Émile-Paul Frères (p. 71-82).

VI

LA FIN DU CINÉMA


(Écrit le jeudi soir 26 mars 1914.)


Le cinéma de la Commission n’a pas cessé de fonctionner toute la journée.

Comme toujours, M. Jaurès ne quitte pas l’écran. En face de lui viennent se placer, d’heure en heure, des personnages nouveaux.

Comment préside-t-il, Jaurès ? me dit-on.

C’est bien simple. Chaque matin, à neuf heures et demie, il commence un discours qu’il termine vers sept heures du soir ; mais je me hâte de le dire, il permet libéralement les interruptions. Et c’est sous forme d’interruptions que se placent les dépositions des témoins et les questions des commissaires.

Pour résumer mon impression sur la manière dont, aux meilleurs moments, il dirige la controverse, je puis dire que nous avons à notre tête, dans ce révolutionnaire, un excellent président de thèse en Sorbonne.

Ce matin, nous nous sommes préoccupés de connaître quelles affaires menait Rochette à l’époque de la remise de son procès. Notre juste hantise est de découvrir quels gens pouvaient avoir intérêt à ce qu’on lui laissât du répit. S’agissait-il pour lui de mener à bien certaines affaires en cours, dont il aurait partagé le bénéfice avec ses protecteurs ? On parle d’une tourbe dorée qui lui faisait une garde du corps.

Les noms ? Les noms ? Nous les demandons à M. Lescouvé.

Il nous donne lecture d’actes de sociétés ; il énumère des noms d’administrateurs. Mais comment nous y reconnaître ? Quel gibier y a-t-il pour nous dans tout cela ?

Nous sommes naturellement de mauvais juges d’instruction. Ce n’est pas notre métier. Et puis, peut-on instruire une affaire à trente ? Nos questions auraient fait perdre la tête à M. Lescouvé s’il ne l’avait fort solide. Elles le tirent à hue et à dia ; elles l’entraînent dans vingt directions différentes. Et nous ne restons jamais sur le fait.

Voilà que Painlevé abandonne Rochette et ses sociétés pour venir à Maurice Bernard.

— Qu’est-ce que vous nous disiez, l’autre jour, monsieur Lescouvé ? Maître Bernard vous a affirmé que la remise avait été demandée, non pas pour servir son intérêt personnel, sa convenance, mais bien pour obéir aux désirs du président du Conseil et du ministre des Finances. Dans ce cas, c’est le gouvernement qui a pris l’initiative de tirer Rochette d’affaire ?

— Parfaitement, dit M. Lescouvé. C’est bien ce que j’ai toujours compris dans les propos de maître Bernard.

Alors, Painlevé de juxtaposer cette déposition avec celle de Maurice Bernard ! Ce sont deux textes qu’il épluche. Dans chacun d’eux il souligne les mots significatifs, étudie leur place, recherche l’accent avec lequel ils ont été prononcés. Puis il demande, à plusieurs reprises, que le témoin exprime de nouveau sa pensée. Il compare les mots des diverses explications, recherche leurs sens divers et leurs étymologies. Et à mesure qu’il creuse, toute clarté s’évanouit, tant il s’éloigne de la vie. Mon éminent confrère, dans un état affreux, se livre tout entier à son génie mathématique. Ah ! Painlevé, distinguons toujours l’esprit de finesse et celui de géométrie !

M. Hébrard, lui, n’est pas géomètre. Quel fin vieillard en biscuit de Sèvres, fragile et fort ! Nous lui crions tous :

— Nous comptons sur vous pour nous livrer le secret de Polichinelle.

— Après vous, messieurs, répond-il.

Et une fois de plus, comme nous ne sommes pas capables de suivre une idée, au lieu de continuer à parler de M. X… et de la troupe des ventres dorés qui s’ébattaient autour de Rochette, nous filons par la tangente sur l’immense affaire de la Grande Chartreuse, dont nous ne sommes ni saisis ni informés.

