De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 20

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 68-72).
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XX. Les philosophes ne réalisent pas leurs propres paroles ? cependant ils font beaucoup par ces paroles mêmes et par la conception de l’honnête. Si leurs actes étaient à la hauteur de leur langage, quelle félicité surpasserait la leur ? En attendant qu’il en soit ainsi, il n’y a pas lieu de mépriser de bonnes paroles et des cœurs pleins de bonnes pensées. L’application aux études salutaires, restât-elle en deçà du but, est louable encore. Faut-il s’étonner qu’on ne parvienne pas jusqu’au sommet, quand on place son but à une telle hauteur ? Un homme de cœur, au contraire, admirera ceux qui, lors même qu’ils tombent, montrent cependant une audace généreuse. Elle est noble, l’ambition de l’homme qui, consultant moins ses forces que celles de la nature humaine, s’essaye à de grandes choses, fait effort et se crée en lui-même des types de grandeur que les âmes le plus virilement douées seraient impuissantes à reproduire. L’homme qui s’est dit d’avance : « Un arrêt de mort et l’aspect du supplice me laisseront également impassible ; toutes les épreuves, quelles qu’elles soient, je les subirai, et mon âme prêtera sa force à mon corps. Absentes ou présentes, les richesses m’inspirent le même mépris : je ne serai ni affligé si je les vois ailleurs que chez moi, ni fier si elles m’entourent de leur éclat. Que la fortune me vienne ou se retire, je ne m’en apercevrai pas. Je regarderai toutes les terres comme à moi, les miennes comme à tous. Je vivrai en homme qui se sent né pour ses semblables, et je rendrai grâce à la nature d’une si belle mission. Pouvait-elle mieux pourvoir à mes intérêts ? Elle m’a donné moi seul à tous, et tous à moi seul. Ce que j’aurai, quoi que ce soit, je ne le garderai pas en avare, je ne le sèmerai pas en prodigue : je ne croirai rien posséder mieux que ce que j’aurai sagement donné. J’estimerai mes bienfaits, non d’après leur poids ou leur nombre, mais d’après le mérite de celui qui les recevra ; je ne croirai jamais avoir dépassé la juste mesure quand l’obligé en sera digne. Je ne ferai rien en vue de l’opinion, et je ferai tout en vue de ma conscience : seul devant ma conscience, j’agirai comme si tout le monde me regardait. J’aurai pour terme du manger et du boire de satisfaire les appétits naturels, non de remplir mon estomac, puis de le vider facticement. Agréable à mes amis, doux et traitable à mes ennemis, je ferai grâce avant qu’on m’implore, je préviendrai toute légitime prière. Je saurai que ma patrie c’est le monde, que les dieux y président, que sur ma tète, qu’autour de moi, veillent ces juges sévères de mes actes et de mes paroles. Et à quelque instant que la nature redemande ma vie, ou que la raison me presse de partir, je m’en irai avec le témoignage d’avoir aimé la bonne conscience, les bonnes études, de n’avoir pris sur la liberté de personne, ni laissé prendre sur la mienne. »

XX. Non præstant philosophi quæ loquuntur ? multum tamen præstant quod loquuntur, quod honesta mente concipiunt. Utinam quidem et paria dictis agerent ! quid esset illis beatius ? interim non est quod contemnas bona verba, et bonis cogitationibus plena præcordia. Studiorum salutarium, etiam citra effectum, laudanda tractatio est. Quid mirum, si non escendunt in altum ardue aggressi ? sed si vir es, suspice, etiamsi decidunt, magna conantes. Generosa res est, respicientem non ad suas, sed ad naturæ suæ vires, conari alta, tentare, et mente majora concipere, quam quæ etiam ingenti animo adornatis effici possint. Qui sibi hoc proposuit : « Ego mortem eodem vultu cum quo audiam, et videbo ; ego laboribus, quanticumque illi erunt, parebo, animo fulciens corpus ; ego divitias et præsentes et absentes æque contemnam : nec, si alicubi jacebunt, tristior ; nec, si circa me fulgebunt, animosior ; ego fortunam nec venientem sentiam, nec recedentem ; ego terras omnes tanquam meas videbo, meas tanquam omnium ; ego sic vivam, quasi sciam aliis me natum, et naturæ rerum hoc nomine gratias agam : quo enim melius genere negotium meum agere potuit ? unum me donavit omnibus, uni mihi omnes. Quidquid habebo, nec sordide custodiam, nec prodige spargam ; nihil magis possidere me credam, quam bene donata : non numero, nec pondere beneficia, nec ulla, nisi accipientis æstimatione, pendam. Nunquam id mihi multum erit, quod dignus accipiet. Nihil opinionis causa, omnia conscientiæ faciam : populo spectante fieri credam, quidquid me conscio faciam. Edendi mihi erit bibendique finis, desideria naturæ restinguere, non implere alvum, et exinanire. Ergo amicis jucundus, inimicis mitis et facilis, exorabor antequam roger ; honestis precibus occurram. Patriam meam esse mundum sciam, et præsides deos hos supra me, circaque me stare, factorum dictorumque censores. Quandocumque autem natura spiritum repetet, aut ratio dimittet, testatus exibo, bonam me conscientiam amasse, bona studia : nullius per me libertatem diminutam, minime meam. »