Émile-Paul Frères (p. 47-58).

IV

LES TROIS FILS DE LA LOUVE


(Écrit le mardi soir 24 mars 1914.)


Maintenant, c’est le tour de Barthou.

Qu’il entre, qu’il s’explique, le traître, et tous les hommes de Caillaux piétinent d’impatience guerrière.

Qu’ils le détestent ! En leur cœur est toujours vivante la séance publique du 17 mars, la séance où le document Fabre apparut à la lumière. Si nous voulons ressentir ce qui se passe en eux, ranimons en nous ces images d’il y a huit jours.

Monis venait de nier largement, nettement, qu’il connût le document, et qu’il eût pesé sur le procureur Fabre. Doumergue s’était écrié : « C’est aux accusateurs d’apporter la preuve ; on n’a rien prouvé. » — « J’ai vu le document, » avait dit crânement Delahaye. — « L’original ou la copie ? » — « La copie. » Tous alors de le chasser de la voix et du geste. L’allégresse de la majorité se répandait avec fureur. C’était une danse du scalp : « On ne veut plus écouter… Vous n’avez qu’à descendre de la tribune… Nous sommes édifiés. » Mais soudain un socialiste a une idée : « M. Barthou pourrait peut-être nous fournir quelques éclaircissements ? » L’autre se dresse : « Me voici ! » et s’en va vers la tribune, d’où Delahaye, en hâte, descend, comme un artificier, sa mèche allumée, décampe.

M. Barthou prit la parole. Son récit est aujourd’hui fameux : « Le procureur général Fabre, dit-il, a raconté qu’il avait été victime d’une pression de M. Monis. Il en a dressé un procès-verbal. » Et ce disant, de sa poche gauche, avec le geste le plus aisé, il tire un papier proprement plié qu’il pose sur la table de la tribune : « Voici le document, voici l’original. »

Des poings tendus le menacent : c’est lui qui a fait la campagne du Figaro ! Et dans les couloirs, après la séance, tous disaient : « Nous le traînerons devant une Haute Cour. »

Telle était la fureur le 17. Huit jours ne l’ont pas apaisée. Mais trêve de souvenirs. Louis Barthou vient d’entrer dans notre bureau de la Commission d’enquête. Levons-nous tous. Asseyons-nous. Il commence de parler, ce petit homme aux yeux fatigués. Il n’a pas l’air d’un saint Sébastien. C’en est un, pourtant ! tout transpercé par les regards et les mille flèches silencieuses des fidèles archers de Caillaux. « Le voilà, disent-ils, celui d’où nous vient tout le mal ! Gare au défaut de sa cuirasse ! »

Mais pour débuter, c’est lui, l’audacieux Béarnais, qui hardiment prend l’offensive.

— Moi ! j’aurais fait la campagne du Figaro ! Allons donc ! je l’ai empêchée, il y a deux mois. Sur la sollicitation de M. Doumergue et de M. Caillaux, j’ai convaincu M. Calmette d’abandonner les armes terribles qu’il avait en main.

Quelles armes ? Des dépêches mortelles pour M. Caillaux, et qui concernent la politique étrangère.

Il dit, et, sans laisser à l’adversaire le temps de respirer, il lui porte une nouvelle botte :

— Je tiens de M. Caillaux lui-même la raison pour laquelle il a demandé à M. Monis d’obtenir la remise de l’affaire Rochette : Rochette avait la liste des frais d’émission relatifs à ses entreprises, et menaçait de la publier.

Quelle révélation !

Vous pensez bien qu’elle ne resta pas cinq minutes enfermée dans notre bureau. Avec la rapidité d’une bombe, elle alla faire explosion au milieu des journalistes et des députés. Ah ! ah ! disaient-ils, nous nous en doutions. Les puissants de ce monde subventionnés par Rochette, pour n’être pas dénoncés, ont pressé sur Caillaux et Monis !

Nous écoutons Barthou. Nous ne bougeons plus. Cependant il continue et profite de la prise qu’il a sur son auditoire pour nous expliquer le plus délicat de son affaire, à savoir comment il est entré en possession du document Fabre.

