Émile-Paul Frères (p. 107-115).

IX

LA CLEF DES CHAMPS

(suite du débat public sur les conclusions
de la Commission).


(Écrit le 4 avril 1914.)


Comme j’avais raison de leur dire, à ces radicaux, qu’ils ne sont plus un parti organisé, hiérarchisé ! Déjà, dans la Commission, je les avais vus animés, dirigés, sauvés par la seule pensée de Jaurès, tout incapables par eux-mêmes de trouver la voie et les moyens, la formule pour sauver leurs chefs Caillaux et Monis. Au cours de cette séance, leur débandade de moutons affolés était telle qu’en écoutant ce Briand, si détesté l’avant-veille, ils se disaient entre eux : « Il a figure de chef. Puisqu’aussi bien Caillaux est mort, pourquoi ne prendrions-nous pas celui-ci pour régner sur nous ? »

Dans leur affolement, ils auraient passé sur le ventre de leur ancien berger Monis, et même de Caillaux. Ils ne pensaient qu’à fuir l’abattoir électoral. Et certainement, en fin de journée, ils s’en seraient allés piquer une tête dans la rivière, s’ils n’avaient eu, les pauvres, pour les ramener, pour les rallier, MM. Jaurès et Sembat, ces loups devenus bergers.

Ce fut Sembat qui, juste après mon discours, fit la sonnerie au drapeau radical. Depuis une demi-heure nous l’écoutions sans trop le comprendre, en dépit de ses phrases si nettes. Où voulait-il en venir ? Il réclamait la répression et, tout à la fois, blaguait les justiciers. Soudain, il se saisit de l’argument déjà fourbi à la Commission par Jaurès :

— Si Caillaux avait suivi, comme ministre des Finances, une autre politique et soutenu moins vigoureusement ses projets financiers, il n’aurait pas eu à subir la même campagne de moralité ; jamais le document Fabre n’aurait paru.

Mais ces socialistes qui veulent sauver le radicalisme dans la personne de MM. Monis et Caillaux veulent surtout mettre à mal « le modérantisme » dans la personne de MM. Briand et Barthou, — Barthou plus qu’aucun autre.

Et eux, les deux hommes en danger, ils sont là, l’un et l’autre, tout prêts à faire face. Sitôt leurs noms prononcés, ils réclament la parole.

Briand d’abord, et qui s’en tire avec une maëstria dont les amateurs, du plus grand au plus petit, demeurent bouche bée. Les troupes radicalo-socialistes se consolent en pensant qu’elles vont se rattraper sur Barthou. Il y a toujours cette diable d’histoire du document qu’il a pris pour empêcher qu’un autre ne le prenne ! Mais ce grief, qui leur paraît si énorme en l’absence de Barthou, sitôt qu’ils sont devant lui ils ne savent plus le formuler. Il leur explique bien en face son bon droit, sans qu’ils trouvent le défaut de la cuirasse. Et encore s’abstient-il, bien à tort selon moi, de leur offrir son meilleur argument, à savoir qu’il a agi dans l’intérêt général. Ah ! Barthou à la tribune, c’est un bon petit Béarnais qui sait gaillardement défendre ses mollets contre les chiens qui veulent en tâter.

Et puis, quoi ! nous n’oublions pas que c’est lui qui a fait triompher la loi de trois ans.

Au terme de cette excédante discussion, dans l’atmosphère empestée et surchauffée de la séance de nuit, le vendredi soir, Jaurès, président de la commission d’enquête, entra en bataille avec toute l’artillerie des arguments de sa cause. Ivre de fatigue et du prodigieux effort qu’il vient de fournir, le sang à la tête, n’en criant que plus fort, se livrant éperdument à ses inventions d’images, il exposa autour de la tribune, comme six prisonniers enchaînés, MM. Caillaux, Monis, Barthou, Briand, Fabre et Bidault de l’Isle, et après avoir commis l’injustice de ce pilori, où les plus coupables et les plus innocents étaient indignement confondus, il se donna les airs du plus scrupuleux des juges, qui ne trouvait dans le Code aucune sanction pénale contre les faits incriminés.

— Aucune sanction, M. Jaurès ! Mais je viens de vous le dire tout à l’heure, à la tribune, il y a l’article 179 du Code pénal qui s’applique comme un gant à vos amis.

