent le trouble autour d’eux par les insultes qu’ils prodiguent à la religion de l’Etat ? Un de leurs principaux docteurs, Origène, défend d’insulter les dieux, et rappelle que les Apôtres ne les ont jamais insultes. Conséquente avec ces principes, l’Eglise refuse le titre de martyr au fidèle mis à mort pour avoir outragé ou renversé une idole'. Si parfois, dans la polémique, des traits piquants ontété lancés contre la mythologie, il faut se souvenir que les chrétiens, en parlant ainsi.se défendent plutôt qu’ils n’attaquent : et les railleries de certains d’entre eux ne dépassent pas celles que la société païenne applaudissait au théâtre ou lisait en souriant dans les dialogues de Lucien. M. Bouché-Leclercq a d’ailleurs reconnu le droit de cette polémique, en disant, dans la phase citée plus haut, que « le conflit n’est pas entre le christianisme et l’hellénisme ». Je cherche vainement où il est, et d’où provient l’impossibilité pour l’Etat de laisser vivre les chrétiens.

IL Considérations secondaires. — On se rejette, pour l'établir, sur des considérations secondaires, et absolument sans valeur. D’abord, le refus par les chrétiens du service militaire. La vérité, c’estque

1. Cette discipline de la primitive Kglife s’est continuée dans Us temps modernes. Saint Vincent de Paul recommande aux prêtres lazaristes envoyés en terre barbaresque de « ne rien dire pour en mépriser la religion ». Le Saint-Siège « vait interdit à tous les chrétiens, clercs ou laïques, de provoquer les musulmans à discussion, et refusait le titre de martyr à ceux qui s’attireraient la mort en parlant contre Mahomet.

les réfractaires sont, pannieux.en très petit nombre. L’antimilitarisme n’est ni de la doctrine ni de la pratique des Eglises primitives. En règle générale, les chrétiens font comme les autres leur devoir sous les drapeaux de Rome, et, là comme ailleurs, refusent seulement de faire acte d’idolâtrie. C’est pour avoir, à tort ou à raison, considéré comme un acte de cette nature le port d’une couronne, que le soldat célébré dans un traité de Tbrtullibn s’est séparé de ses camarades chrétiens, qui en avaient jugé autrement. Extrêmement rares sont ceux à qui un scrupule de conscience a fait préférer la mort au service militaire. « Nous combattons avec vous », écrit Tertullien lui-même, s’adressant aux païens ; et il ajoute : « Nous remplissons les camps. » M. BouchéLeclercq dit à ce propos : « Il semble bien que le mot castra Ggure dans rémunération, parce que son absence serait trop significative. » (p. 288) Mais sa présence aussi est « significative » sous la plume de Tertullien. La dernière persécution commence par la mise en demeure de sacrifier ou d’abandonner le service, adressée aux soldats et aux olliciers chrétiens des armées romaines. Ajoutons que les passages d’ORioÈNB (Contra Celsum, VIII, vu) et de C1.BMBNT d Alexandrie (/'aerfag'., III, n), qui les ont fait prendre pour des adversaires systématiques du service militaire, n’ont pas cette poijée. (Voir Hevistastoricucrilica discienze leologiche, io, o5, p.54a-545.) Un mot de Clément d’Alexandrie dans un autre ouvrage, Protrepticus, x, 100, le montre acceptant pour le chrétien le métier des armes. On chercherait vainement, d’ailleurs, un texte des Livres saints condamnant celui-ci : Jésus-Christ, dans l’Evangile, saint Pierre, dans les Actes des apôtres, nous sont montrés en relations affectueuses avec des officiers de l’armée romaine, et la seule recommandation adressée parle précurseur Jean-Baplisteà des soldats est celle-ci : se contenter de leur solde et ne pas pressurer le peuple.

Dans cet article, où je suis obligé de courir vite, je n’ai pu qu’indiquer quelques faits : on pourrait en citer une multitude d’autres, qui déposent dans le même sens. Voir à ce sujet, dans ce dictionnaire, t. III, col. 356, de l’article Martyrs. Mais le peu que je viens de dire fera juger peut-être assez surprenante cette phrase de M. Bouché-Leclercq : « Il parut aux empereurs romains que les chrétiens s’attaquaientau principe même de l’autorité, etqu’ils méritaient les épithètes modernes d’antipatriotes, antimilitaristes, résumées danscelle d’anarchistes », p. 355. Il ajoute, avec une intention que je ne comprends pas : « Ce n’est pas à l’Eglise à le leur reprocher. » Je n’ai pas qualité pour parler au nom de l’Eglise ; mais j’essaie de parler au nom de l’histoire, et il me semble qu’elle a, elle, à reprocher aux empereurs romains une aussi grossière et aussi inexplicable erreur.

