Émile-Paul Frères (p. 7-20).

I

DEUX MAÎTRES, DEUX ESCLAVES


(Écrit le vendredi soir 20 mars 1914).


Gaston Calmette a été assassiné lundi soir. Le mardi, j’arrivai à la Chambre. « Le voilà zigouyé, » disaient-ils. Un collègue me dit : « Calmette est maintenant calmé. » Un ministre, en ôtant son pardessus, déclara : « Il n’a que ce qu’il mérite. » Voilà les sentiments auxquels Thalamas se chargea de donner une forme. Il écrivit sur l’heure sa lettre impérissable :

Madame, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je sais par expérience quelle est l’infamie de la presse immonde envers les sentiments les plus intimes et les plus sacrés et quelle guerre elle mène contre la famille et les affaires privées les plus respectables de ceux qui luttent contre les privilèges des riches et les menées cléricales.

Vous en avez tué un, bravo !

Lorsqu’un homme en vient jusqu’à se mettre en dehors de la loi morale et à côté des pénalités civiles les plus efficaces, il n’est plus qu’un bandit. Et quand la société ne vous fait pas justice, on n’a qu’à se faire justice soi-même.

Faites de ma lettre l’usage que vous voudrez et voyez en elle, avec mes respectueux hommages, le cri de la conscience d’un honnête homme révolté et d’un journaliste député écœuré des procédés de ceux qui déshonorent la presse et le Parlement.

Thalamas.

P.-S. — Ma femme, qui me prie de vous adresser l’expression de ses sympathies, vient de faire sur votre acte un article dans la Dépêche de Versailles, que je vous enverrai demain.

Ces sentiments, que seul l’insulteur de Jeanne d’Arc avait eu le front de produire au grand jour, existaient à l’état confus dans toute la majorité radicale. Elle était avec la meurtrière. Cela apparut dès la première réunion de la commission d’enquête, le jeudi 19 mars dans l’après-midi. Il s’agissait seulement, ce jour-là, de dresser le programme des réunions qui allaient suivre, et d’établir dans quel ordre seraient appelés à s’expliquer devant nous les divers personnages de la tragédie ; mais, dès cette première journée, les amis de M. Caillaux se montrèrent.

M. Ceccaldi prit la parole. Petit, mince, rapide, un peu roux, l’œil brillant, la moustache guerrière, pareil à une lame d’épée, il a les vertus habituelles de sa nation corse. Il s’est choisi un chef, il marche pour Caillaux, il est de sa gens, de sa vendetta, s’il le faut. Il le dit crânement. Lui et ses amis auraient voulu que MM. Monis et Caillaux fussent les derniers à s’expliquer, car ils comprenaient l’avantage, pour les ministres en cause, qu’on fît comparaître avant eux, le procureur Fabre et qu’il vidât le premier son sac.

C’était peu raisonnable. Ils n’insistèrent pas.

Aujourd’hui, nous venons d’entendre successivement MM. Monis, Caillaux, le procureur général Fabre et le Président Bidault de l’Isle.

En séance publique, le mercredi 18, Monis avait tout nié. Je le regardais à son banc, près du mien. Il n’était pas à son aise. Il voyait venir droit sur lui, une effroyable machine de guerre, et sans doute qu’il se rappelait in petto le mot suprême que lui cria Berteaux sur le champ d’aviation d’Issy : « Nous allons être fauchés ! » Tout perclus, les yeux ronds, le cœur en désarroi, il ne quittait pas des yeux la bouche de l’orateur. Ce vieil homme était superbe dans cette attitude expectante, avec sa tête rentrée dans ses épaules et son énorme dos rond en cuirasse. À l’instant tragique où Delahaye, adossé à la tribune, les bras croisés, et le regardant fixement, le sommait de lui répondre sur le document, le vieillard immobile nous semblait pareil à quelque roc moussu. Toute l’opposition lui criait : « Parlez ! » Ses collègues du ministère, les yeux baissés, ne remuant que les lèvres, lui disaient : « Ne bougez pas ! » L’Officiel ne rend pas l’ignominie de ce long silence sous les huées, tous les députés au centre et à droite, debout et criant à ce sourd et muet : « Répondez ! » Et quand l’émotion qui gagnait toutes les travées contraignit enfin ses collègues et lui-même, quand il se fut rapidement concerté avec M. Doumergue et qu’il se leva, ce fut pour tout nier.

Aujourd’hui il parle, il avoue à demi.

Quels sont donc les intérêts politiques si puissants qu’il y avait pour décider MM. Caillaux et Monis à ajourner le procès Rochette ?

