Dans le cloaque/Introduction

Émile-Paul Frères (p. 1-6).

DANS LE CLOAQUE

AU LECTEUR


On se rappelle les faits.

Le Figaro menait une violente campagne contre M. Caillaux, ministre des finances, et sa politique fiscale. Il l’accusait, notamment, d’avoir entravé le cours régulier de la justice pour servir l’escroc Rochette. Une note du procureur général Fabre en faisait foi, disait-il.

Le 16 mars, Mme Caillaux vint aux bureaux du Figaro et tua à coups de revolver le directeur du journal, Gaston Calmette.

L’émotion fut profonde, universelle, Jules Delahaye, à la Chambre, interpella les ministres. Qu’est-ce que cette note du procureur général Fabre ? Tous, par leur silence ou par leurs dénégations, Doumergue et Monis en tête, donnèrent à entendre à la Chambre qu’ils ne connaissaient rien de ce fait, ni de cette pièce, et qu’on était en présence de pures calomnies. Mais Barthou, brusquement, monte à la tribune et livre à tous le document.

Ce document, le voici :


COUR D’APPEL DE PARIS
Procès-verbal-copie
Cabinet du procureur général

« J’ai été mandé par M. Monis, président du Conseil. Il voulait me parler de l’affaire Rochette. Il me dit que le gouvernement tenait à ce qu’elle ne vînt pas devant la cour le 27 avril, date fixée depuis longtemps ; qu’elle pouvait créer des embarras au ministre des Finances au moment où celui-ci avait déjà les affaires de liquidation des congrégations religieuses, celle du Crédit Foncier et autres du même genre. Le président du Conseil me donna l’ordre d’obtenir du président de la chambre correctionnelle la remise de cette affaire après les vacances judiciaires d’août et septembre. J’ai protesté avec énergie, j’ai indiqué combien il m’était impossible de remplir une pareille mission ; j’ai supplié qu’on laissât l’affaire Rochette suivre son cours normal. Le président du Conseil maintint ses ordres et m’invita à aller le revoir pour lui rendre compte. J’étais indigné, je sentais bien que c’étaient les amis de Rochette qui avaient monté ce coup invraisemblable.

» Le vendredi 24 mars, Me Maurice Bernard vint au parquet. Il me déclara que cédant aux sollicitations de son ami, le ministre des Finances, il allait se porter malade et demander la remise après les grandes vacances de l’affaire Rochette. Je lui répondis qu’il avait l’air fort bien portant, mais qu’il ne m’appartenait pas de discuter les raisons de santé personnelles invoquées par cet avocat et que je ne pouvais, le cas échéant, que m’en rapporter à la sagesse du président.

» Il écrivit à ce magistrat. Celui-ci, que je n’avais pas vu, que je ne voulais pas voir, répondit par un refus. Me M. Bernard se montra fort irrité. Il vint récriminer auprès de moi et me fit comprendre par des allusions à peine voilées qu’il était au courant de tout.

» Que devais-je faire ? Après un violent combat intérieur, après une véritable crise, dont fut témoin et seul témoin mon ami et substitut Bloch-Laroque, je me suis décidé, contraint par la violence morale exercée sur moi, à obéir. J’ai fait venir M. le président Bidault de l’Isle. Je lui ai exposé avec émotion les hésitations où je me trouvais. Finalement, M. Bidault de l’Isle a consenti, par affection pour moi, la remise. Le soir même, c’est-à-dire le jeudi 30 mars, je suis allé chez le président du Conseil. Je lui ai dit ce que j’avais fait. Il a paru très content. Je l’étais beaucoup moins. Dans l’antichambre, j’ai vu M. du Mesnil, directeur du Rappel, journal favorable à Rochette, et m’outrageant fréquemment. Il venait sans doute demander si je m’étais soumis.

» Jamais je n’ai subi une telle humiliation.

» V. Fabre.

» Le 31 mars 1911.


Sur l’heure, on décide de livrer tout ce mystère à une commission d’enquête. Je demandai à en faire partie. « La lumière, toute et tout de suite », dis-je à mes collègues. Ils me nommèrent. Je me suis employé à tenir parole.

Voici des pages écrites chaque soir au sortir des séances de la commission d’enquête. Tout le jour, depuis neuf heures et demie du matin, nous entendions les témoins, ministres, anciens ministres, députés, magistrats, journalistes, banquiers. Nous ne cessions guère qu’à sept heures et, parfois, plus tard. Je n’avais que le temps de jeter en hâte mes impressions, mes images et mes raisons sur des feuillets que l’on me prenait un à un pour l’imprimerie.

Les traces de cette rapidité ne sont que trop visibles. Si je passe outre et si je laisse réimprimer ces improvisations, c’est que telles quelles on y voit les couleurs toutes crues de la réalité, — d’une réalité bonne à dire et à crier dans cette minute même.

M. B.

5 avril 1914.