Émile-Paul Frères (p. 31-45).

III

LES FRÈRES ENNEMIS


(Écrit le lundi soir 23 mars 1914.)


Ce matin, je suis arrivé un peu en avance à la Commission. Nous avons quelques minutes avant que le spectacle commence, voulez-vous que je vous dise comment cela se passe ?

Nous siégeons dans un des bureaux où se réunissent les commissions ordinaires, une pièce assez haute, assez grande, dont les deux larges fenêtres donnent sur le jardin intérieur du Palais-Bourbon. Une table à tapis vert, en forme de fer à cheval, l’occupe entièrement. Nous nous asseyons tout autour au hasard de notre arrivée et chacun a devant soi du papier, de l’encre, des plumes. Faute de places, les derniers venus doivent se tenir en arrière, contre le mur, et prennent des notes sur leurs genoux.

Dans un coin, près de la fenêtre, devant une petite table, se tiennent quelques sténographes et le rédacteur chargé de rédiger cette analyse que les journaux publient chaque jour. À l’angle opposé, près de la porte, se trouve une autre petite table chargée de bouteilles d’eau, de verres et de petits pains. De temps à autre, entre deux dépositions, nous crions : « Fenêtre ! fenêtre ! » Et, pour quelques minutes, on renouvelle l’air empesté.

Hélas ! la puanteur morale est moins facile à dissiper.

À chaque fois qu’un témoin est introduit, tout le monde se lève. Le président lui adresse un mot de courtoisie et, en face de lui, l’invite à s’asseoir entre les deux branches que dessine notre table. Le témoin parle sans que personne l’interrompe. Ceux des commissaires qu’une phrase met en éveil, d’un geste se font inscrire. Quand le témoin a cessé de parler, le président procède à l’interrogatoire, puis, selon l’ordre d’inscription, donne à chacun de ses collègues la parole. Et pour finir, après un remerciement du président, chacun s’étant de nouveau levé, le témoin se retire.

Ô vertu des formes procédurières ! ô puissance calmante de la règle ! Au fond de cette affaire, il y a un homme assassiné, il y a d’innombrables malheureux mis à nu par un escroc, il y a des chefs de gouvernement qui mentent avec solennité, il y a des hommes politiques qui se poursuivent le poignard à la main. Mais les formalités brisent les mouvements de passion, et les interminables palabres recouvrent sous des mots l’affreuse réalité des faits. Ce qui permet aux uns de dire, quand un détail prête à sourire, que c’est une affaire comique, et aux autres de souligner tout ce fatras en s’écriant : « Et c’est avec ces ragots que l’on trouble un grand et beau pays ! » Mais ni les uns ni les autres n’arrivent à dissimuler, sous une apparence de comédie parlementaire, le drame profond qui se joue. Et celui qui maintient son regard sérieux sur ces choses confuses ne cesse pas un instant d’y discerner un grand spectacle d’histoire.

À neuf heures trente-cinq, on introduit M. Caillaux. Il entre, salue, s’assied et trouve quelque difficulté à étaler son dossier sur une chaise. Alors un de ses amis, se levant, lui cède sa place à la table des commissaires, à la gauche du président. Il l’accepte, s’y va installer, mais dans le même moment on apporte une petite table et, d’un accord commun, il retourne à la chaise ordinaire des témoins.

Ce n’est plus le Caillaux, le personnage Louis XV, que nous sommes accoutumés de voir. Son visage, à l’ordinaire d’une mobilité extraordinaire, a plus de sérieux, un sérieux aigu et fort. Contre son habitude, il lit, avec de longs arrêts, pour mettre en valeur sa pensée, et une action très variée. Continuellement il frappe des deux mains à plat sur la table, comme sur un piano, accompagnant et soutenant de cette musique ses serments. Par instants, il est profondément ému, les yeux et la voix troublés. Il a la fièvre. « Donnez-moi à boire, » dit-il à l’huissier qui lui verse un verre d’eau. Il charge, dans un récit bien mené, MM. Barthou et Briand et dix autres personnes. Il prend à témoin ses amis : « N’est-ce pas, Ceccaldi ? » Ah ! la campagne est féroce contre moi. Eh bien ! je me défends ! L’instant d’après, il pose son poignard et redevient un conteur agréable de choses financières. Il fait une brillante leçon sur le caractère général des affaires créées par Rochette. Il signale leur vice et indique que ce même vice se retrouve dans d’autres affaires créées par d’autres financiers et non poursuivies. Le morceau est excellent de clarté pédagogique. On dirait un chapitre d’Eulalie ou les Finances sans larmes.

