Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/28

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 225-231).


CHAPITRE XXVIII

DES JUGEMENTS TÉMÉRAIRES


« Ne jugez point et vous ne serez point jugés, dit le Sauveur de nos âmes ; ne condamnez point et vous ne serez point condamnés ». Non, dit le saint Apôtre, « ne jugez pas avant le temps, jusques à ce que le Seigneur vienne, qui révélera le secret des ténèbres et manifestera les conseils des cœurs ». Oh ! que les jugements téméraires sont désagréables à Dieu ! Les jugements des enfants des hommes sont téméraires, parce qu’ils ne sont pas juges les uns des autres, et jugeant ils usurpent l’office de Notre-Seigneur ; ils sont téméraires, parce que la principale malice du péché dépend de l’intention et conseil du cœur, qui est le secret des ténèbres pour nous ; ils sont téméraires, parce qu’un chacun a assez à faire à se juger soi-même, sans entreprendre de juger son prochain. C’est chose également nécessaire pour n’être point jugés, de ne point juger les autres et de se juger soi-même ; car, comme Notre-Seigneur nous défend l’un, l’Apôtre nous ordonne l’autre, disant : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés », Mais, O Dieu, nous faisons tout au contraire ; car ce qui nous est défendu, nous ne cessons de le faire, jugeant à tout propos le prochain ; et ce qui nous est commandé, qui est de nous juger nous-mêmes, nous ne le faisons jamais.

Selon les causes des jugements téméraires, il y faut remédier. Il y a des cœurs aigres, amers et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent, et convertissent, comme dit le Prophète, le jugement en absinthe, ne jugeant jamais du prochain qu’avec toute rigueur et âpreté : ceux-ci ont grandement besoin de tomber entre les mains d’un bon médecin spirituel, car cette amertume de cœur leur étant naturelle, elle est malaisée à vaincre ; et bien qu’en soi elle ne soit pas péché, ains seulement une imperfection, elle est néanmoins dangereuse, parce qu’elle introduit et fait régner en l’âme le jugement téméraire et la médisance. Aucuns jugent témérairement non point par aigreur mais par orgueil, leur étant avis qu’à mesure qu’ils dépriment l’honneur d’autrui, ils relèvent le leur propre : esprits arrogants et présomptueux, qui s’admirent eux-mêmes et se colloquent si haut en leur propre estime, qu’ils voient tout le reste comme chose petite et basse : « Je ne suis pas comme le reste des hommes », disait ce sot Pharisien.

Quelques-uns n’ont pas cet orgueil manifeste, ains seulement une certaine petite complaisance à considérer le mal d’autrui, pour savourer et faire savourer plus doucement le bien contraire, duquel ils s’estiment doués ; et cette complaisance est si secrète et imperceptible, que si on n’a bonne vue on ne la peut pas découvrir, et ceux même qui en sont atteints ne la connaissent pas si on ne la leur montre. Les autres, pour se flatter et excuser envers eux-mêmes et pour adoucir les remords de leurs consciences, jugent fort volontiers que les autres sont vicieux du vice auquel ils se sont voués, ou de quelque autre aussi grand, leur étant avis que la multitude des criminels rend leur péché moins blâmable. Plusieurs s’adonnent au jugement téméraire, pour le seul plaisir qu’ils prennent à philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes, par manière d’exercice d’esprit ; que si par malheur ils rencontrent quelquefois la vérité en leurs jugements, l’audace et l’appétit de continuer s’accroît tellement en eux, que l’on a peine de les en détourner. Les autres jugent par passion, et pensent toujours bien de ce qu’ils aiment et toujours mal de ce qu’ils haïssent, sinon en un cas admirable et néanmoins véritable, auquel l’excès de l’amour provoque à faire mauvais jugement de ce qu’on aime : effet monstrueux, mais aussi provenant d’un amour impur, imparfait, troublé et malade, qui est la jalousie, laquelle, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le moindre souris du monde condamne les personnes de perfidie et d’adultère. Enfin, la crainte, l’ambition et telles autres faiblesses d’esprit contribuent souvent beaucoup à la production du soupçon et jugement téméraire.

Mais quels remèdes ? Ceux qui boivent le suc de l’herbe ophiusa d’Ethiopie cuident partout voir des serpents et choses effroyables : ceux qui ont avalé l’orgueil, l’envie, l’ambition, la haine, ne voient rien qu’ils ne trouvent mauvais et blâmable ; ceux-là pour être guéris doivent prendre du vin de palme, et j’en dis de même pour ceux-ci : buvez le plus que vous pourrez le vin sacré de la charité, elle vous affranchira de ces mauvaises humeurs qui vous font faire ces jugements tortus. La charité craint de rencontrer le mal, tant s’en faut qu’elle l’aille chercher ; et quand elle le rencontre, elle en détourne sa face elle dissimule, ains elle ferme ses yeux avant que de le voir, au premier bruit qu’elle en aperçoit, et puis croit par une sainte simplicité que ce n’était pas le mal, mais seulement l’ombre ou quelque fantôme de mal ; que si par force elle reconnaît que c’est lui-même, elle s’en détourne tout incontinent et tâche d’en oublier la figure. La charité est le grand remède à tous maux, mais spécialement pour celui-ci. Toutes choses paraissent jaunes aux yeux des ictériques et qui ont la grande jaunisse ; l’on dit que pour les guérir de ce mal, il leur faut faire porter de l’éclère sous la plante de leur pied. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jaunisse spirituelle, qui fait paraître toutes choses mauvaises aux yeux de ceux qui en sont atteints ; mais qui en veut guérir, il faut qu’il mette les remèdes non aux yeux, non à l’entendement, mais aux affections qui sont les pieds de l’âme : si vos affections sont douces, votre jugement sera doux ; si elles sont charitables, votre jugement le sera de même.

