Émile-Paul Frères (p. 89-105).

VIII

LA
POURRITURE DES ASSEMBLÉES

Un mal qui s’attrape par des
poignées de mains.

Avant-hier et hier, jeudi et vendredi, 2 et 3 avril, durant trois séances, un public immense — trente mille cartes, me dit-on, furent demandées à la questure — un public immense est venu au Palais-Bourbon avec l’idée de voir pendre deux ministres. Ô monotone répétition de l’histoire ! Cette perspective, cet espoir excitèrent toujours merveilleusement les imaginations ! Dès midi et demi, des femmes élégantes, pour être plus sûres de trouver place au beau spectacle, s’asseyaient sur leurs manchons, le long des grilles du Palais-Bourbon. Le soir, ce fut bien pire ; il fallut appeler les soldats de garde pour prêter main-forte aux huissiers débordés et refouler sur le quai d’Orsay ce public de grande première, en frac et en robes de soirées, à qui l’on avait dit : « Quand les députés siègent le soir, c’est le plus beau : ils se tuent ! »

Les spectateurs et spectatrices, paraît-il, n’ont pas été satisfaits. À les croire, on ne leur aurait pas présenté le grand jeu. Ils se trompent. Ils ont vu quelque chose d’importance historique : les aveux d’un système qui meurt. Seulement, je l’accorde, cette flore de mensonge ne s’épanouissait pas tout à son aise. Les députés étaient contractés, tendus, absorbés. Au cours de ces deux journées, ils ne se livrèrent pas de plein cœur, en toute liberté, au plaisir de la partie. Ceux-là mêmes qui, pour l’ordinaire, s’abandonnent le plus passionnément à la fureur sportive du lieu avaient leurs regards et leur imagination ailleurs. Où donc ? Dans leurs circonscriptions.

Cela apparut dès la première heure de cette longue discussion, dès le discours par où Jules Delahaye ouvrit ce dernier acte de l’affaire. Ce fut un réquisitoire de procureur général, vigoureux et violent, offensant à chaque ligne, contre lequel, en toute autre saison, ils eussent réagi en braves combattants. Mais cette fois, ils l’écoutèrent sans broncher. Inutile de se compromettre, pensaient-ils. L’électeur nous regarde, qui, peut-être, n’aime pas qu’on protège les escrocs.

— Eh bien ! vous allez faire merveille pour sauver votre ami ? disais-je à un radical.

— Mon ami ! Ah ! croyez-moi, je m’en f… de Caillaux. Je vous jure que je ne sais plus ni son nom, ni son prénom : je ne connais que mon parti. (Lisez : ma réélection).

Nous étions à deux doigts d’une débâcle des radicaux, dans une atmosphère de sauve-qui-peut.

Le second jour, je pris la parole. Voici mon discours[1] :

« Messieurs, je faisais partie de la commission d’enquête ; je ne me suis pas rangé dans sa majorité, je réclame des poursuites judiciaires. Je ne puis pas m’associer aux conclusions de mes honorables collègues.

» Pourquoi ?

» Parce que je n’y retrouve pas la réalité que, pendant dix jours, j’ai vu défiler sous mes yeux. Les conclusions de la commission sont à la fois incomplètes et amoindries.

» Elles sont incomplètes. Je vous prierai, par exemple, de vous reporter à la page 161 du compte rendu sténographique. Vous verrez qu’elles ne font aucune allusion à un incident demeuré mystérieux et qui est singulièrement étrange.

» M. le procureur général Fabre a déposé devant la Commission que trois ou quatre jours après qu’il avait été appelé chez M. Monis et qu’il en avait reçu l’ordre d’obtenir une remise, tandis qu’il était hésitant, plein de scrupules, plein de douleur, un coup de téléphone est venu, brutal comme un coup de fouet, a-t-il dit, le mettre en demeure et l’a obligé à se courber, à prendre sa décision.