Pour finir, avec l’élasticité et le ressort d’un danseur, il se lève, paraît s’élancer, et déclare :

— M. le procureur Fabre prétend que le 22 mars, M. Monis lui a dit que je désirais une remise de l’affaire Rochette, à la suite d’une conversation que j’avais eue avec Me Maurice Bernard. Or, voici un agenda qui est tenu très exactement pour tous mes rendez-vous. Il indique que c’est le 24 mars seulement que j’ai reçu Me Maurice Bernard.

C’est taxer d’inexactitude le document Fabre. À tour de rôle nous examinons l’agenda. C’est un petit registre de bureau en chagrin noir. Au 24 mars, la page porte une dizaine de rendez-vous. L’avant-dernier, avec Me Maurice Bernard.

On décide d’entendre le procureur Fabre. Mais avant de le faire entrer, il y a suspension de séance. M. Caillaux a demandé dix minutes pour se reposer.

À onze heures, entrent les deux témoins pour la confrontation. M. Caillaux passe devant. Ils prennent place, M. Caillaux fixant assez impérieusement le magistrat, qui, lui, ne détourne pas les yeux de Jaurès.

Jaurès met le procureur au courant de l’agenda et le lui tend. Le procureur sans bouger, d’un geste déférent et indifférent, indique qu’il juge inutile d’examiner le registre.

La minute est émouvante. Si le procureur convenait de s’être trompé sur la date, toute la troupe qui assiste de son amitié, de ses vœux, le chef malheureux, crierait :

— Il s’est trompé sur la date : la mémoire lui a manqué ; elle lui a manqué sur le tout. Une erreur disqualifie tout le document.

Bien plus, ils reprendraient le système essayé puis abandonné par M. Monis : le document est de fabrication récente.

Mais le procureur, avec son air triste et résigné, sous tous ces fusils, ne bronche pas. Et de cet accent méridional, qui ne semble fait que pour accompagner le plaisir, il répète avec douceur :

— Eh ! que voulez-vous que j’y fasse ! J’ai mis sur cette note, sur cet aide-mémoire la date exacte. Dans ce premier moment, tout près de l’entrevue, je n’ai pas pu me tromper.

Alors, Caillaux continue. Employant tour à tour, avec les ressources les plus pathétiques, l’autorité d’un chef sur un subordonné, et les accents d’un galant homme envers un égal, il veut arracher au malheureux magistrat des charges contre Briand et Barthou. À plusieurs reprises, d’un jeune élan, il se lève, le bras et la main tendus :

— Je jure que je dis la vérité !

Mais M. Fabre, toujours assis, n’a pas moins l’accent d’un homme véridique. Sa manière terne et ferme, son sourire résigné et ses négations constantes ne sont pas moins persuasives que la fougue et la variété de son brillant adversaire. Sur certains points il donne satisfaction à l’ancien ministre :

— Jamais, parlant à ma personne, vous ne m’avez entretenu de Rochette.

Et M. Caillaux, à mi-voix, de dire : « Merci, monsieur. » Il répète encore : « Merci. » De quoi le remercie-t-il ? Le procureur a toujours dit que c’était par Monis seul qu’il croyait connaître l’intérêt de Caillaux pour la remise du procès Rochette.

À peine M. Caillaux pense-t-il s’être dégagé une jambe qu’immédiatement il cherche à se dégager l’autre et redevient féroce. Il envoie des coups de poignard dans toutes les directions. À Briand, à Barthou, ailleurs, et plus haut encore. Pour ma part, je ne comprenais pas toujours où tendaient ces furieuses attaques, car je sais mal les secrets du sérail gouvernemental.

Devant cette commission où sa bonne grâce et ses faveurs lui ont assuré de longue date les plus nombreuses et les plus énergiques amitiés, vous pensez s’il était soutenu. Ses partisans criblaient de questions le procureur et lui firent subir, tous en même temps, dans cette longue heure, plus de réquisitoires qu’il n’en dresse dans un semestre.

Les amateurs frémissaient de joie. Le cercle se resserrait. Toutes les têtes étaient tendues. On faisait : « Ah ! ah ! » aux bons coups. C’est Caillaux qui le tient ! Non ! non ! le procureur le met par terre.

Quel affreux, quel injuste spectacle qui m’offense ! Je ne puis pas supporter qu’on dégrade un homme et moins encore une fonction. Et surtout, que m’importe ces discussions qui ne changent rien au fait principal, trop prouvé : un procès avait lieu, et le président du conseil a voulu en parler avec le magistrat en s’appuyant sur l’autorité du ministre des finances. Cela n’est pas douteux. Cette intrusion, à elle seule, est un scandale. La justice n’existe qu’à la condition qu’aucune espèce de puissance n’intervienne auprès du juge.

Après sa déposition, M. Caillaux, sorti de notre salle, dit à l’huissier dans le couloir :

— Appelez monsieur Ceccaldi !