— J’ai été un peu embarrassé par ce document d’un caractère imprévu. Je voulais le verser à la direction des affaires criminelles. « Non ! m’a dit Briand, gardez-vous-en bien. C’est un document qui m’a été remis personnellement. — Que faut-il que j’en fasse ? — Vous le passerez à votre successeur ! »

Son successeur ! s’écrièrent en chœur les archers de Caillaux. Il l’a mis dans sa poche !

Ô scandale ! ô mes frères ! Voilons-nous le visage. Et sous le voile nous nous répétons cette histoire d’un Ministre bien connu qui, le lendemain de sa chute, sur ses épaules encore meurtries, emportait quarante kilogrammes de documents secrets. Il fallut que les huissiers et les commis l’arrêtassent. Il allait déménager tout le ministère !

— J’ai fait observer à M. Briand, poursuit Barthou imperturbable, que ce n’était pas un document de chancellerie. La meilleure preuve est qu’il n’est pas enregistré, comme je voyais de graves inconvénients à le faire passer de main en main, je l’ai gardé. J’ai pensé un instant à le brûler. Heureusement que je n’en ai rien fait ! Que ne dirait-on pas aujourd’hui ? Je gardai donc le document, considérant que j’en étais dépositaire envers M. Briand. Je l’ai toujours refusé à ceux qui me le demandaient. Quand mon ami Gaston Calmette, qui l’avait eu je ne sais d’où, a eu l’intention de le publier, je l’ai supplié de n’en rien faire. Et j’y suis parvenu, grâce à l’appui que m’a donné dans le même sens M. Briand.

Pour faire face aux murmures que soulève sa déclaration chez ses adversaires, M. Barthou, une fois encore, prend à partie M. Caillaux. Et il reprend l’ignoble histoire du rideau :

— Je reçus un jour Me Maurice Bernard, qui m’apprit que M. Caillaux venait de lui dire : « Ils ont leur procès-verbal, moi aussi, j’ai le mien. Le procureur général Fabre m’a raconté chez moi, dans quelles conditions MM. Barthou et Briand lui avaient donné l’ordre de mentir devant la Commission d’enquête. Et, tandis que M. Fabre parlait dans mon cabinet, j’avais deux personnes dissimulées derrière les portières qui ont tout entendu et qui en ont dressé un procès-verbal. »

Voilà des histoires à dégoûter de tous nos politiciens, mais bien propres à faire de Barthou un petit Saint-Jean à côté de Caillaux ! Elles eurent l’effet qu’il en espérait, un effet calmant, lénifiant, sur ses âpres ennemis.

Ah ! tous les membres de la Commission n’étaient pas satisfaits ! Beaucoup étaient irrités, d’une irritation longue et accumulée, et plus encore de ne pas trouver le moyen de satisfaire leur haine. Mais ce malin Béarnais, bien à l’aise, trouvait autant de vérités désagréables à entendre qu’on lui posait de questions difficiles à résoudre, et les envoyait tout droit comme des pelotes sur le mur du fronton. Ô miracle d’un souple joueur ! Ce fut une matinée charmante, à la française. Tel est l’art subtil et familier des compatriotes du bon roi Henri IV.

Je le répète, un charmant travail bien français, mais tout de même d’une philosophie un peu courte. Sans doute, quand on est au mur de la pelote basque, ce n’est pas le temps de philosopher. Mais si l’on a l’honneur de tenir le rôle, le grand rôle de vengeur de la morale publique, que diable ! il faut le savoir ! Non, Barthou, ce n’est pas pour honorer la mémoire de Calmette, pour riposter à Caillaux, que vous avez porté courageusement à la tribune le document Fabre, c’est pour dénoncer et empêcher à l’avenir l’intrusion de la politique dans l’exercice de la justice.