Une autre accusation dirigée par M. BouchéLeclercq contre la société chrétienne, et celle-là tout à fait paradoxale, est d’avoir désorganisé la famille. On l’accuse démettre la virginité au-dessus du mariage, et peu s’en faut, s’appuyant sur des Actes apocryphes et de basse époque, qu’on ne lui reproche de mépriser le mariage. Je ne crois pas que l’on ait jamais parlé du mariage avec autant d'éloquence et de respect que le fait saint Paul dans le chapitre v de sa lettre aux Ephésiens. Le rendant indissoluble, et condamnant le divorce, le christianisme lui a donné une solidité inconnue du monde païen. L'élevant à la dignité de sacrement — sacramentum hoc magnum est, ego dico in Christo et in Ecclesia (Ef>h., y, 3a) —, le christianisme a fait une chose sainte de ce qui était avant lui une chose purement 13

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de loi et de convenance 1. Il est vrai que l’Eglise, dès ce temps-là, n’aimait pas le mariage entre les gensde religion différente : elle y voyait des inconvénients pour la paix des consciences et pour la paix des ménages : l’expérience nous montre qu’il n’en est pas autrement même de nos jours. Mais M. BouchéLeclercq ne se trompe-t-il pas en disant que l’Eglise primitive considérait < un pareil mariage comme annulé par la conversion de l’un des époux » (p. a84), c’est-à-dire, car la phrase est un peu énigmatique, considérait le mariage de deux païens comme annulé par la conversion de l’un d’eux au christianisme ? Saint Paul dit précisément le contraire : il prévoit le cas où l'époux païen se séparera de l'époux devenu chrétien ; mais il prévoit aussi le cas où l'époux païen voudra continuer la vie commune avec l'époux devenu chrétien, et, loin de prononcer la rupture de leur union, il déclare que celuici sera sanctilié par celui-là, sanctificatus est vir infidelis per militèrent jidelem(VCor., vii, ia-15). Les exemples sont nombreux de ces ménages mixtes : jusqu’aux premières années du v* siècle, on rencontre, surtout dans l’aristocratie, des familles composées de membres païens et chrétiens : l’un des derniers tenants du paganisme, le pontife Albinus, avait une épouse chrétienne, particulièrement estimée de saint Jérôme et de saint Augustin. (Voir Kamfolla, à'. Melania Gittniore, p. 13^) Une semblable tolérance, cent ans après le triomphe politique du christianisme, montre assez qu'à aucune époque il ne fut un élément désorganisateur delà famille romaine.

III. La paix publique. — Il me paraît résulter de tout cela que la « raison d’Etat » n’imposait nullement la proscription des chrétiens. Ils ne faisaient courir aucun danger à l’Empire, ils soutenaient même, par la forte constitution de leurs familles, les mœurs chancelantes, et, tout bien considéré, ils étaient plutôt, pour la chose romaine, un secours et un appui qu’un péril. M. Bouché-Leclercq le reconnaît lui-même implicitement, au risque de se contredire, quand il écrit : « Avecunpeu de bonne volonté de part et d’autre, on eût pu s’entendre » (p. 287). Les protestations et les avances des apologistes montrent que ce n'était pas de la part des chrétiens que manquait la « bonne volonté ». Elle ne manqua même pas toujours de la part de l’autorité romaine, puisque la persécution ne fut pas continue, et qu’il y eut de longuespériodes de temps pendant lesquelles elle laissa respirer les chrétiens. On « s’entendit » alors, et l’entente fut parfois de longue durée. M. Bouché-Leclercq parle de « suspension d’hostilités voulue par les empereurs » (p. a38), ce qui indique qu'à ces époques de trêve on avait cessé de voir dans les chrétiens des ennemis. Il dit que les réveils de persécution, dont la cause était « généralement un désastre éprouvé à la fron 1, Sur le sujet du mariage, M. Bouché- Lecleicq a fait une méprise bien amusante. Il prétend montrer que l’Evangile n’est point contraire à la polvgumic. « Jésus, dit-il (p. 338), n’a cru scandaliser personne en racontant la parabole des dix vierges qui attendent la venue dl’Epoux, et en louant celles qui furent assez vigilantes pour ne pas manquer l’occasion de devenir ses femmes légitimes. » Si le savant auteur avait relu l’Evangile, il aurait vu (Matth., xxv, 1-13) qu’il s’agit ici des vierges faisant partie du cortège nuptiul, qui attendent la venue de l'époux pour lui faire escorte et prendre part au festin. Celles qui étaient sortie*, et qui en rentrant trouvèrent la porte fermée, manquèrent le festin des noces, mais non (> l’occasion de devenir ses femmes légitimes ». Le yuu « (6$ de la parabole n’est nullement l’extraordinaire polygame, capable d'épouser dix femmes à la fois, qu’a rêvé M. Bouché-Leclercq.