M. Hébrard s’efface, Rosemberg apparaît. Un homme jeune, élégant, étrange, plus qu’étrange, stupéfiant d’exotisme et d’accent. Je n’en ai jamais vu de pareil que dans les sleeping-cars. Un accent guttural, des yeux de gazelle, un ressort intérieur : de ces gens qui jetteraient bas toute la chrétienté pour obtenir une heureuse différence de cours.

— À quelle époque avez-vous appartenu à l’affaire la Lianosoff ?

— L’affaire ! dit-il en joignant les mains, avec un accent sublime, comme s’il prononçait le nom de son dieu.

Il nous a donné mille renseignements sur la hausse et les beaux dividendes de la Lianosoff, et je m’attendais à ce qu’il nous invitât à prendre des actions. Il ajouta que sa maison et tous ses amis y avaient gagné de l’argent et qu’il ne pouvait pas souhaiter mieux. Pour conclure, galamment, il nous déclara :

— Vous savez, si quelqu’un a été une fois ministre en France, cela suffit à l’Étranger. Et dans les Conseils d’administration on les aime !

Ah ! nous avons du prestige.

Décidément, il faut renoncer à apprendre de tout ce monde qui est M. X… Profitons du moins de nos nouvelles relations pour savoir quel homme est Rochette.

En deux mots, j’ai cru comprendre que Rochette n’était à aucun degré un industriel, mais un financier joueur. Il lui arrivait d’avoir de bonnes affaires. Mais son propre était de les fausser. Il jouait toujours sur les valeurs, les faisait monter et baisser et détruisait même celles qui étaient bonnes.

L’après-midi, M. Bienvenu-Martin est venu tout doucement, paisiblement, comme un bon et honnête vieux monsieur, expliquer à la Commission ce qu’il savait du document Fabre.

Vous trouvez drôle que nous ayons attendu la dernière heure du dernier jour pour questionner le garde des sceaux, quand depuis une semaine nous passons nos journées avec ses magistrats et qu’il s’agit d’une pièce qui a traversé son cabinet de la place Vendôme. On s’explique mieux la chose quand on a passé une demi-heure en face de M. Bienvenu-Martin. C’est un homme tout blanc, un peu embrouillassé, très doux, empêché pour un rien, fût-ce par le cordon de son binocle, sympathique d’ailleurs, mais un peu insignifiant.

— Ce n’est pas un combatif, me dit un de mes voisins. Lors de la constitution du dernier ministère Rouvier, notre groupe radical l’envoya, avec un autre, en messager auprès de M. Rouvier pour protester et lui dire qu’il n’avait pas notre confiance. On ne les a jamais vus revenir ! L’autre les avait retenus et en avait fait deux ministres.

Évidemment, c’est un homme faible.

N’empêche qu’il nous a raconté des choses pleines de substantifique moelle.

— Quand on s’est mis à parler de tous les côtés qu’il y avait un document Fabre (c’est-à-dire vers le temps de l’assassinat de Calmette), j’ai fait chercher dans toutes les armoires du ministère le document, et je ne l’ai pas trouvé.

Ainsi parle-t-il. Aimable naïveté ! On le presse de continuer.

— Qu’avez-vous fait après cette déception, monsieur le garde des sceaux ?

— J’ai interrogé M. le procureur Fabre. Il m’a dit qu’en effet il avait remis à M. Briand une note dont il m’exposa le sens. Je le priai de me la donner. Il hésitait. « Mais enfin, lui dis-je, je suis le ministre. — Oui, me répondit-il, mais je préfère tout de même ne pas vous la donner. — Pourquoi ? — C’est un document à moi. »

— Et alors, monsieur le ministre ? lui disions-nous.

— Alors ? J’en suis resté là. Je craignais de paraître user d’intimidation. J’ai jugé plus correct de me tenir sur la réserve.

Vous pensez quel effondrement ! J’ai demandé la parole.

— Monsieur le ministre, ai-je dit, il y a deux conclusions à tirer de votre témoignage. C’est d’abord que vous ne teniez pas beaucoup à entrer en possession de cette pièce. C’est ensuite que vous la connaissiez tous sur le banc des ministres, quand, au cours de la séance Delahaye, vous niiez si énergiquement qu’elle vous fût connue.