Sembat, comme Jaurès, repousse l’idée de déférer MM. Monis et Caillaux aux tribunaux ordinaires. Mais il accepterait volontiers l’idée de les traduire devant une Haute-Cour. (Le bon apôtre ! Je vois d’ici le tableau ; elle ne retiendrait que Barthou.)

Je ne pus me contenir :

— Ah ! non, m’écriai-je, j’ai vu trop d’honnêtes gens en Haute-Cour, je n’y enverrai pas ceux-là !

Et, ma foi, je suis sûr qu’à ce moment de grandes et nobles figures passèrent devant tous les esprits.

Vers minuit, la plus étrange opération fut tentée. Un être bizarre, tout pareil à un œuf d’autruche piqué de quelques poils, le député de la circonscription où se trouve Pégomas — et naturellement ses amis l’appellent avec bonne humeur le bandit de Pégomas — parut à la tribune. Son premier geste fut de porter son pouce à ses lèvres, et, levant le coude, il fit entendre clairement à l’huissier qu’il désirait vider un verre. L’échanson de la tribune obtempéra à son désir légitime. Il but et commença de lire trois, quatre articles de vieux journaux, avec une telle mimique que tous nous crûmes que c’était un divertissement, une entrée de clowns, et l’on se mit à rire. « Ne riez pas, me dit un voisin avec un grand sérieux : il est sorti premier de l’École normale ! Mais, soudain, l’on s’aperçut que le bizarre personnage avait un couteau à la main :

« — Ce que je viens de vous lire, déclara-t-il, c’est un jugement rendu contre M. Jules Delahaye et qui m’empêche de le suivre dans son œuvre de justicier. »

En quatre mots, Delahaye remet toutes choses au point :

« — Depuis dix ans, chaque matin, des lettres me menacent de révélations. Les voilà donc ! J’ai toujours sur moi l’arrêt en bonne et due forme qui a cassé ce jugement. Regardez-le ! Ah ! si j’avais quelque chose à me reprocher, les divers gouvernements que j’ai tous attaqués n’auraient pas attendu aujourd’hui pour me briser les reins ! »

Et le citoyen de Pégomas, cette figure de minuit pareille à celle de quelque docteur Plume ou de quelque professeur Goudron sorti des rêves d’Edgar Poë, de s’excuser, de s’incliner, de ne pas s’expliquer et de s’évanouir dans la foule comme une buée sur le cloaque.

Mais qui donc avait mis ce couteau de carton aux mains de cet extravagant ?

Vers deux heures du matin, à la faveur des ténèbres amoncelées dans le cirque par les discussions confuses autour des ordres du jour, les six captifs, innocents et coupables, prirent lestement la clef des champs.

Briand, en tête, comme dans un fauteuil, correct, grave, paisible, la redingote impeccable, seulement la voix un peu éraillée.

Barthou, plus pâle, tiraillé, harcelé par la meute, de bonne humeur quand même, par nature et par volonté courageuse, courait pour le rejoindre et le rejoignait.

Loin derrière, Caillaux, dépouillé de toutes ses présidences, soutenu pourtant par quelques fidèles et surtout par les socialistes.

Et Monis ? Vraiment Monis s’en est tiré ? On l’avait laissé pour mort dans le fossé de la route. Il s’est relevé dans l’ombre, paraît-il. Mais je le crois malade.

Qu’ils soient courants ou gisants, MM. Monis et Caillaux, ce n’est point l’intérêt de cette affaire. Elle vaut pour nous montrer toute la ménagerie en action. Elle vaut surtout comme un trait de lumière qui nous fait voir comment nous sommes gouvernés, par des hommes qui ne croient plus au parlementarisme et qui le suppléent par des expédients illégaux, voire criminels.

Il n’y a pas de loi en France contre les ministres coupables. C’est ce que vient de proclamer et de voter la Chambre. C’est le sens, la moralité de cette longue discussion et de l’ordre du jour où vient d’aboutir la majorité.

Cette majorité radicale-socialiste peut être satisfaite. Elle triomphe. Le ministère n’est même pas tombé, mais il y a une plus grande ruine suspendue au-dessus de nos têtes : l’énorme masse du système parlementaire qu’un souffle peut jeter par terre.