liera ou une calamité intérieure », qui avaient » soulevé les clameurs de la populace contre les contempteurs des anciens dieux », étaient a importuns au pouvoir » (p. 3 10). Celui-ci, de l’aveu de mon savant contradicteur, se reprenait donc à persécuter, non pour suivre une politique raisonnée, mais en cédant malgré lui à la pression superstitieuse de la foule et aux cris des fanatiques. M. Bouché-Leclercq ajoute que quand, après de longs intervalles de tranquillité, « une reprise soudaine des poursuites rompait cet accord tacite », c'étaient « maintenant les empereurs qui semblaient conspirer contre la paix publique » (p. 3n). La « paix publique » non seulement possible, mais assurée, pendant que l’on ne persécute pas les chrétiens, et troublée de nouveau quand un accès de superstition populaire ou une initiative mauvaise des empereurs réveille la persécution : je n’ai jamais dit autre chose.

M. Bouché-Leclercq écrit encore cette phrase : « Justifiée et raisonnée à l’origine, contre de petits groupes de sectaires réputés insociables, la persécution se fait injuste et impolitique, exercée contre des masses compactes, au nom de principes affirmés un jour et abandonnés le lendemain… Elle n’avait plus d’autre effet que d’arrêter la fusion commencée… » (p. 3n). J’avoue que je ne comprends plus. Comment la persécution était-elle « justifiée et raisonnée » quand elle s’attaquait à de « petits groupes », et devint-elle « injuste et impolitique » dès qu’elle se heurta à « des masses compactes » ? Comment les « petits groupes » étaient-ils « insociables », ou plutôt « réputés insociables », et comment, dans « les masses compactes », la « fusion » avec l’Empire se faisait-elle ? Probablement parce que, à mesure que s’accroissait la population chrétienne, et que, plus nombreuse, elle était mieux connue, on s’apercevait qu’elle n'était et n’avait jamais été d’une autre sorte que le reste de la population de l’Empire, et qu’elle ne constituait, en aucune façon, un élément réfractaire. Mais alors, quelle excuse, même apparente, eurent les dernières persécutions ?

Ce qui est clair, c’est qu'à aucune époque la persécution ne fut imposée par « la raison d’Etal », puisque « l’entente » était possible, puisque « l’accord » exista toutes les fois que les empereurs le voulurent bien, puisque « la fusion » s’accomplissait, et puisque, en déiinitive — suivant une statistique que j’ai faite naguère, et qui n’a pas été contestée — de Néron à Constantin l’Eglise fut l’objet des rigueurs du pouvoir impérial pendant cent vingt-neuf ans, et laissée par lui en repos pendant cent vingt autres années (Histoire des persécutions, t. I, 4* éd., 1 911, p. ii-iv). En deux siècles et demi, cent vingt années durant lesquelles se tut « la raison d’Etat » et durant lesquelles les chrétiens cessèrent de paraître un danger public !

Ai-je eu tort d'écrire, comme M. Bouché-Leclercq me le reproche dans sa préface, qu’il y eut à la base des persécutions beaucoup plus de passion, d’erreur, de superstition, de fanatisme, que de nécessité politique, que la prétendue incompatibilité entre le christianisme et les institutions romaines est une invention des modernes, et que « c’est en bas, dans les régions inférieures de la pensée, dans les ténébreux replis du cœur humain, que se formèrent les orages dont l’Eglise fut tantde fois enveloppée » ? — (Pour un exposé plus complet de la question, je renverrai à l’article Martyrs, ch. ii, p. 342-375.)

IV. l.e christianisme persécuteur ? — Le lecteur jugera, comme il jugera aussi le plus ou moins d’exactitude de ce titre mis à l’un des derniers chapitres du livre de M. Bouché-Leclercq : l.e Christianisme persécuteur. 15

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Il s’est pas douteux que la politique des empereurs devenus chrétiens ait été d'établir, à leur tour, l’unité de religion dans l’Empire, en faisant prévaloir le christianisme. Je n’ai pas à apprécier ici cette politique : ce n’est point de mon sujet. Mais je dois rechercher si par elle le christianisme se fit persécuteur.