» Quand nous avons demandé à M. Monis ce qu’était ce coup de téléphone parti de son cabinet, il n’a pas voulu savoir de quoi nous lui parlions, et quand nous lui avons dit : « Mais enfin, c’est bien extraordinaire que M. le procureur général ait reçu ce rappel. Cela ne vous dit rien ? », il a invoqué une histoire véritablement pitoyable. Il nous a répondu : « Ah ! messieurs, si vous saviez comment les choses se passent ! Il n’y a pas plus d’une huitaine de jours, on m’a dit que M. Caillaux me téléphonait. Je suis allé au téléphone. Je lui ai dit : « Vous m’appelez ? » Il m’a répondu : « Non ! on m’a dit aussi que vous m’appeliez ? » et c’était une mystification. »

» M. Monis a-t-il voulu nous donner à croire qu’une conversation qui ne pouvait être connue que de lui et de M. le procureur général sur un sujet si grave, avait permis à je ne sais quel farceur d’intervenir ? (Applaudissements au centre et à droite.)

» Sur ce mystère, pas un mot, pas un éclaircissement dans les conclusions qui vous sont apportées et, dans ces conclusions, il n’est guère davantage question du véritable scandale auquel nous avons tous assisté, quand nous avons vu jusqu’à la dernière minute le ministère actuel faire tous ses efforts, soit par des dénégations formelles, soit par un silence obstiné, pour empêcher la vérité d’éclater devant la Chambre et le pays. (Applaudissements au centre et à droite.)

» Les ministres qui siègent à ce banc, par leur silence, par leurs affirmations, jusqu’à la dernière heure ont voulu nous laisser entendre qu’ils ne savaient rien du document Fabre, et cela, dans un moment où véritablement une telle persistance à tromper le pays était, qu’ils me permettent de le dire, puérile, n’avait plus l’excuse d’être un expédient de Gouvernement pour éviter un scandale. À ce moment-là, de toutes parts le scandale fusait, et ces dénégations obstinées, ce silence mensonger ne pouvaient même pas obtenir de résultat. (Applaudissements au centre et à droite.)

» Mais ces conclusions, elles ne sont pas seulement incomplètes, elles sont d’un bout à l’autre édulcorées et elles le sont par la méthode même de travail que la commission a été amenée à employer.

» M. Jaurès avait établi un texte. Ce texte valait ce qu’il valait. À mon avis, c’était une pensée minima. Mais enfin c’était une pensée logique ; c’était la pensée de M. Jaurès.

» Là-dessus, pendant une longue suite de jours, phrase par phrase, mot par mot, chacun des commissaires s’est appliqué à modifier ce texte, à le tirailler dans tous les sens et d’ailleurs à le tirailler dans le sens que vous pouvez deviner d’après la composition de la majorité, de telle manière que la commission a abouti à une dissertation politique qui ne présente plus un rapport serré avec les faits qu’elle avait à définir, mais seulement, tant bien que mal, arrive à vous fournir, comme dans un miroir, l’image des commissaires. (Applaudissements et rires au centre et à droite.)

» J’ajoute que ces conclusions, édulcorées dans leur ensemble, le sont gravement sur le point principal, à savoir sur l’entrevue de M. Monis avec le procureur Fabre. D’une façon très nette et très certaine, pour celui qui a entendu, pour celui qui a vu, pour celui qui a lu la sténographie, pour celui qui réfléchit sur les événements, c’est bien un ordre, accompagné de menaces, qui a pesé sur ce magistrat. Entré dans le cabinet du ministre en homme qui avait toujours pris position, d’une manière presque personnelle, très combative, contre Rochette, il en est sorti avec sa volonté retournée. Comme on l’a déposé devant nous, dans tout le Palais, on disait : ou bien le procureur général est devenu fou, ou bien il a reçu de l’argent, ou bien il a reçu des ordres.

» Quand un homme se met dans une telle situation, il faut reconnaître qu’il a subi une pression menaçante pour lui, ou bien il faut abandonner ce principe général qu’il n’y a pas d’effet sans cause. (Applaudissements au centre et à droite.)

» Mais là, nous distinguons très bien pourquoi la commission ne voulait pas entendre qu’il y eut ordre et menace. C’est que le fait de la menace faisait tomber les ministres sous le coup de l’article 179 et qu’on voulait ne pas aboutir à des poursuites. (Applaudissements au centre et à droite.)

» Pourquoi ? Pourquoi la thèse du châtiment a-t-elle fait reculer les commissaires ? Pourquoi les mots que nous entendions, les situations que nous examinions, ne produisaient-ils pas les mêmes effets dans nos esprits ? Pourquoi ne réagissions-nous pas, tous, de la même manière ?