Eh ! nous a répété M. Monis de vingt-cinq manières, M. Caillaux m’a parlé du grand talent de l’avocat de M. Rochette, Me Maurice Bernard, qui ne manquerait pas de raconter qu’il y a de nombreuses affaires pareilles aux affaires de Rochette, et à propos desquelles aucune poursuite n’est exercée. D’innombrables sociétés sont irrégulières et fonctionnent quand même sous les yeux du gouvernement. Nous avons cédé à la crainte de cette plaidoirie qui eût été la révision de nos dix dernières années financières.

Quel aveu, quelle vue ignoble sur nos mœurs politico-financières ! Il est bien intéressant, ce ministre, quand il nous en trace ce tableau. Il l’est moins quand il explique son affaire en disant qu’il n’est pas intervenu judiciairement, mais administrativement ! Tous, nous le regardions avec un lourd ennui. Mais, à mesure que les visages autour de lui devenaient plus mornes, il éclairait son regard, il risquait un sourire ; peu à peu, il se mit à faire le bonhomme et à griffer furieusement le procureur général Fabre.

Avec cet homme enveloppé, ankylosé, de sang-froid, prudent, tout en ouate, M. Caillaux fait un furieux contraste.

À l’ordinaire, c’est un homme élégant, quasi un jeune aristocrate, avec quelque chose d’extravagant. Aujourd’hui, il est fatigué, plus grave, un homme sur lequel il a plu. La jeunesse n’est plus que dans la voix et le raisonnement. Son premier mot, assez saisissant, c’est pour demander la permission de jurer :

— Sur mon honneur et ma conscience…

Mais le solennel n’est pas son genre. Très vite il rentre dans sa nature, entraîné, semble-t-il, par sa parole facile et agréable. Et, avec stupeur, on le retrouve toujours complaisant à soi-même. Écoutez cette phrase, ce n’est rien, mais c’est toute une lueur sur l’homme : « Je me retournais sur mon fauteuil, nous dit-il, avec un geste qui m’est familier. » Il note ses gestes, il se regarde avec plaisir. Il explique légèrement qu’en ajournant le procès de Rochette il a voulu faire plaisir à un galant homme, M. Maurice Bernard, son ami.

Ainsi, voilà toute la raison qu’avait le gouvernement de servir Rochette et de lui sacrifier sept mois encore l’épargne française ! C’est peu, c’est simple, et tout le reste n’est qu’invention du procureur général. Dès maintenant, il saute aux yeux que pour MM. Monis, Caillaux et leurs troupes, c’est le procureur général Fabre, le pelé, le galeux, à qui l’on fera payer cher sa malencontreuse confession et ses scrupules démodés.

À grands voleurs, grandes révérences ;
À petits voleurs, grandes potences ;

Mais voici midi. La séance est levée ; on se retrouvera à deux heures et demie pour entendre les deux magistrats, MM. Fabre et Bidault de l’Isle. Dans l’entre-deux, je vais à l’enterrement de Gaston Calmette.

Tandis que les chants de la liturgie se développent avec magnificence, je songe à ce camarade de ma jeunesse tragiquement frappé à son poste de combat. Dans quelle lutte affreuse il est tombé, cette séance de ce matin me l’éclaire encore ! Ce n’est pas une lutte qui satisfait toute l’âme, une lutte pour la patrie, la religion, la foi ; c’est dans un choc d’intérêts, plus noir encore par cette absence d’idéal, qu’il a trouvé son guet-apens.

Le procureur général Fabre. Un homme à cheveux blancs, intimidé dans la minute où il franchit notre porte et qui, assis, fait un effort pour se ressaisir et y parvient.

Tout de suite les amis de M. Caillaux essaient de l’intimider. Comme il cite une date, en donnant l’année, sans plus, on lui demande de préciser le mois. Il s’excuse et reçoit ce soufflet :

— Vous avez oublié de faire une note, cette fois !

Mais l’instant d’après, il dit :

— Mon document je l’ai confié au ministre de la Justice, qui ne devait pas en disposer.

Et, pour une seconde, le voici redevenu persona grata.

— Très bien ! Très bien ! disent les mêmes qui viennent de murmurer.

M. Fabre est un homme nerveux, méridional, qui parle bien, très bien. Je n’ai jamais vu un homme dépenser autant d’éloquence à établir le bilan des humiliations qu’il a encaissées. Il a reçu un ordre, et, trente fois, il insiste sur le mot « ordre ». L’acte qu’il a dû accomplir a fait courir sur lui mille bruits à sa honte.

