Émile-Paul Frères (p. 83-88).

VII

JE DEMANDE DES POURSUITES


(Écrit le mardi soir 31 mars 1914.)


Il ne m’appartient pas d’entrer dans le détail des discussions qui aboutirent à l’établissement du texte des conclusions adoptées par la Commission d’enquête.

Cette après-midi, quand M. Jaurès en eut donné la lecture définitive et avant qu’il fût procédé au vote sur l’ensemble, j’ai fait la déclaration suivante :

« Messieurs,

» Je ne puis accepter vos conclusions.

Et cela pour trois raisons :

» 1o La première, c’est que la méthode même de travail que vous avez adoptée pour les rédiger enlève toute portée à ces conclusions.

» M. Jaurès avait proposé un texte. Il valait ce qu’il valait, mais il était l’expression d’une pensée. Ce texte a été gâché, laminé, adultéré, démantibulé, — prenez toutes les métaphores de destruction que vous voudrez, — phrase par phrase et mot par mot. Sur la construction de M. Jaurès ont travaillé trente autres pensées. Je n’y verrais pas d’inconvénient, car on pourrait appliquer cette critique à tous les débats, s’il ne s’agissait ici d’une question de points de faits, et si ce travail de critique n’avait consisté à essayer d’établir un accord entre les commissaires aux dépens de la crudité de ces faits.

» Le produit de cette opération transactionnelle, ces conclusions que je suis impuissant à vous empêcher de voter, constituent un document tellement hybride et minimisé qu’en le lisant dans son ensemble, je me suis demandé si j’avais vraiment assisté aux séances auxquelles vous m’avez vu assidu. Dans cette composition politico-littéraire, qui devait être un vigoureux raccourci de la réalité, il en reste si peu de cette réalité, et présenté avec des nuances si atténuées, que, pour ma part, je ne la retrouve plus, — et pourtant j’en ai été le témoin.

» 2o Ma seconde raison est que ce document ainsi minimisé ne saurait plus comporter de sanction. Votre apparente impartialité est une absolution, et une absolution non justifiée.

» Parmi tous les faits qui nous ont été apportés ici, prenons-en un seul comme exemple :

» M. Monis fait venir le procureur général. Il dépose à notre barre : « Je ne lui ai pas donné d’ordre ; je ne l’ai pas « menacé ». Pourquoi ? Parce que je n’ai pas prononcé le mot : « Je vous l’ordonne », parce que je n’ai pas dit : « Si vous n’obéissez pas, je vous frappe. » Mais, messieurs, depuis quand est-ce qu’il y a besoin de formuler ce mot : « Je vous ordonne », pour ordonner ? Est-ce qu’il n’y a pas le regard, le geste, l’accent de la voix ? Et quand un magistrat, entré dans le cabinet d’un premier ministre, en sort avec une volonté retournée au point qu’il exerce dans ses fonctions professionnelles une action telle que ses collègues disent de lui (on nous l’a déclaré) : « Ou bien il est fou, ou bien il a reçu de l’argent, ou bien il a reçu un ordre », eh bien ! quand ce magistrat agit ainsi, je dis, moi : « Ou bien il y a des effets sans cause, ou bien il y a eu ordre et menace. »

» Or, je me reporte à l’article 179 du Code pénal, j’y vois que le mot menace y est inscrit et que seul il permet d’atteindre M. Monis. N’est-il pas assez naturel que M. Monis, qui connaît le Code mieux que moi, ne vienne pas nous dire un mot qui eût signifié : « Je tombe sous le coup de l’article 179 » ? — Il me semble moins naturel à moi que des commissaires chargés, au nom du pays, de faire justice de procédés qui ne visent à rien moins qu’à compromettre la sûreté de tous les citoyens par l’intrusion de l’exécutif dans le judiciaire, aient d’avance soustrait à cet article 179 un homme politique qui a commis un abus de pouvoir évident, puisqu’il a été suivi d’effets, et de quels effets !

» Je pourrais refaire le même raisonnement à propos de M. Caillaux. Il est le complice, Et lui-même, s’il n’avait pas été menacé en lui ou en ses amis, il n’aurait pas pesé sur son collègue le chef du cabinet. Cet article 179, vous le voyez, s’étend donc loin dans l’espèce, et plus il s’étend loin, plus est grande la responsabilité de ceux qui soustraient tant de coupables au châtiment.

» Puisque je suis en train de signaler votre excessive indulgence, j’en veux encore donner un exemple. Comment pouvez-vous laisser sans les blâmer, sans même les signaler, les dénégations opposées en séance par le ministère actuel à toutes les indications qui nous étaient données sur l’existence et le sens de ce document ? Sans l’intervention de M. Barthou, elles allaient tromper le Parlement et le pays.

« 3o Il y a une troisième raison pour laquelle je ne puis pas m’associer à vos conclusions. C’est que je les considère comme une atteinte à la conscience nationale. Il ne suffit pas de dire qu’on fait œuvre de justice avec l’éloquence la plus enflammée. Il faut la faire. Il ne faut pas que les humbles, que les faibles puissent dire : Il n’y a pas de châtiment pour les puissants. Il ne faut pas, dans un pays qui souffre profondément du mal des divisions politiques, qu’il soit dit qu’il suffit d’être d’un parti pour que ce parti couvre toutes les défaillances, si graves et si avouées qu’elles soient. C’est une leçon d’immoralité politique que vous allez donner au pays. Je ne m’y associerai pas. »