Coups de clairon/1870/Papa tricolore

Coups de Clairon : Chants et Poèmes héroïques
Georges Ondet, Éditeur (p. 101-106).

PAPA TRICOLORE


C’était un fier luron que mon bon vieux grand-père,
Mais bon comme du pain malgré son air sévère,
Sa taille de Cent-garde et sa moustache en croc…
Un fier buveur aussi, car il vidait un broc
Rempli de vin du Rhin en moins d’une seconde.
On parlait du bon vieux, loin, bien loin à la ronde ;
Mais, sans être effrayés du tout par son grand air,
Tous les gamins criaient : « Bonjour, papa Fechter ! »

Il avait deux amours : Napoléon, la France !…
Ah ! lorsqu’il instruisait notre jeune ignorance,
Nous parlant de Leipzig, d’Ulm ou bien d’léna,


De son bras droit gelé dans la Bérésina,
Du « petit chapeau noir » et de la « redingote »,
On sentait palpiter son cœur de patriote ;
Et, lorsqu’il arrivait au bout de son rouleau,
Le vieux soldat pleurait encor sur Waterloo !

À l’Allemagne, un jour, nous déclarons la guerre :
Le vieux, se souvenant des combats de naguère,
Devint pâle, puis rouge, et s’écria : « Tant mieux ! »
Mais ajouta tout bas : « C’est bête d’être vieux ! »
Et puis, enfin, grogna dans sa moustache blanche :
« Eh bien ! nous allons prendre une fière revanche ! »
Et pendant quinze jours, grand-père, en sa fureur,
Oublia de parler de son cher Empereur.

La chance fut d’abord pour les troupes françaises :
Mais l’on reçut bientôt des nouvelles mauvaises :
Les nôtres perdaient pied, un peu plus, chaque jour,
Et les casques pointus avaient Metz et Strasbourg.
Le vieux soldat, saisi d’une impuissante rage,
Ne parlait plus, rodait comme un loup dans sa cage ;
Mais quand, mourant de faim, Paris capitula,
Il cria, furieux : « Ah ! si l’Autre était là ! »

Pour lui, ce fut vraiment un effrayant supplice,
Mais il dut, jusqu’au fond, boire l’amer calice ;
Puis la Paix fut signée, et le vieil Alsacien,
S’étant couché Français, se réveilla Prussien !
Grand-père de ce coup resta six mois malade,
Et, lorsqu’il put aller faire une promenade,
Il vit tout aussitôt, les yeux baignés de pleurs,
Qu’on avait enlevé partout nos trois couleurs.


Les trois belles couleurs, ces trois couleurs joyeuses
Que, jeune, il promena partout victorieuses,
Ne les aurait-il plus chaque jour sous les yeux ?
« Allons donc, criait-il, les bluets et les cieux
Toujours bleus, les maisons, les routes toujours blanches,
Les tuiles de nos toits et les fleurs de nos branches
Toujours rouges, ainsi que le sang sous la peau,
Nous font, malgré Guillaume, un immense drapeau ! »

Dès lors, quand revenait la saison printanière,
Des trois couleurs le vieux ornait sa boutonnière ;
L’appui de sa fenêtre et le petit jardin
Où l’on pouvait le voir trottiner le matin,
Fumant sa pipe, avec son bonnet sur l’oreille,
Avaient chacun sa fleur, blanche, bleue et vermeille :
Cette douce manie, où sombrait sa raison,
Lui faisait oublier le grand Napoléon.

Mais il était heureux, car les gens du village
Allaient à son jardin comme en pèlerinage :
Ce coin plein de soleil, où l’on pouvait venir
Pleurer sur le Passé, rêver à l’Avenir
Et même discuter la Revanche à son aise,
Leur semblait un morceau de la terre française…
Et, lorsqu’ils s’en allaient, consolés et contents,
Ils avaient l’espérance au cœur… pour quelque temps !

Le vieillard en devint plus populaire encore :
Les moutards l’appelaient « le papa Tricolore »
Et se battaient à qui lui donnerait la main :
(On croyait voir Hier jouer avec Demain !)
Il aimait les enfants avec idolâtrie,
Leur donnait une image ou quelque gâterie,

Et, grâce à lui, malgré Bismarck et ses procès,
Les petits Alsaciens apprenaient le français !…

Mais voilà qu’un matin, comme il venait à peine
De s’asseoir au jardin, auprès de sa fontaine,
Au-dessus de son mur de lierre revêtu
Grand-père, tout à coup, vit un casque pointu :
Le Prussien jusqu’à lui vint avec grand mystère,
Et, faisant gravement le salut militaire,
Dit qu’on avait reçu, la veille, l’ordre au bourg
D’amener, sans tarder, Hans Fechter a Strasbourg.

Comprenant mal, le vieux regarda le gendarme ;
Puis, sans dire un seul mot, sans verser une larme,
Il mit sa veste neuve et son plus beau chapeau,
Fit un petit bouquet aux couleurs du drapeau.

Attacha sur son cœur l’Aigle de Sainte-Hélène,
Prit ses clefs, alluma sa pipe en porcelaine
Et, très ferme malgré ses quatre-vingt-deux ans,
Partit, faisant : « Adieu », d’un geste, aux paysans !

Il était accusé d’avoir, chaque dimanche,
Fait des réunions pour parler de Revanche,
D’avoir porté, malgré les ordres de Berlin,
Certaines couleurs… qui…, les trois couleurs, enfin !
Et d’avoir incité les enfants des écoles
À dire aux Allemands de moqueuses paroles.
Bref, il allait sous peu passer en jugement,
Ces « crimes » méritant un grave châtiment.

Pauvre vieux ! de tels coups pour lui furent trop rudes ;
Puis, cela dérangeait ses vieilles habitudes :
Ne plus voir ni ses fleurs, ni son humble logis
— Ses belles fleurs, surtout, aux couleurs du Pays, —
Cela brisa le cœur, voyez-vous, au bonhomme
Qui préféra dormir, en paix, son dernier somme :
Brûlant la politesse au juge, au Tribunal,
Il alla retrouver son petit Caporal !…

Il repose à Strasbourg, dans le grand cimetière.
Durant toute une année, en leur ardeur première
Les amis, chaque mois, vinrent un court instant
Sur sa tombe apporter les fleurs qu’il aimait tant ;
Ensuite l’on y vint tous les six mois encore ;
Et puis on délaissa « le papa Tricolore »,
Tant et tant que son coin fleuri sous le ciel bleu
Fut oublié de tous… excepté du bon Dieu…


…Car, lorsque le Printemps réveille la nature,
Sur son tombeau les fleurs poussent, je vous l’assure :
La marguerite blanche et le petit muguet,
Le beau coquelicot vermeil et le bleuet
Semblent, pour venir là, déserter la campagne :
Si bien que, dans la mort vainqueur de l’Allemagne,
À l’abri des douleurs, à l’abri des procès,
Grand-père a sur sa tombe un beau drapeau français.



(Publié avec l’autorisation de M. BRICON, éditeur.)