— Pouvais-je résister à cet ordre injuste ? Oui, mais c’était ma perte certaine. À la première occasion, on aurait brisé ma carrière. Ah ! vous pensez que j’aurais dû démissionner ? Rien de plus commode que de donner des leçons de vertu et d’héroïsme…

— Langage cynique, disaient à mi-voix quelques-uns des enquêteurs.

Et moi, je dis :

— Non, il est net.

Ce n’est plus le procureur drapé dans sa rhétorique, c’est le pauvre fonctionnaire, bien désarmé devant les puissants et qui défend son gagne-pain.

— J’ai servi treize ministres de la justice, dit-il. Puisse ce treizième ne pas me porter malheur ! Croyez-vous que ce soit facile de vivre, de durer au milieu d’hommes politiques qui se déchirent ? Je me suis maintenu comme j’ai pu entre ces frères ennemis.

Ah ! nous ne permettons pas à nos fonctionnaires de n’être pas sublimes ! Nous voudrions qu’ils s’ouvrissent le ventre plutôt que d’obéir aux ordres injustes que nous leur donnons ! Nous le méprisons, ce fonctionnaire sans héroïsme ! Moi je commence à l’aimer. C’est un esclave, un pauvre esclave que je vois là, sur cette chaise, tourmenté de questions par Ceccaldi, Franklin-Bouillon, Hesse, Paul Meunier, toute une armée. Les heures passent ; ils redoublent. Mais lui, il trouve une force nouvelle dans sa joie de proclamer combien il fut humilié.

Nous avons entendu les trois protagonistes, et nous ne sommes pas arrivés à nous faire dire l’intérêt que trouvait le gouvernement à être agréable à Rochette et à lui donner un supplément de loisir pour continuer son brigandage. Du premier coup d’œil, on vit bien que ce ne serait pas M. Bidault de l’Isle qui éclaircirait le mystère.

Assez empêtré de gestes, un peu sourd, portant binocle, il commence :

— Je n’ai pas dit la vérité en 1912, je vais la dire cette fois-ci :

On murmure :

— Le pauvre homme !

C’est un esclave encore. Et qui d’ailleurs ne ménage guère le premier. Il en fait une caricature :

M. Fabre dit dans sa note qu’il était indigné. Je ne m’en suis pas aperçu, non plus que de ses scrupules. Il est toujours un peu vibrant. À l’audience, quand il parle, je voudrais lui souffler : « Calmez-vous donc ! »

Lui, il a trouvé tout si simple ! Un jour, le procureur général, qui représente l’intérêt public, et l’avocat Maurice Bernard, qui représente l’intérêt de Rochette, se sont trouvés d’accord pour la remise de l’affaire ; alors il s’est accommodé à l’avis de ces messieurs. Et pourtant, quel ennui c’était pour lui de déranger son tableau d’ordre ! quel tracas, quel surcroît de complications !

— Je n’ai pas envisagé ce qu’était Rochette, je ne m’en soucie pas, je ne sais pas s’il a fait des opérations frauduleuses. Je ne sais pas non plus ce qu’ont voulu MM. Caillaux et Monis. C’est de la politique. La politique n’a pas pour moi d’importance.

On lui montre qu’il n’est plus d’accord avec ses déclarations de la première enquête.

— C’est que je ne voulais pas contredire M. le Procureur général !

Il a beaucoup de succès. Comme un auditoire varie ! Tout à l’heure on savait mauvais gré à M. Fabre de ses humiliations, celles de M. Bidault de l’Isle enchantent.

Un autre mot de lui qui soulève une vive satisfaction, c’est quand il déclare avec autorité d’un de ses confrères (d’ailleurs justement estimé) :

— Ah ! M. Le Poittevin ! Il est si fort qu’en huit jours il a fait un volume.

O sancta simplicitas ! Mais ne ferait-il pas le naïf ? Ne jouerait-il pas les Jean-Jean ?

J’ai à part moi l’idée qu’entre ces deux robins, maître Bernard était un prétexte honnête et que tous deux, Bidault de l’Isle comme Fabre, ils comprenaient très bien de quoi il retournait.

Il retournait de sacrifier l’épargne française, l’immense peuple des gogos, aux brigandages de Rochette, aux combinaisons du gouvernement, et à je ne sais quelle caisse noire.

Aujourd’hui, deux maîtres et deux esclaves n’ont pas voulu nous renseigner. Demain, quelque rayon de lumière viendra-t-il éclairer ce cloaque où il y a du sang ?