Il y aurait une grande injustice à rapprocher les moyens employés par les princes du ive siècle des sanglants procédés dont s'étaient servis leurs prédécesseurs païens. Sous Constantin, la liberté de tous les cultes, proclamée par l'édit de Milan, demeure intacte. Les faveurs accordées au culte chrétien lui donnent seulement une situation égale à celle du culte païen. Ce dernier demeure oiliciellement reconnu, et l’empereur en reste le chef, avec le titre de Souverain Pontife. Si quelques temples sont abattus, par l’ordre de Constantin, en Egypte, en Phénicie, en Syrie, c’est parce que ces sanctuaires dégénérés abritaient de révoltantesimraoralilé » : mesure de police, non de persécution.

Les choses demeurèrent en cet état jusqu’en 337. Sous les fils de Constantin, et particulièrement quand Constance fut devenu seul empereur, elles commencèrent à se modifier. Des lois de 34 1, de 353, de 356, ordonnent la fermeture des temples et interdisent, sous peine de mort, les sacrifices. Mais ces lois, en Occident, demeurèrent inexécutées : à tel point que le sénateur païen Symmaque pourra écrire de Constance, quelques années plus tard : « Il conserva l’ancien culte à l’Empire, bien qu’il suivît luimême une autre religion. » On le vit même, pendant son voyage à Rome, en 35^, nommer aux sacerdoces païens. En Orient, où la population chrétienne était maintenant en majorité, les temples furent fermés par elle en certaines villes, laissés ouverts en beaucoup d’autres : c’est l’opinion publique, plus que la loi, qui détermina le mouvement.

Après l'éphémère tentative de restauration païenne essayée non sans violence par Julien, la tolérance est rétablie en 363 par Valentinien. Il tient la balance égale entre tous les cultes, confirmant môme ou augmentant les privilèges des pontifes dans les provinces. L’historien païen Ammikn Marckllin le loue d’avoir respecté partout la liberté religieuse.

Valens (364) proscrit les arts magiques, mais ne porte aucune loi contre le paganisme : fauteur des hérétiques, il réserve ses rigueurs aux catholiques. Le premier (3^5), Gratien refuse le titre de Pontifex ma.cimus, porté par tous ses prédécesseurs, et supprimant les subsides conservés jusqu'à lui au culte pann, réduit celui-ci à la condition d’une religion privée, qui subsiste par ses propres moyens : c’est la séparation de l’Eglise païenne et de l’Etat. Il faut attendre les dernières années du îv" siècle et les règnes de Théodose et de ses fils pour voir interdire, efficacement cette fois, les sacrifices non seulement publics, mais privés, et détruire les temples des campagnes, tandis que ceux des villes sont généralement conservés à cause de leur valeur architecturale et des objets d’art qu’ils contiennent.

Le paganisme était déjà bien malade, et tout près de s éteindre, quand ce dernier coup lui fut porté. Mais ni avant, ni après, aucune persécution ne fut exercée contre les personnes. Il y eut des violences populaires, comme ces émeutes contre les temples dont se plaint amèrement Libanius, ou la triste échauirourée d’Alexandrie, dans laquelle périt la savante Hypatie. Mais l’histoire ne peut citer le nom d’un païen condamné à la mort ou à la confiscation de ses biens pour avoir conservé et continué de pratiquer sa religion. On a vu plus haut que,

dans l’aristocratie, tout à la fin du iv' siècle, le paganisme comptait encore des sectateurs. Ils exerçaient sans obstacle, en Orient aussi bien qu’en Occident, les plus hautes magistratures. Beaucoup d’entre eux professaient, en même temps que le culte des dieux romains, celui de Mithra, qui paraît avoir été le dernier boulevard de la religion païenne. « Les empereurs chrétiens, écrit M. Bouché-Leclercq (p. 260), le firent disparaître par les moyens qui n’avaient pas réussi à leurs prédécesseurs contre le christianisme. » On croirait, en lisant ces lignes, à une proscription en masse et aune répression sanglante des milhriastes. Il n’y eut rien de semblable. Un préfet de Rome, en 3^6, détruisit, sans en avoir reçu l’ordre, un sanctuaire de Mithra. Mais le culte de Mithra, avec celui de Cybèle, continua d'être librement exercé jusqu'à la lin du iv* siècle : des inscriptions conservent le souvenir de tauroboles offerts par de grands personnages romains sur le Vatican, à deux pas de labasilique élevée par Constantin en l’honneur de saint Pierre, jusqu’en 390.

