Coups de clairon/1870/Une soirée à Strasbourg

Coups de Clairon : Chants et Poèmes héroïques
Georges Ondet, Éditeur (p. 107-111).


UNE SOIRÉE À STRASBOURG


C’est encore un récit de la dernière guerre
Que ma mère souvent me racontait naguère :

Bien entendu, la scène est toujours à Strasbourg
Près la place Kléber, en un calme faubourg
Où le bruit cadencé d’une prudente ronde
Trouble seul le silence. — Au loin, le canon gronde
Si bas que l’on dirait un long bourdonnement.
C’est quinze jours après l’affreux bombardement.
Dans la ville, en vainqueur, l’Allemagne se vautre ;
Partout son drapeau noir a remplacé le nôtre ;
Le sol, malgré la pluie, est à peine lavé
De tout le sang français qui rougit le pavé.
Ne voulant pas survivre à tant de flétrissures
Des blessés refusaient de soigner leurs blessures !…
Les maisons qui fumaient depuis quinze longs jours,
La rue où des éclats d’obus traînaient toujours,
Jusqu’au ciel assombri qui pleurait sur l’Alsace,
Tout nous soufflait au cœur une haine vivace…
Or, ceux qui nous avaient vaincus, mais non soumis,
Finissaient par se croire un peu de nos amis…
Ils allaient par la ville en frisant leur moustache,
Laissant traîner leur sabre avec un air bravache,


Faisaient des mots d’esprit, riaient d’un rire épais
En bénissant la guerre et maudissant la paix,
Caressaient les enfants, et, repus, le teint rose,
Trouvaient que l’existence est une exquise chose…
Mais, patience, allez, car votre tour viendra
Où, comme notre cœur, votre cœur saignera !

 
Donc, ma mère à Strasbourg connaissait une dame
Qui, bien que détestant la Prusse au fond de l’âme,
Logeait chez elle deux officiers allemands.
D’un blond fade tous deux, sanglés dans leurs dolmans,
Se croyant les phénix de l’humaine nature,
Ils se miraient longtemps dans chaque devanture ;

 


Très bons garçons d’ailleurs quand leur digestion
Était bonne et lorsque l’énorme ration
De saucisson, de lard, de bière et de choucroûte
Avait pu se caser chez eux, coûte que coûte,
Ou quand leur pipe blanche au tuyau de bois noir
Brûlait, sans accident, du matin jusqu’au soir :
S’entendant assez bien avec leur vieille hôtesse,
Lui reprochant un seul défaut : l’impolitesse…
Ils trouvaient fort étrange, en leur naïveté.
De n’être pas priés à prendre un peu de thé
Quand la dame, le soir, recevait ses amies…
— Hé ! cela leur eût fait quelques économies ! —
Voyons, songez un peu ! Il ne suffisait pas
D’assurer à ces deux messieurs de bons repas.
Un lit blanc, moelleux, une chambre bien claire,
Il eût fallu songer encore à les distraire…
La dame évidemment manquait à son devoir !
Ils s’en plaignirent fort amèrement un soir,
La pipe entre les dents et les mains dans leurs poches.
La dame se sentit pâlir sous leurs reproches
D’autant que, connaissant ces rustres à galons,
Leur supplique disait clairement : « Nous voulons ! »
Elle se recueillit un instant, sans rien dire,
Puis, ayant sur la lèvre un étrange sourire,
Elle leur dit avec un salut gracieux :
« Je reçois des amis demain ; venez, messieurs ! »

Sanglés, frisés, le jour suivant, dans la soirée,
Dans le petit salon ils firent leur entrée ;
Leur hôtesse accourut les recevoir au seuil,
Sombre comme toujours en sa robe de deuil.
Sous la lampe, épandant ses clartés indécises,
Plusieurs dames, en noir comme elle, étaient assises,

Ressemblant avec leur visage triste et beau
À des anges veillant aux portes d’un tombeau.
Nos Prussiens frissonnaient sans rien laisser paraître,
Et la dame leur dit : « Vous désirez connaître
Les amis qui parfois me viennent visiter ?
Permettez-moi, messieurs, de vous les présenter :
D’abord Mademoiselle Annette, ma cousine,
Dont le père est, croit-on, mort à Sarreguemine ;
Puis Madame Weber qui vient de voir les siens
Massacrés à Beaumont par les Hulans prussiens ;
Madame Haas dont la mère aveugle, pauvre vieille !
Par quelques Bavarois fut brûlée à Bazeille ;
Puis Madame Müller dont l’aïeul, vieux aussi,
Eut les poignets coupés, par vous, à Buzancy ;
Mademoiselle Klein qui vit, à Rezonville,
Ses frères fusillés au milieu de la ville ;
Voici Madame Schwartz dont le frère, un tambour,
Mourut, battant encor la charge, à Wissembourg ;
Madame Heid qui dut voir, un jour, spectacle atroce,
Sa grand’mère, à Forbach, tuée à coups de crosse ;
Puis Madame Schneider : son oncle, un vieux curé
Pris comme otage fut lâchement massacré ;
Et, dans ce coin, Madame Hafner qui devint folle
En voyant ses enfants brûler dans leur école ;
Auprès d’elle, ma nièce ; a souffert presque autant :
Son jeune fiancé, prisonnier de Sedan,
Sous les yeux d’un farouche et sauvage adversaire
Est mort de faim, là-bas, au « Camp de la misère » ;
Enfin Madame Hertz, dont les fils, deux officiers,
Périrent à Morsbronn avec leurs cuirassiers ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et, tandis que l’hôtesse évoquait tant de drames,
Remuait ce passé sanglant, les autres dames,
Revoyant leurs enfants, leurs frères, leurs maris,
Roulaient encor des pleurs en leurs yeux non taris…

Songeant que leur gaîté ne serait plus de mise,
Que leur digestion en serait compromise,
Croyant voir autour d’eux des fantômes rôder,
Comprenant la leçon que vient de leur donner
L’hôtesse qui pourtant à s’asseoir les invite,
Les officiers prussiens filèrent au plus vite !…

Et les dames en deuil, sans témoins depuis lors,
Purent pleurer en paix sur la France et leurs morts !


(Publié avec l’autorisation de M. BRICON, éditeur.)