Je vous présente trois exemples admirables. Isaac avait dit que Rébecca était sa sœur ; Abimélech vit qu’il se jouait avec elle, c’est-à-dire qu’il la caressait tendrement, et il jugea soudain que c’était sa femme : un œil malin eût plutôt jugé qu’elle était sa garce, ou que, si elle était sa sœur, qu’il eût été un inceste ; mais Abimélech suit la plus charitable opinion qu’il pouvait prendre d’un tel fait. Il faut toujours faire de même, Philothée, jugeant en faveur du prochain, autant qu’il nous sera possible ; que si une action pouvait avoir cent visages, il la faut regarder en celui qui est le plus beau. Notre Dame était grosse, saint Joseph le voyait clairement ; mais parce que d’autre côté il la voyait toute sainte, toute pure, toute angélique, il ne put onques croire qu’elle eût pris sa grossesse contre son devoir, si qu’il se résolvait, en la laissant, d’en laisser le jugement à Dieu : quoique l’argument fût violent pour lui faire concevoir mauvaise opinion de cette vierge, si ne voulut-il jamais l’en juger. Mais pourquoi ? parce, dit l’Esprit de Dieu, qu’il était juste : l’homme juste, quand il ne peut plus excuser ni le fait ni l’intention de celui que d’ailleurs il connaît homme de bien, encore n’en veut-il pas juger, mais ôte cela de son esprit et en laisse le jugement à Dieu. Mais le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser du moins tout le péché de ceux qui le crucifiaient, au moins en amoindrit-il la malice, alléguant leur ignorance. Quand nous ne pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion, l’attribuant à la cause la plus supportable qu’il puisse avoir, comme à l’ignorance ou à l’infirmité.

Mais ne peut-on donc jamais juger le prochain ? Non certes, jamais ; c’est Dieu, Philothée, qui juge les criminels en justice. Il est vrai qu’il se sert de la voix des magistrats, pour se rendre intelligible à nos oreilles : ils sont ses truchements et interprètes, et ne doivent rien prononcer que ce qu’ils ont appris de lui, comme étant ses oracles ; que s’ils font autrement, suivant leurs propres passions, alors c’est vraiment eux qui jugent et qui par conséquent seront jugés, car il est défendu aux hommes, en qualité d’hommes, de juger les autres.

De voir ou connaître une chose, ce n’est pas en juger ; car le jugement, au moins selon la phrase de l’Écriture, présuppose quelque petite ou grande, vraie ou apparente difficulté qu’il faille vider ; c’est pourquoi elle dit que « ceux qui ne croient point sont déjà jugés », parce qu’il n’y a point de doute en leur damnation. Ce n’est donc pas mal fait de douter du prochain, non, car il n’est pas défendu de douter, ains de juger ; mais il n’est pourtant pas permis ni de douter ni de soupçonner sinon ric-à-ric[1], tout autant que les raisons ou arguments nous contraignent de douter ; autrement les doutes et soupçons sont téméraires. Si quelque œil malin eût vu Jacob quand il baisa Rachel auprès du puits, où qu’il eût vu Rébecca accepter des bracelets et pendants d’oreille d’Eliézer, homme inconnu en ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux exemplaires de chasteté, mais sans raison et fondement ; car quand une action est de soi-même indifférente, c’est un soupçon téméraire d’en tirer une mauvaise conséquence, sinon que plusieurs circonstances donnent force à l’argument. C’est aussi un jugement téméraire de tirer conséquence d’un acte pour blâmer la personne ; mais ceci, je le dirai tantôt plus clairement.

Enfin, ceux qui ont bien soin de leur conscience, ne sont guère sujets au jugement téméraire ; car comme les abeilles, voyant le brouillard ou temps nubileux, se retirent en leurs ruches à ménager le miel, aussi les cogitations des bonnes âmes ne sortent pas sur des objets embrouillés ni parmi les actions nubileuses des prochains : ains, pour en éviter la rencontre, se ramassent dedans le cœur pour y ménager les bonnes résolutions de leur amendement propre. C’est le fait d’une âme inutile, de s’amuser à l’examen de la vie d autrui.

J’excepte ceux qui ont charge des autres, tant en la famille qu’en la république ; car une bonne partie de leur conscience consiste à regarder et veiller sur celle des autres. Qu’ils fassent donc leur devoir avec amour ; passé cela, qu’ils se tiennent en eux-mêmes pour ce regard.

  1. Avec une exactitude rigoureuse.