J’avais le devoir de rétablir ici l’ordre des faits, que M. Bouché-Leclercq présente d’une façon un peu confuse. Une phrase, qui pourrait servir de conclusion à son exposé, mérite d'être citée. « En ce genre de conflit, dit-il, le nombre des victimes sacrifiées n’a qu’un intérêt secondaire » (p. 343). Beaucoup de ses lecteurs hésiteront à souscrire à un tel jugement. D’un côté l’absence complète de victimes, de l’autre un nombre de victimes impossible à évaluer, mais énorme, leur paraîtront devoir entrer en ligne de compte et faire une différence appréciable. J’ajouterai que le titre donné au chapitre qui vient d'être analysé ou complété manque de vérité autant que de justice. L' « intolérance religieuse » des empereurs du iv* siècle, dont plusieurs n'étaient pas orthodoxes, et se montrèrent parfois plus rigoureux envers l’Eglise qu’envers le paganisme, ne peut équitablement être appelée « le christianisme persécuteur « .Elle n’eut d’ailleursque peud’etTet sur l’issue certaine de la lutte. Les princes païens s'étaient acharnés sur un corps vivant, ou plutôt immortel. Les coups portés au paganisme par les successeurs de Constantin ne firent que hâter la fin d’un mourant.

V. Question de méthode. — Je viens d’examiner les idées ou plutôt l’idée générale du livre de M. BouchéLeclercq. J’ai volontairement laissé de côté les détails, dont la discussion aurait obligé à passer en revue toute l’histoire des persécutions. M. BouchéLeclercq la raconte d’une manière assez inégale. Il consacre quarante pages à rechercher les coupables de l’incendie de Rome en 64, et, à la suite de M. Carlo Pascal, sans tenir un compte sulfisant des études de nombreux érudits sur le même sujet, il conclut à la culpabilité de quelques chrétiens, tout en indiquant, avec une honnêteté de critique dont personne ne sera surpris, les raisons excellentes de les mettre hors de cause. Mais à la persécution de Dioctétien, qui dura près de quinze années, causa de véritables massacres, et fut attisée successivement par six édits, il accorde trois pages seulement. Sur le fondement juridique des persécutions, si discuté depuis les récentes théories de Mommskn, et à propos duquel un retour très marqué se l’ait, chez les érudits de toute opinion, vers l’idée traditionnelle d’un initial ut non sint christiani (Voir la récente étude de M. Callewakrt, La méthode dans la recherche de la base juridique des premières persécutions, 191 1 ; cf. ci-dessus, art. Martyhk, t. III, col. 346 sqq.), il ne dit rien, bien que la question soit d’une importance capitale pour l’histoire des persécutions aux deux premiers siècles, et que sans 17

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l’avoir résolue il soil dillicile de comprendre les rescrits de Trajan, d’Hadrien, de Marc Aurèle. On ne se rend pas très bien compte de la méthode suivie par l’auteur, en ce qui conc-rne cette source mêlée d’or et de scories que forment les Passions des martyrs : il cite plus souvent et plus longuement les Actes apocryphes que les quelques Actes d’une authenticité établie, et ne paraît point apercevoir toute la valeur de pièces comme la lettre de l’Eglise de Smyrne sur le martyre de Polycarpe, la lettre de Lyon sur les martyrs gaulois, la Passion de Perpétue et de Félicité, celle des Scillitains. En revanche, la sincérité de son esprit l’obligea pencher quelquefois, bien qu’avec une répugnance visible, vers les solutions conservatrices : après avoir résumé tout ce qui aété dit contre le martyre de saint Pierre à Home, et passé à peu près sous silence les textes anciens qui y font allusion, il se sent obligé de convenir qu’aucune tradition ne l’a jamais placé ailleurs. Il conteste et admet à la fois les traditions relatives aux femmes chrétiennes condamnées, selon le mot de Tertullien, contirmé par les témoignages de Cyprien et d’Eusèbe, ad lenonem potius quant ad leonem, et déclare, avec une indignation d’honnête homme, que la lecture des Passions de tant de iVmiues et déjeunes filles martyrisées laisse « une impression de dégoût pour une société qui tolérait de pareils attentats à l’humanité ». En résumé, on rencontre dans ce livre, avec beaucoup de détails intéressants, peu de lignes sûres et nettement dessinées. Il ne semble pas que l’histoire des persécutions doive tirer un grand profit d’un travail fait, peut-être sous l’empire d’idées préconçues, probablement avec une préparation insuffisante, par un maître qui a écrit, sur tant d’autres sujets, des pages si savantes et si utiles.

Paul Allard.