» Il est aisé de s’en rendre compte.

» Il y avait parmi nous des hommes attachés, liés, dominés, commandés par leurs amitiés, par leur fidélité dans le malheur. Sur ceux-là, je ne ferai aucun commentaire. D’autres jugeaient que M. Caillaux, en se faisant l’interprète du désir d’un avocat son ami, Me Maurice Bernard, avait voulu être obligeant, avait donné un témoignage de bienveillance naturelle, une preuve de camaraderie, que M. Monis, d’autre part, en cédant au désir de M. Caillaux, était entré dans le même esprit de bienveillance, de camaraderie, de facilité. On semblait autour de moi trouver qu’il est tout naturel à des ministres, pour satisfaire des amis, de fausser le mécanisme de la justice en faveur du plus notoire des escrocs. Dans une telle conception, aux yeux de nos commissaires, les grands coupables, ce sont les Briand et les Barthou ; ce sont eux les méchants qui s’acharnent sur ces hommes véritablement bons et tombés dans l’embarras à cause de leur bonté même, les Caillaux et les Monis. (Applaudissements et rires au centre et à droite.)

» Facilitons-nous la vie aux uns les autres, voilà le sentiment qui dominait les esprits dans la commission (Applaudissements et rires sur les mêmes bancs), et cela s’accorde avec la définition qu’Anatole France donne de notre régime quand il écrit : « C’est le régime de la facilité. » (Sourires à droite.)

» Cet état d’esprit de ceux qui veulent l’acquittement, ce renversement de la morale, c’est un mal bien connu, analogue à celui qui sévit dans les grandes agglomérations de malades et qu’on appelle la pourriture des hôpitaux, c’est la pourriture des assemblées. (Applaudissements à droite.)

» La Chambre est-elle atteinte de cette pourriture des assemblées, de cette maladie qui se gagne par les poignées de main ? C’est ce que votre vote aura à décider.

» Le problème n’est pas un problème restreint, médiocre, vous n’aurez pas à juger des défaillances individuelles ; vous aurez à vous prononcer et à dire si vous acceptez la défaillance même du régime.

» Je parle du corps parlementaire et je diagnostique sur lui une maladie. Cette maladie, elle se révèle d’ailleurs d’une manière évidente pour tous ceux qui connaissent cette Assemblée depuis un certain nombre d’années.

» J’en appelle à l’expérience de tous les anciens et à ceux qui veulent réfléchir sur le passé le plus récent de notre Parlement. J’ai ici des souvenirs qui datent déjà de vingt-cinq années.

» Il y a vingt-cinq années, c’était tout autre chose qu’aujourd’hui, il y avait des partis constitués à l’intérieur du Parlement, et je parle surtout de ces bancs où se trouve cette majorité nombreuse de laquelle sortent les chefs qu’elle suit successivement dans les directions les plus variées. (Rires et applaudissements à droite.)

» Autrefois les partis affichaient hardiment des doctrines ; il y avait des programmes politiques, programmes immédiats et à plus longue échéance. Les partis étaient raccordés dans le pays à des hommes qui, sans s’occuper étroitement de politique, étaient en accord avec les chefs parlementaires par un ensemble de conceptions philosophiques. Ces idées et ces sentiments, ces principes et ces aspirations en commun donnaient à l’activité quotidienne des partis une certaine noblesse et de l’unité.

» Mais aujourd’hui, que voyons-nous sur ces bancs de la majorité ? Nous voyons des combinaisons momentanées. Nous voyons des hommes autour desquels se groupent un plus ou moins grand nombre de députés pour des opérations déterminées, à échéance limitée. Il se passe ici quelque chose d’analogue à ce que l’on voit dans le monde financier, où l’on dit couramment : un tel et son groupe ; où l’on dit couramment : un tel marche avec un tel ; où l’on peut très bien voir, quelques semaines après, le même individu se détacher, faire une autre opération à échéance limitée, marcher avec un autre chef. »

M. Marcel Sembat. — « C’est tout à fait juste ! »

M. Charles Benoist. — « C’est du condottiérisme politique ! »

M. Maurice Barrès. — « Au lieu de partis fixes ayant des conceptions précises, vous avez des groupements d’intérêts, et comme ces groupements ne sont pas clairs, comme ils ne sont pas en accord avec une vérité profonde, comme ils n’ont pas un caractère historique, ils ne se relient dans le pays qu’à d’autres groupements d’intérêts, à des cercles où entrent des hommes qui comptent, moyennant qu’ils accusent leur bonne volonté à ces chefs momentanés, obtenir des décorations, des faveurs. (Applaudissements au centre et à droite.)