Ceccaldi arriva au trot. L’autre l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre, et les deux hommes debout, se tenant par la taille, causèrent, la bouche contre l’oreille. Ainsi enlacés et chuchotants, ils demeurèrent là, plusieurs minutes, immobiles, au milieu du va-et-vient des curieux. Pour finir, Caillaux, resserrant encore l’étreinte, embrassa Ceccaldi :

— C’est bon un ami, dit-il.

Vers le soir, notre cinématographe nous ramène Me Maurice Bernard, toujours pareil à lui-même et toujours peu disposé à soulever le masque de M. X…, sous lequel il n’est que trop facile de deviner le tout-puissant Rochette.

En vain Jaurès l’adjure :

— Quel est-il donc, ce monsieur X…, qui est venu vous dire : « Maître Bernard, demandez une remise, vous l’aurez. Marchez, la voie est libre ? »

Me Bernard, les bras croisés, écoute, soupire, regarde le sol, le plafond, et laisse couler une éloquence contre laquelle il m’a tout l’air mithridatisé.

Maintenant, c’est son tour de bien parler. Il affirme froidement qu’il est, lui aussi, rempli d’émotion. « Toutefois, dit-il galamment à Jaurès, c’est une émotion moins débordante que la vôtre. » Il s’attache surtout dans la vie à la solidité morale des principes. Et c’est pour lui un principe intangible que le respect du secret professionnel.

J’admire ces deux âmes oratoires, mais je n’espère pas que de leur choc jaillisse la lumière.

En vain appelle-t-on Caillaux à la rescousse. Ces messieurs se retirent et font place à Briand, sans que nous connaissions le secret de Polichinelle.

À cinq heures et demie, M. Briand commence de parler. Une parfaite simplicité de ton, qui ne prête à aucun commentaire. À peine un peu de pâleur. Il entame sur le champ un long récit très clair de son rôle dans toutes les phases de cette interminable affaire Rochette. Il nous confirme l’authenticité du document Fabre, et il ajoute qu’à ses yeux cette note n’était pas une pièce de chancellerie, qu’elle ne se rattachait officiellement à aucun dossier et que, d’autre part, lui et Barthou avaient énergiquement pesé sur leur ami Calmette pour qu’il ne la publiât pas :

— Gaston Calmette, pour qui j’avais la plus grande amitié, et de qui je respecte la mémoire, nous avait donné, à l’un et à l’autre, sa parole d’honneur de ne pas publier cette pièce dont il s’était, je ne sais comment, procuré une copie, et je suis sûr que ce parfait honnête homme n’eût pas manqué à sa parole.

Et ses deux mains jouant, tantôt ouvertes, tantôt fermées, sur le buvard de sa table, il avait l’air de nous raconter une histoire du boulevard, quand tout d’un coup nous nous sommes aperçus que nous entrions en plein Byzantinisme, dans l’Histoire secrète de Procope. Qui n’aimerait cette manière sobre jusqu’au grisâtre de raconter des choses sinistres ? Depuis le matin nous voyions donner des coups de poignard. Celui-ci ne s’en priva guère. Mais ceux qu’il tuait, en deux tours de main il les mettait à nu. C’était superbe et affreux.

Voici quelques échantillons de la manière.

Quand M. Briand eut reçu du procureur général le document, il se hâta d’en donner quelques indications au Conseil des ministres, car il n’eût pas voulu garder pour lui seul ce qui devait légitimement intéresser ses collègues. Dans la suite, il eut l’occasion d’en dire quelques mots à M. Caillaux et à M. Monis, — ce pauvre M. Monis, à la mémoire toute courte, qui oublia absolument cette communication, comme on l’a bien vu dans la séance publique. Là-dessus, M. Caillaux, pris d’émulation, voulut, tout comme M. Briand, avoir son petit document Fabre. Il fit venir à son cabinet le procureur général, et le pria de lui faire certain récit sur le rôle qu’aurait joué M. Briand dans l’arrestation de Rochette. Cependant il avait posté derrière un rideau son secrétaire qui, au départ, rédigea et livra à son patron le procès-verbal de l’entrevue. Tel est le récit de M. Briand qui ajoute : « J’en fus informé par une personne que M. Caillaux lui-même chargea de m’avertir pour m’inviter à me tenir tranquille. »

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand j’entends de pareilles histoires, je tâte mes poches pour savoir si j’ai toujours ma montre, mon porte-monnaie et mon portefeuille.

Ah ! cette déposition de Briand ! Quel jour sur la vie des ministres à ce moment de la troisième République ! On s’explique la tristesse, le désabusement de ce procureur général, qui est venu d’Aix-en-Provence, où il collectionnait les œuvres de Mistral, pour vivre cette vie infernale entre ces politiciens qui aiguisent sur son crâne leurs couteaux !