Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/29

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 231-237).


CHAPITRE XXIX

DE LA MÉDISANCE


Le jugement téméraire produit l’inquiétude, le mépris du prochain, l’orgueil et complaisance de soi-même et cent autres effets très pernicieux, entre lesquels la médisance tient des premiers rangs, comme la vraie peste des conversations. O que n’ai-je un des charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes, afin que leur iniquité fût ôtée et leur péché nettoyé, à l’imitation du séraphin qui purifia la bouche d’Isaïe ! Qui ôterait la médisance du monde, en ôterait une grande partie des péchés et de l’iniquité.

Quiconque ôte injustement la bonne renommée à son prochain, outre le péché qu’il commet, il est obligé à faire la réparation, quoique diversement selon la diversité des médisances ; car nul ne peut entrer au ciel avec le bien d’autrui, et entre tous les biens extérieurs la renommée est le meilleur. La médisance est une espèce de meurtre, car nous avons trois vies : la spirituelle qui gît en la grâce de Dieu, la corporelle qui gît en l’âme, et la civile qui consiste en la renommée ; le péché nous ôte la première, la mort nous ôte la seconde, et la médisance nous ôte la troisième. Mais le médisant par un seul coup de sa langue, fait ordinairement trois meurtres : il tue son âme et celle de celui qui l’écoute, d’un homicide spirituel, et ôte la vie civile à celui duquel il médit ; car, comme disait saint Bernard, et celui qui médit et celui qui écoute le médisant, tous deux ont le diable sur eux, mais l’un l’a en la langue et l’autre en l’oreille. David parlant des médisants : « Ils ont affilé leurs langues, dit-il, comme un serpent ». Or le serpent a la langue fourchue et à deux pointes, comme dit Aristote ; et telle est celle du médisant, qui d’un seul coup pique et empoisonne l’oreille de l’écoutant et la réputation de celui de qui elle parle.

Je vous conjure donc, très chère Philothée, de ne jamais médire de personne, ni directement, ni indirectement : gardez-vous d’imposer des faux crimes et péchés au prochain, ni de découvrir ceux qui sont secrets, ni d’agrandir ceux qui sont manifestes, ni d’interpréter en mal la bonne œuvre, ni de nier le bien que vous savez être en quelqu’un, ni le dissimuler malicieusement, ni le diminuer par paroles ; car, en toutes ces façons, vous offenseriez grandement Dieu, mais surtout accusant faussement et niant la vérité au préjudice du prochain ; car c’est double péché, de mentir et nuire tout ensemble au ; prochain.

Ceux qui pour médire font des préfaces d’honneur, ou qui disent de petites gentillesses et gausseries entre deux, sont les plus fins et vénéneux médisants de tous. Je proteste, disent-ils, que je l’aime et que au reste, c’est un galant homme ; mais cependant, il faut dire la vérité, il eut tort de faire une telle perfidie. C’est une fort vertueuse fille, mais elle fut surprise, et semblables petits agencements. Ne voyez-vous pas l’artifice ? Celui qui veut tirer à l’arc, tire tant qu’il peut la flèche à soi, mais ce n’est que pour la darder plus puissamment : il semble que ceux-ci retirent leur médisance à eux, mais ce n’est que pour la décocher plus fermement, afin qu’elle pénètre plus avant dedans les cœurs des écoutants. La médisance dite par forme de gausserie, est encore plus cruelle que toutes ; car, comme la ciguë n’est pas de soi un venin fort pressant, ains assez lent et auquel on peut aisément remédier, mais étant pris avec le vin, il est irrémédiable, ainsi la médisance qui, de soi, passerait légèrement par une oreille et sortirait par l’autre, comme l’on dit, s’arrête fermement en la cervelle des écoutants, quand elle est présentée dedans quelque mot subtil et joyeux. « Ils ont, dit David, le venin de l’aspic en leurs lèvres ». L’aspic fait sa piqûre presque imperceptible, et son venin d’abord rend une démangeaison délectable, au moyen de quoi le cœur et les entrailles se dilatent et reçoivent le poison, contre lequel par après il n’y a plus de remède.

Ne dites pas : « Un tel est un ivrogne », encore que vous l’ayez vu ivre ; ni : « Il est adultère », pour l’avoir vu en ce péché ; ni : « Il est inceste », pour l’avoir trouvé en ce malheur ; car un seul acte ne donne pas le nom à la chose. Le soleil s’arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et s’obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur ; nul ne dira pourtant qu’il soit ou immobile ou obscur. Noé s’enivra une fois et Loth une autre fois, et celui-ci de plus commit un grand inceste : ils ne furent pourtant ivrognes ni l’un ni l’autre, ni le dernier ne fut pas inceste ; ni saint Pierre sanguinaire pour avoir une fois répandu du sang, ni blasphémateur pour avoir une fois blasphémé. Pour prendre le nom d’un vice ou d’une vertu, il faut y avoir fait quelque progrès et habitude ; c’est donc une imposture de dire qu’un homme est colère ou larron, pour l’avoir vu courroucer ou dérober une fois.

