De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 22

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 72-80).
◄  XXI
XXIII  ►

XXI. Qui se proposera d’agir ainsi, qui le voudra, qui le tentera, s’acheminera vers les dieux ; et dût-il s’arrêter en route, il échouera du moins dans une noble entreprise. Vous autres qui haïssez et la vertu et son adorateur, vous ne faites là rien d’étrange ; car les vues malades redoutent le soleil, et le grand jour est antipathique aux animaux nocturnes : éblouis de ses premiers rayons, ils regagnent de tous côtés leurs retraites et fuient dans d’obscures crevasses cette lumière qui les effraye. Gémissez, exercez votre langue maudite à outrager les bons ; acharnez-vous, mordez tous à la fois : vos dents se briseront sur eux bien avant qu’elles ne s’y impriment. « Pourquoi cet amant de la philosophie mène-t-il une existence si opulente ? Il dit qu’il faut mépriser l’or, et il en possède ; qu’il faut mépriser la vie, et il reste avec les vivants ; la santé, et pourtant il soigne la sienne, il la préfère excellente. L’exil est un vain mot, selon lui ; il s’écrie : Quel mal y a-t-il à changer de pays ? et pourtant, s’il le peut, il vieillira dans sa patrie. Il prononce qu’une existence plus ou moins longue est indifférente ; toutefois, tant que rien ne l’en empêche, il prolonge la sienne, et, dans une vieillesse avancée, il conserve en paix sa verdeur. » Il dit, en effet, qu’on doit mépriser tous ces avantages ; mais ce qu’il défend, c’est la possession inquiète, et non la possession elle-même ; il ne repousse pas ces choses, mais si elles se retirent de lui, il les suit dans leur retraite d’un œil tranquille. Où la fortune déposera-t-elle ses richesses plus sûrement que chez l’homme qui les lui rendra sans murmure ? Quand M. Caton louait Curius, et Coruncanius, et ce siècle où l’on était coupable aux yeux du censeur pour posséder quelques lames d’argent, lui, Caton avait quarante millions de sesterces : moins sans doute que Crassus, mais plus que Caton le censeur. C’était, si l’on compare, dépasser son bisaïeul de bien plus que lui-même ne fut dépassé par Crassus ; et si de plus grands biens lui étaient échus, il ne les eût pas dedaignés. Car le sage ne se croit indigne d’aucun des dons du hasard ; non qu’il aime les richesses, mais il les préfère : ce n’est pas dans son âme, c’est dans sa maison qu’il les loge ; il n’en répudie pas la possession, mais il les domine : il n’est point fâché qu’une plus ample matière soit fournie à sa vertu.


XXII. Eh ! qui doute que pour le sage il n’y ait plus ample matière à déployer son âme dans la richesse que dans la pauvreté ? Toute la vertu de celle-ci est de ne point plier ni s’abattre ; dans l’autre la tempérance, la libéralité, l’esprit d’ordre, l’économie, la magnificence, ont un champ vaste et libre. Le sage ne se méprisera pas s’il est d’une taille exiguë, et pourtant il préférera une grande taille ; avec un corps chétif et privé d’un œil, il aura toute sa force, et pourtant il préférera une constitution robuste. Il saura qu’il a en lui-même un principe de vigueur supérieur à tous ces avantages ; cependant il supportera les infirmités, et souhaitera la santé. Car il est des choses qui, tout en étant d’une valeur insignifiante par rapport à la perfection de l’être, de telle sorte qu’elles se laissent enlever sans entraîner la ruine du souverain bien, ajoutent cependant à cette joie perpétuelle qui naît de la vertu. Les richesses sont au sage ce qu’est au navigateur un bon vent qui l’égaye et facilite sa course ; ce qu’est un beau jour, et, par un temps brumeux et froid, une plage que réchauffe le soleil. Et quel sage de notre école, où la vertu est le seul bien, ne reconnaîtra pas que ces choses mêmes que nous appelons indifférentes ont en elles un certain prix et que les unes sont préférables aux autres ? Il en est auxquelles on accorde un peu d’importance, il en est auxquelles on en accorde beaucoup. Ne vous y trompez donc pas, la richesse est du nombre des choses préférables. « Pourquoi alors, direz-vous, me railler quand elle tient chez vous le même rang que chez moi ? » — Voulez-vous savoir combien je suis loin de lui donner le même rang ? Que la richesse m’échappe, elle ne m’enlèvera rien qu’elle-même ; vous, si elle vous quitte, vous resterez frappé de stupeur, comme un homme qui, dans son abandon, ne se trouverait plus lui-même. Chez moi les richesses tiennent une certaine place, tandis que chez vous elles occupent la plus haute ; enfin, moi je les possède ; vous, vous êtes possédé par elles.

XXII. Quid autem dubii est, quin major materia sapienti viro sit animum explicandi suum in divitiis, quam in paupertate ? quum in hac unum genus virtutis sit, non inclinari, nec deprimi : in divitiis, et temperantia, et liberalitas, et diligentia, et dispositio, et magnificentia, campum habeat patentem. Non contemnet se sapiens, etiamsi fuerit minimae staturæ ; esse tamen se procerum volet : et exilis corpore, ac amisso oculo valebit ; malet tamen sibi esse corporis robur. Et hoc ita, ut sciat esse aliud in se valentius ; malam valetudinem tolerabit, bonam optabit. Quædam enim, etiamsi in summam rei parva sunt, et subduci sine ruina principalis boni possunt, adjiciunt tamen aliquid ad perpetuam lætitiam, et ex virtute nascentem. Sic illum afficiunt divitiæ, et exhilarant, ut navigantem secundus et ferens ventus, ut dies bonus, et in bruma ac frigore apricus locus. Quis porro sapientum, nostrorum dico, quibus unum est bonum virtus, negat etiam hæc quae indifferentia vocamus habere in se aliquid pretii, et alia aliis esse potiora ? Quibusdam ex his tribuitur aliquid honoris, quibusdam multum. Ne erres itaque, inter potiora divitiæ sunt. « Quid ergo, inquis, me derides, quum eumdem apud te locum habeant, quem apud me ? » Vis scire quam non habeant eumdem locum ? mihi divitiæ si effluxerint, nihil auferent, nisi semetipsas : tu stupebis, et videberis tibi sine te relictus, si illæ a te recesserint ; apud me divitiæ aliquem locum habent ; apud te, summum ac postremum ; divitiæ meæ sunt, tu divitiarum es.