Mais que vais-je parler d’intérêt général, d’assainissement politique, de conception philosophique et de volonté du bien public ! Nous n’assistons pas là à des chocs de systèmes, mais à des luttes de personnalités. Je regarde MM. Caillaux, Briand et Barthou. Pourquoi se battent-ils ? Ils sont si bien faits pour collaborer ! Ce sont des intelligences capables de s’engrener les unes dans les autres, comme les roues d’une montre. Il ne manque que l’horloger pour monter, ajuster l’instrument. Nous vivons en parlementarisme, et la règle du jeu, c’est la bataille. Nos gens se battent, mais ils ont à peu de chose près la même conception politique. Sans doute Caillaux veut l’impôt sur le revenu que repoussent les deux autres. Mais qui ne sent que c’est là une opinion prise comme une arme. Cette arme de l’impôt sur le revenu, Barthou ou Briand auraient pu la saisir s’ils l’avaient crue favorable à leur ambition. Il n’y a là rien qui tienne à la formation profonde d’aucun des trois. Expliquez-moi pourquoi cet aristocrate de Caillaux se trouve être un chef de la démocratie avancée ? Caillaux, Briand et Barthou me semblent trois jeunes chiens qui ont formé leurs forces en jouant ensemble dans le chenil parlementaire. Ce sont trois vigoureuses bêtes d’une même portée dans la minute où l’on sert la soupe. Vienne le moment où ces hommes, dont les visées et l’horizon ne diffèrent pas, sont amenés à se disputer le pouvoir ; ils ne savent et ne peuvent que se faire une guerre personnelle. Ils s’envient les portefeuilles pour le plaisir légitime d’exercer leur activité, mais non pour faire triompher chacun une vue particulière. De là l’âpreté de cette lutte. Ils ne peuvent pas s’atteindre dans leurs idées : ils n’en ont pas ou elles leur sont communes. Ils s’atteignent dans leurs personnes. Si MM. de Mun, Ribot, Jaurès se disputaient le pouvoir, ils n’auraient que faire de se poursuivre dans les faits de leur vie, ils se reprocheraient chacun leurs conceptions de l’univers. Caillaux, Briand et Barthou n’ont point de si vastes surfaces de frottement. Ils se bombardent d’accusations personnelles, parce qu’ils ne peuvent pas se jeter les principes à la tête, et faute de pouvoir se saisir solidement par leurs programmes, ils se saisissent aux cheveux.

Quelle lutte atroce ! Les uns et les autres finiront par mourir d’une maladie de cœur. C’est la destinée des hommes politiques. Mais pas tout de suite ! Ils dureront : ils ont de la défense. Leur cœur périssable palpite sous une épaisse cuirasse. Tout de même, dans ce moment, leur mère, la louve parlementaire, doit les regarder avec bien de la tristesse !

Elle-même, la pauvre bête, elle est bien malade. Il n’y a plus de partis dans cette Chambre, ni peut-être dans le pays. Rien qu’une masse amorphe et désabusée, avide d’être vigoureusement gouvernée, où quelques bêtes de proie se disputent, comme elles peuvent, une précaire royauté.

P.-S. — L’après-midi fut indigne d’une si heureuse matinée. Nous n’avions aucune grosse pièce à notre tableau. Des magistrats, des liquidateurs, à qui nous demandions vainement où en étaient les affaires de Rochette au moment de la remise exigée par Caillaux et Monis. Avez-vous pu trouver trace de subventions données à des hommes puissants qui auraient agi sur les ministres ?

À ces questions intéressantes, nous n’avons obtenu aucune réponse notable. Et pourtant, aujourd’hui que la véracité du document est certaine, il faut nous en tenir là, revenir devant la Chambre en affirmant la forfaiture des ministres, ou bien obtenir (mais où ?) des réponses à cette question que tout homme de bon sens se pose : Pourquoi voulait-on servir Rochette ? que craignait-on de lui ? qu’espérait-on de lui ?

Toute cette affaire est inexplicable s’il n’y a pas quelque grand secret à son origine. Il faut chercher cui prodest et se souvenir qu’un escroc ne réussit qu’autant qu’il intéresse à ses escroqueries quelques personnages puissants.