Encore qu’un homme ait été vicieux longuement, on court fortune de mentir quand on le nomme vicieux. Simon le lépreux appelait Madeleine pécheresse, parce qu’elle l’avait été naguère ; il mentait néanmoins, car elle ne l’était plus, mais une très sainte pénitente ; aussi Notre Seigneur prend en protection sa cause. Ce fol pharisien tenait le publicain pour grand pécheur, ou peut-être pour injuste, adultère, ravisseur ; mais il se trompait grandement, car tout à l’heure même il était justifié. Hélas ! puisque la bonté de Dieu est si grande, qu’un seul moment suffit pour impétrer et recevoir sa grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu’un homme, qui était hier pécheur, le soit aujourd’hui ? Le jour précédent ne doit pas juger le jour présent, ni le jour présent ne doit pas juger le jour précédent : il n’y a que le dernier qui les juge tous. Nous ne pouvons donc jamais dire qu’un homme soit méchant, sans danger de mentir ; ce que nous pouvons dire, en cas qu’il faille parler, c’est qu’il fit un tel acte mauvais, il a mal vécu en tel temps, il fait mal maintenant ; mais on ne peut tirer nulle conséquence d’hier à ce jourd’hui, ni de ce jourd’hui au jour d’hier, et moins encore au jour de demain.

Encore qu’il faille être extrêmement délicat à ne point médire du prochain, si faut-il se garder d’une extrémité en laquelle quelques-uns tombent, qui, pour éviter la I médisance, louent et disent bien du vice. S’il se trouve une personne vraiment médisante, ne dites pas pour l’excuser qu’elle est libre et franche ; une personne manifestement vaine, ne dites pas qu’elle est généreuse et propre ; et les privautés dangereuses, ne les appelez pas simplicités ou naïvetés ; ne fardez pas la désobéissance du nom de zèle, ni l’arrogance du nom de franchise, ni la lasciveté du nom d’amitié. Non, chère Philothée, il ne faut pas, pensant fuir le vice de la médisance, favoriser, flatter ou nourrir les autres, ains faut dire rondement et franchement mal du mal, et blâmer les choses blâmables : ce que faisant, nous glorifions Dieu, moyennant que ce soit avec les conditions suivantes.

Pour louablement blâmer les vices d’autrui, il faut que l’utilité ou de celui duquel on parle, ou de ceux à qui l’on parle, le requière. On récite devant des filles les privautés indiscrètes de tels et de telles, qui sont manifestement périlleuses ; la dissolution d’un tel ou d’une telle en paroles ou en contenances, qui sont manifestement lubriques : si je ne blâme librement ce mal et que je le veuille excuser, ces tendres âmes qui écoutent, prendront occasion de se relâcher à quelque chose pareille ; leur utilité donc requiert que tout franchement je blâme ces choses-là sur le champ, sinon que je puisse réserver à faire ce bon office plus à propos, et avec moins d’intérêt de ceux de qui on parle, en une autre occasion.

Outre cela, encore faut-il qu’il m’appartienne de parler sur ce sujet, comme quand je suis des premiers de la compagnie, et que, si je ne parle, il semblera que j’approuve le vice ; que si je suis des moindres, je ne dois pas entreprendre de faire la censure. Mais surtout, il faut que je sois exactement juste en mes paroles, pour ne dire pas un seul mot de trop : par exemple, si je blâme la privauté de ce jeune homme et de cette fille, parce qu’elle est trop indiscrète et périlleuse, o Dieu, Philothée, il faut que je tienne la balance bien juste, pour ne point agrandir la chose, pas même d’un seul brin. S’il n’y a qu’une faible apparence, je ne dirai rien de cela ; s’il n’y a qu’une simple imprudence, je ne dirai rien davantage ; s’il n’y a ni imprudence, ni vraie apparence du mal, ains seulement que quelque esprit malicieux en puisse tirer prétexte de médisance, ou je n’en dirai rien du tout, ou je dirai cela même. Ma langue, tandis que je parle du prochain, est en ma bouche comme un rasoir en la maindu chirurgien qui veut trancher entre les nerfs et les tendons : il faut que le coup que je donnerai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que ce qui en est. Et enfin, il faut surtout observer, en blâmant le vice, d’épargner le plus que vous pourrez la personne en laquelle il est.

Il est vrai que des pécheurs infâmes, publics et manifestes, on en peut parler librement, pourvu que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non point avec arrogance et présomption, ni pour se plaire au mal d’autrui ; car, pour ce dernier, c’est le fait d’un cœur vil et abject. J’excepte entre tous, les ennemis déclarés de Dieu et de son Église ; car ceux-là, il les faut décrier tant qu’on peut, comme sont les sectes des hérétiques et schismatiques, et les chefs d’icelles : c’est charité de crier au loup, quand il est entre les brebis, voire où qu’il soit.

Chacun se donne liberté de juger et censurer les princes, et de médire des nations tout entières, selon la diversité des affections que l’on a en leur endroit : Philothée, ne faites pas cette faute ; car outre l’offense de Dieu, elle vous pourrait susciter mille sortes de querelles.

Quand vous oyez mal dire, rendez douteuse l’accusation, si vous le pouvez faire justement ; si vous ne pouvez pas, excusez l’intention de l’accusé ; que si cela ne se peut, témoignez de la compassion sur lui, écartez ce propos-là, vous ressouvenant et faisant ressouvenir la compagnie, que ceux qui ne tombent pas en faute en doivent toute la grâce à Dieu. Rappelez à soi le médisant par quelque douce manière ; dites quelque autre bien de la personne offensée, si vous le savez.