Émile-Paul Frères (p. 21-29).

II

MONSIEUR X


(Écrit le samedi soir 21 mars 1914.)


Il est près de huit heures, et voici seulement que nous sortons de la séance de la Commission. Elle fut consacrée à l’audition d’une série de magistrats qui sont venus en corps, pourrait-on dire, soutenir le procureur général et faire bloc, ma foi, contre les politiciens. Tous, l’un après l’autre, dans cette sorte de défilé corporatif, ils exhalent une même plainte ; ils dénoncent la pression abusive exercée sur eux et sur la justice par le pouvoir exécutif… Mais je vais à l’essentiel. Un nouveau personnage vient de faire son apparition sur la scène. C’est lui qui préside le drame, c’est lui qui l’a créé, il en sait tous les secrets. Malheureusement, il porte un masque sur son visage.

Il a surgi cet après-midi, et c’est Me Maurice Bernard qui a introduit parmi nous ce personnage mystérieux.

Me Maurice Bernard, un Lorrain de Nancy, devenu une figure de Paris. Un homme solide, armé d’une merveilleuse clarté d’esprit et de parole, et qui le sait. Ah ! l’avocat ne ressemble pas aux magistrats que nous avons vu défiler hier et ce matin. Il a une autre liberté, un autre ton, une autre allure. Il avait l’air de nous dire : « Si vous n’êtes pas satisfaits, messieurs, de mes paroles et de mes silences, eh bien ! ça m’est égal. Je n’ai besoin d’aucun de vous. J’ai des amis et ma conscience. »

Aujourd’hui, il s’est fait fort de son indépendance d’avocat pour proposer à la France entière une effroyable énigme.

— Un jour, nous raconte-t-il, quelqu’un que je ne veux pas nommer vint me trouver dans mon cabinet et me dit : « Vous pouvez demander la remise de l’affaire Rochette au procureur général, car elle est accordée d’avance. » Je n’y croyais pas beaucoup, car M. Fabre poursuivait Rochette avec ardeur. Mais c’était l’intérêt de Rochette et, d’autre part, je me sentais fatigué. Je demandai la remise au magistrat. Elle me fut refusée. Je fus fort mécontent, non pas du refus en lui-même, mais d’avoir fait un pas de clerc. Très peu de jours après, on vint me dire de réitérer ma demande, et que la remise, cette fois, me serait accordée. Je refusai de faire cette seconde démarche. On me dit qu’en ne sollicitant pas cette remise, je mettais le procureur général dans un mauvais cas. On me pria de vouloir bien accepter ce que j’avais refusé la veille. Enfin je cédai, je fis la demande, et j’eus ma remise. Et même, on me la donna avec magnanimité, à très longue échéance, sans que j’eusse pensé à la désirer aussi lointaine.

Le voici donc posé, et qui s’avance à pas feutrés, le tout-puissant personnage qui sait tous les secrets du drame dont il fut le principe, le mystérieux inconnu qui, désormais, attire sur lui tout l’intérêt du débat.

— Vous ne voulez pas le nommer, maître Bernard ?

Et, par trente fois, Me Maurice Bernard répond :

— Mon honneur d’avocat m’empêche de dire son nom. Sachez, toutefois, qu’il n’est ni un homme politique, ni un journaliste.

Je pris alors la parole.

— Maître, vous venez de créer un personnage qui entre, à cette heure, dans l’histoire du régime parlementaire. Vous n’avez pas levé son masque. Mais comment ne pas le reconnaître, ce visiteur que votre devoir vous empêche de nommer, qui soigne si puissamment les affaires de Rochette, qui n’appartient ni au journalisme, ni à la politique, et qui dispose des ministres ? Aucun doute. C’est Rochette. Rien de plus logique. Rien de plus infamant pour nos maîtres.

Me Maurice Bernard s’est tu.

Cette apparition monstrueuse, c’est le grand fait qui domine la journée. Après cela, qu’importe le défilé des magistrats qui sont venus pendant des heures, successivement, certifier, en la nuançant, la véracité du procureur général. Il y a entre eux des divergences, mais, au total (c’était l’avis unanime), à trois ans de distance, ils s’accordent mieux sur l’historique des faits consignés dans le document Fabre, que nous autres, commissaires, nous ne sommes à même de le faire sur telle déposition de la veille, quand nous n’en avons plus la sténographie sous les yeux. Ils piétinaient, répétaient à satiété des faits devenus indifférents, maintenant que nous savons qu’un certain Monsieur X a mis en branle Me Bernard, le procureur et les ministres.