» Et souvent, dans cette disparition des anciens partis, ces groupes mobiles de députés sont raccordés étroitement aux groupes financiers du dehors auxquels je viens de vous dire qu’ils ressemblent.

» Ici nous touchons au dernier degré de la pourriture parlementaire.

» Messieurs, il dépend de nous tous de remédier à cet état de choses, il dépend surtout de nous tous de nous affirmer, dès aujourd’hui, contre un état, ou, si vous croyez que j’exagère, contre un danger qui est pressant…

» J’entends un collègue qui parle de vertu… Vous vous méprenez singulièrement sur le sens de ce que je vous dis. J’essaye, en termes raccourcis, de vous indiquer l’historique du Parlement dans notre pays depuis quelques années. C’est un autre problème de venir ici parler au nom de la vertu : ce n’est pas la tâche que j’ai entreprise. Je vous dis que j’ai connu, que nous avons tous connu, il y a un certain nombre d’années, un Parlement organisé en partis, ayant des vues déterminées. »

M. Franklin-Bouillon. — « Permettez-moi, monsieur Barrès, de vous demander si vous êtes bien d’accord avec vous-même ? Ce Parlement si bien organisé, dites-vous, autrefois, vous l’attaquiez de la même façon à cette époque, au nom du boulangisme. Comment pouvez-vous en faire l’éloge rétrospectif aujourd’hui ? »

M. Jules Delahaye. — « Mais le boulangisme, c’était une réaction contre la pourriture parlementaire ! »

M. Maurice Barrès. — « Monsieur Franklin-Bouillon, le boulangiste que j’ai été adressait au système parlementaire des critiques que l’expérience a justifiées. Dans le système parlementaire, les inconvénients et le danger augmentent à mesure qu’au lieu d’être solidement organisés les partis se dissolvent en groupes comme nous voyons à cette heure. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs au centre et à droite).

« Le moyen de nous dégager de cette liquéfaction, de rompre ces liens malsains créés dans l’intérieur des groupes et qui vous mèneraient à l’indulgence pour ce qui ne peut pas mériter l’indulgence, c’est de ne considérer que l’intérêt général, que l’intérêt national.

« La même disparition des partis se manifeste dans le pays et, pour parler d’un terrain que je connais mieux, pour parler de Paris où j’ai quelque connaissance de la politique et où je prie ceux qui en ont plus que moi l’expérience de contrôler ce que j’en affirme, je dis que dans Paris, si l’on met à part le parti socialiste et le monde catholique, qui ont, chacun à leur manière, leur organisation, les autres partis sont tout désorganisés, qu’ils ne sont que de minces groupements, des cadres sans grande force, sans grande solidité, mais que de plus en plus, dans cette masse se dégage un sentiment qui fait l’union : le désir de voir juger toutes choses non du point de vue d’un clan, d’une coterie (les partis ne sont plus que cela) mais du point de vue de l’intérêt national. (Applaudissements au centre et à droite.)

« Inspirez-vous de ces vues. Dans le vote que je vous demande d’émettre aujourd’hui, en repoussant les conclusions de la commission, en ne vous prêtant pas à cette excessive indulgence, en déférant les coupables à la justice, il s’agit de mettre le bien public au-dessus de tous ces groupes incertains. En réclamant des sanctions pénales contre des ministres coupables d’avoir entravé par ordres et menaces l’action régulière de la justice qui poursuivait un escroc, c’est l’intérêt national que je vous demande de mettre au-dessus d’une camaraderie et au-dessus de ces luttes de groupes où les petits papiers remplacent les programmes, et dont les chefs se poursuivent dans l’ombre avec des poignards à la main. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite.)

» Faites une besogne de salubrité publique en frappant les deux ministres coupables. » (Vifs applaudissements au centre et à droite.)

M. Bedouce. — « Tous les coupables, non pas deux. » (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

M. Maurice Barrès. — « Je n’en connais que deux. »

  1. D’après l’Officiel du samedi 4 avril.