Je pense que vous voyez la couleur de cette petite scène, une des plus réussies de notre cinéma. C’est gris, très gris. Les amis du gouvernement faisaient grise mine. M. Bienvenu-Martin gardait sa mine habituelle. Et nous avions le triomphe modeste : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

À la fin du spectacle, comme deux vedettes impatiemment attendues, MM. Briand et Barthou, l’un après l’autre, sont revenus devant la Commission.

Ils désiraient apporter quelques retouches ou plutôt quelques précisions dans le débat.

M. Barthou déclara qu’au moment où il avait reçu le document de M. Briand, il ne dit pas à son collègue qu’il entendait le garder. (On reconnaît ce courage, cette netteté que, dès la première heure, au cours de cette affaire, nous avons salués chez M. Barthou.)

M. Briand avait désiré rencontrer devant nous M. le procureur général Fabre.

— Monsieur le procureur, lui dit-il, vous avez déclaré que vous aviez vu passer treize ministres de la justice et que vous aviez beaucoup de peine à vous équilibrer entre ces frères ennemis. Avez-vous jamais pensé que vos fonctions fussent au service de mes convenances politiques ou de celles de mes amis ?

Et le procureur général de répondre avec une triste philosophie :

— L’enquête prouve assez qu’ils existent, les frères ennemis ! Mais j’affirme que jamais M. Briand ne m’a fait entendre une parole d’irritation ou de haine contre aucun de ses collègues.

Le procureur se retire. Et M. Briand de passer à un second point :

— On a dit l’autre jour ici que la mise en liberté de Rochette avait eu des conséquences plus graves que la remise de son procès, et qu’elle avait été accordée sous un ministère dont je faisais partie. Permettez ! Cette mise en liberté fut accordée conformément au vœu de la Commission d’enquête déjà présidée par M. Jaurès. Mais moi et le parquet nous nous efforcions de retenir en prison ce Rochette pour qui, alors, monsieur Jaurès, vous réclamiez la liberté.

Dame ! personne n’a rien répondu. En huit jours, que les temps sont changés ! Quel silence aujourd’hui devant Briand et tout à l’heure devant M. Barthou ! Eux-mêmes, sûrs de leur fait, ont eu le mérite qu’on apprécie, surtout après avoir vu M. Caillaux, de ne pas dépenser de force inutile et de n’allonger que des coups qui portent. Ils n’ont jamais perdu leur sang-froid, depuis le début de l’affaire. Et maintenant ils parviennent à l’imposer autour d’eux. S’il est vrai que l’on reconnaît un bon cavalier à la tranquillité puissante de sa monture, l’attitude de toute la Commission témoigne que voilà MM. Barthou et Briand bien en selle. Contre eux, autour de notre table, plus un mot, plus un geste de lutte. Ce sont des chefs qui reviennent sur un champ de bataille d’où les fourgons d’ambulance viennent d’emporter MM. Ernest Monis et Caillaux.

Et c’est fini. Ce soir, on éteint les lumières dans la salle du cinéma.

Aujourd’hui, vendredi, tandis que mes lecteurs parcourent cet article, la Commission aborde la dernière partie de sa tâche, je veux dire l’établissement de ses conclusions. Cela ne va pas aller tout seul. Quelle méthode employer ? Pour moi, le mieux serait de dresser un questionnaire où nous ramasserions, dans leur ordre, les faits et leurs circonstances, et auquel nous répondrions comme fait le jury en présence d’un crime.

Quel sera l’avis de mes collègues ? Et surtout, à quelle sanction vont-ils s’arrêter ? Comment se classeront-ils ? Sur quelles troublantes discussions se départageront-ils ? Pourrons-nous faire l’unanimité ? Il ne m’appartient pas de rien préjuger, encore moins de rien divulguer. Cette dernière partie de nos travaux est secrète, sans sténographie.

Je quitte mes lecteurs pour les retrouver quand nos conclusions seront publiées.

Sortirons-nous du cloaque ?