Au soir, dans le moment où l’on allume l’électricité, nous vîmes réapparaître soudain, parmi nous, le mystérieux personnage. C’est M. Monis qui se chargeait de nous le ramener.

La mise en scène, cette fois, était, au vrai sens du mot, dramatique, car sur notre petit théâtre, je veux dire au centre de notre table en fer à cheval, ce n’était pas comme tout à l’heure un personnage qui faisait paisiblement sa déposition, mais deux adversaires qui s’affrontaient. Nous avions mis en présence M. Monis et le procureur général Fabre.

Deux chaises étaient préparées. Elles parurent trop rapprochées à un huissier prudent. Il avait vu dans les couloirs ces deux messieurs et il jugeait que la lutte ne serait pas sportive, les champions n’étant pas de même classe, Monis plus lourd, Fabre plus svelte. Il s’élança pour écarter les deux chaises.

Les deux lutteurs s’assirent et commencèrent de disputer, mais sans jamais se mesurer du regard.

M. Monis a-t-il donné un ordre ? C’est l’affirmation de M. Fabre. Ou bien a-t-il simplement donné des suggestions ? C’est ce que le ministre affirme.

M. Jaurès, paternellement, les exhortait à faire un effort pour harmoniser leurs souvenirs.

Peine perdue, éloquence superflue ! Ils se seraient plutôt dévorés.

— Si je vous avais donné un ordre, dit Monis (et rien ne respirait plus la haine que ce dialogue pressé entre ces deux hommes qui se touchaient presque du coude, se déchiraient avec des mots et ne se jetaient pas un regard), si je vous avais donné un ordre, vous n’auriez eu qu’à obéir ; vous ne seriez pas revenu me voir.

— Mais je suis revenu parce que vous m’avez téléphoné ! Et c’est ce même coup de téléphone qui a bien obligé mes hésitations à cesser. Ce fut un coup de fouet qui m’a rappelé à la réalité.

Et quelle réalité ! La destitution prochaine, si l’esclave n’était pas docile.

Mais Monis bondit :

— Jamais je ne vous ai téléphoné, ni fait téléphoner.

Moi. — Le téléphone marche donc tout seul dans votre cabinet ministériel, monsieur Monis ?

Lui. — Il y a toujours des mystificateurs. Ainsi, tenez, l’autre jour, on me dit : « M. Caillaux vous demande au téléphone. » J’y vais, j’y trouve en effet M. Caillaux, qui me répond : « Moi ! mais je ne vous demande pas ! Au contraire, on m’a dit que vous m’appeliez. »

Et le pauvre M. Monis ne voulut pas démordre de cette explication piteuse. Il n’avait pas envoyé le coup de téléphone, et il ne pouvait pas soupçonner qui l’avait envoyé.

Holà ! monsieur le ministre, vous aussi, comme Me Maurice Bernard, vous faites surgir M. X ? Car enfin, soyons net. Cette affaire de la remise à obtenir, cet ordre ou cette suggestion que vous venez de donner à votre procureur, n’étaient connus que de vous, du procureur Fabre et du mystérieux X, que nous venons de voir apparaître plus haut chez Me Maurice Bernard. Si ce n’est pas vous qui avez téléphoné ou fait téléphoner, ce ne peut être que M. X, impatient d’obtenir ce qu’il veut.

Et, cette fois encore, nous sommes bien obligés de conclure que cet X, cet homme masqué, qui semble chez lui au Ministère, c’est Rochette.

M. Monis ne trouve pas de son goût cette observation.

— Ah ! s’écrie-t-il, vous êtes d’une ingéniosité que j’admire. J’ai posé devant votre objectif qui n’est pas bienveillant. Le talent que vous mettez dans les descriptions me fait plaisir, parce que je sais savourer l’art partout où je le trouve, mais en vérité, j’admire votre ingéniosité. Parce qu’il y a un coup de téléphone, il faut admettre que j’ai chez moi quelqu’un qui est le mandataire de Rochette.

Et M. Monis de soulever un incident en me contestant le droit de publier des articles.

Là-dessus, immédiatement, j’ai interrogé la Commission :

— Ai-je outrepassé mon droit ?

Le président et mes collègues ont été d’avis que la question n’avait même pas à être posée.

Que diable ! dans ces ignominies il est temps que le public soit renseigné. C’est la tâche que je me donne.