De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 21

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 72-76).
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XXI. Qui se proposera d’agir ainsi, qui le voudra, qui le tentera, s’acheminera vers les dieux ; et dût-il s’arrêter en route, il échouera du moins dans une noble entreprise. Vous autres qui haïssez et la vertu et son adorateur, vous ne faites là rien d’étrange ; car les vues malades redoutent le soleil, et le grand jour est antipathique aux animaux nocturnes : éblouis de ses premiers rayons, ils regagnent de tous côtés leurs retraites et fuient dans d’obscures crevasses cette lumière qui les effraye. Gémissez, exercez votre langue maudite à outrager les bons ; acharnez-vous, mordez tous à la fois : vos dents se briseront sur eux bien avant qu’elles ne s’y impriment. « Pourquoi cet amant de la philosophie mène-t-il une existence si opulente ? Il dit qu’il faut mépriser l’or, et il en possède ; qu’il faut mépriser la vie, et il reste avec les vivants ; la santé, et pourtant il soigne la sienne, il la préfère excellente. L’exil est un vain mot, selon lui ; il s’écrie : Quel mal y a-t-il à changer de pays ? et pourtant, s’il le peut, il vieillira dans sa patrie. Il prononce qu’une existence plus ou moins longue est indifférente ; toutefois, tant que rien ne l’en empêche, il prolonge la sienne, et, dans une vieillesse avancée, il conserve en paix sa verdeur. » Il dit, en effet, qu’on doit mépriser tous ces avantages ; mais ce qu’il défend, c’est la possession inquiète, et non la possession elle-même ; il ne repousse pas ces choses, mais si elles se retirent de lui, il les suit dans leur retraite d’un œil tranquille. Où la fortune déposera-t-elle ses richesses plus sûrement que chez l’homme qui les lui rendra sans murmure ? Quand M. Caton louait Curius, et Coruncanius, et ce siècle où l’on était coupable aux yeux du censeur pour posséder quelques lames d’argent, lui, Caton avait quarante millions de sesterces : moins sans doute que Crassus, mais plus que Caton le censeur. C’était, si l’on compare, dépasser son bisaïeul de bien plus que lui-même ne fut dépassé par Crassus ; et si de plus grands biens lui étaient échus, il ne les eût pas dedaignés. Car le sage ne se croit indigne d’aucun des dons du hasard ; non qu’il aime les richesses, mais il les préfère : ce n’est pas dans son âme, c’est dans sa maison qu’il les loge ; il n’en répudie pas la possession, mais il les domine : il n’est point fâché qu’une plus ample matière soit fournie à sa vertu.

XXI. Qui hoc facere proponet, volet, tentabit, ad deos iter faciet : nae ille, etiamsi non tenuerit, magnis tamen excidet ausis. Vos quidem, quod virtutem cultoremque ejus odistis, nihil novi facitis ; nam et solem lumina ægra formidant, et aversantur diem splendidum nocturna animalia, quæ ad primum ejus ortum stupent, et latibula sua passim petunt, abduntur in aliquas rimas timida lucis. Gemite, et infelicem linguam bonorum exercete convicio ; hiscite, commordete ; citius multo frangetis dentes, quam imprimetis ! « Quare ille philosophiæ studiosus est, et tam dives vitam agit ? quare opes contemnendas dicit, et habet ? vitam contemnendam putat, et tamen vivit ?valetudinem contemnendam, et tamen illam diligentissime tuetur, atque optimam mavult. Et exsilium nomen vanum putat, et ait : Quid est enim mali, mutare regiones ? et tamen, si licet, senescit in patria. Et inter longius tempus et brevius nihil interesse judicat : tamen si nihil prohibet, extendit ætatem, et in multa senectute placidus viret. » Ait ista debere contemni, non, ne habeat, sed ne sollicitus habeat ; non abigit illa a se, sed abeuntia securus prosequitur. Divitias quidem ubi tutius fortuna deponet, quam ibi, unde sine querela reddentis receptura est ? M. Cato quum laudaret Curium et Coruncanium, et seculum illud in quo censorium crimen erat paucæ argenti lamellæ, possidebat ipse quadringenties sestertium : minus sine dubio quam Crassus, plus tamen quam censorius Cato. Majore spatio, si comparentur, proavum vicerat, quam a Crasso vinceretur. Et si majores illi obvenissent opes, non sprevisset ; nec enim se sapiens indignum ullis muneribus fortuitis putat. Non amat divitias sed mavult : non in animum illas, sed in domum recipit : nec respuit possessas, sed continet, et majorem virtuti suæ materiam subministrari vult.