C. Marpon et E. Flammarion (p. 225-232).

LE NOUVEAU MISANTHROPE


I



L e paquebot Cynthia, capitaine Limousin, avait quitté, depuis une semaine, les côtes des États-Unis et filait un nombre modéré de nœuds sur une mer d’huile, comme disent les matelots. On avait eu le temps déjà de se lier à bord et d’y nouer, en commun, ces intimités que crée l’existence de voyage. Des jeunes hommes fort gais y disaient mille riens à des jeunes femmes fort désœuvrées, dans la fumée azurée des cigarettes et la vapeur ravigotante des mazagrans. Les repas duraient le plus longtemps possible et les cartes succédaient, sur les tables, aux plats lentement savourés. Ajouterai-je que plus d’un roman adultère s’esquissait dans l’innocence de ces plaisirs et que de futurs amants y prenaient position, sous le nez des maris, dans le cœur de leurs belles ?

C’est pour cela, sans doute, que le révérend Josué Peterson, clergyman de son état, et possesseur d’une moitié infiniment supérieure à l’autre, se tenait à l’écart de ce monde profane et frivole, ne permettant à celle qui portait son nom d’autre distraction que la lecture de la Bible et les menus ouvrages au crochet. La belle Jenny était-elle absolument ravie de ce régime ? On en aurait pu douter aux soupirs d’ennui qui gonflaient, par instants, sa belle gorge de blonde et aux battements à peine réprimés qui révélaient aux observateurs la blancheur laiteuse de ses dents. Une admirable fille que cette Jenny, appétissante à l’envi, grassouillette et avenante, d’une nature évidemment joviale et peu faite pour les austères idées de son époux. Mais la perfection est, avant tout, égoïste, ce qui m’a toujours retenu sur le bord de ses vertueux abîmes, et le révérend Josué Peterson n’était disposé à rien concéder de ses sévères habitudes à cette différence d’humeur.

II

Un autre passager, cependant, se montrait rebelle aux mœurs familièrement affectueuses de la vie de bord. C’était un beau garçon de vingt-cinq ans, ayant tous les airs d’un parfait gentleman, mais dont la sauvagerie s’affirmait par les isolements les plus maussades et les plus obstinés. Étranger à tous les groupes amicaux qui s’étaient formés autour de lui, il n’avait adressé encore, depuis huit jours, la parole à personne, soit qu’il demeurât enfoncé dans une lecture, soit qu’il arpentât le pont, dans sa longueur, d’un pas précipité, soit qu’il regardât le ciel et la mer avec une indifférence d’ailleurs tout à fait dénuée de mélancolie. Il se faisait servir à part, expédiait ses repas à la hâte et reprenait ensuite son livre, sa promenade, ou sa contemplation. Une telle attitude était faite pour intriguer ses compagnons et, plus encore, ses compagnes de voyage. Car, je vous le répète, ce farouche eût été facilement agréable et sympathique. Si bien que, dans la cervelle inoccupée de la plupart de ces dames, l’idée avait germé que c’était simplement un amoureux qu’avait affolé quelque cruauté de sa maîtresse et qu’il eût été charmant de consoler. La belle Jenny partageait in petto cette opinion, mais n’en osait absolument rien dire, d’autant que son pieux époux était en train de lui dicter un commentaire sur la matière dont étaient faites les marches du temple de Salomon, sujet palpitant et moderne, s’il en fut.

III

Cependant, la curiosité publique jugeant intolérable la continuation de ce mystère, il fut convenu, dans le petit monde joyeux dont j’ai parlé, de tenter un suprême effort pour le percer, et ramener peut-être à de plus sociables habitudes ce beau ténébreux qui n’était, après tout, qu’un timide probablement. Les menus vices dont la vie des hommes d’aujourd’hui est faite n’excellent-ils pas à rapprocher dans de communes jouissances les caractères les plus différents ? Je n’en veux pour preuve que ces liaisons d’estaminet qui forment le fond des amitiés dont s’enorgueillissent à tort beaucoup de Parisiens. La pipe, le bock et le domino n’ont pas de meilleure excuse que l’affectueuse promiscuité dont ils ont le secret. Il s’agissait tout simplement de deviner celui de ces vices auquel était le plus enclin ce solitaire personnage et d’en faire un lien pour le ramener dans la circulation. Le capitaine Mounisch fit la première expérience, et, s’approchant résolûment du liseur, son porte-cigare à la main :

— Vous serait-il agréable de fumer, monsieur ? lui dit-il d’une voix engageante, j’ai là d’excellents havanes.

— Merci ! ça m’enroue, répondit brièvement notre homme en saluant légèrement et sans quitter des yeux son bouquin.

On n’avait pas touché juste, et il fallait chercher autre chose. L’inconnu n’était pas fumeur.

Comme on achevait le dîner et durant que les tasses fumaient encore, bien que vides avec un peu de sucre au fond, laissé par le café, le vicomte Andouillet se dévoua, et rejoignant, au tournant d’une de ses promenades rythmiques, le silencieux voyageur :

— Monsieur, lui dit-il avec des caresses dans la voix, vous plairait-il de prendre un petit verre ? J’ai, dans ma valise, un kirsch de vingt ans…

— Merci ! ça me grise.

Et, sans même saluer, cette fois, le drôle accéléra le pas, en allant de la poupe à la proue en attendant qu’il revint de la proue à la poupe.

Ce nouvel échec fut qualifié de « manque de touche » par le capitaine Limousin, qui était un grand joueur de billard devant l’éternel. L’inconnu n’était pas buveur.

Le projet n’était cependant pas abandonné. Une heure après, le docteur Bittovent interrompait ainsi la méditation du promeneur fatigué devant l’horizon :

— Monsieur, nous voudrions faire un whist et nous ne sommes que trois. Vous conviendrait-il de faire le quatrième ? Les cartes sont là…

— Merci ! ça m’ennuie.

Et l’ours alla reprendre un peu plus loin sa véhémente contemplation sous l’œil d’or des étoiles.

Ni fumeur ! ni buveur ! ni joueur ! C’était à perdre son latin.

IV

— Ni fumeur ! ni buveur ! ni joueur ! se répétait à lui-même le révérend Peterson, qui avait suivi des yeux et de l’oreille ce manège, lequel n’avait pas échappé davantage à la belle Jenny. Et il ajouta, en causant toujours seul : Ce jeune homme serait-il une de ces natures privilégiées que n’ont point perverties les vices contemporains ? un de ces rares élus qui ne sacrifient pas aux faux dieux de la Frivolité ? L’âme du jeune Éliacin habiterait-elle ce complet de couleur sévère, mais de bon goût ?

— Comme ce pauvre garçon doit s’ennuyer ! dit la belle Jenny mélancoliquement.

— Et pourquoi donc, madame Peterson ? reprit avec sévérité le révérend. Croyez-vous donc que la tempérance soit chose fastidieuse et que la pratique de la sobriété, en toutes choses, n’ait pas ses graves plaisirs ? Ce jeune homme me plaît infiniment ; il me plaît au point que moi, qui m’étais juré de ne pas me mêler à cette foule répugnante, j’en veux faire ma société, et, qui sait ? peut-être mon ami. Peut-être est-il, hélas ! d’un culte dissident et d’une communion déplorable ? N’importe ! Je le convaincrai ! je le convertirai ! Je lui rappellerai l’exemple de l’ânesse de Balaam.

Et, mettant son large chapeau sous son bras, le clergyman s’avança vers l’inconnu qui était en train de regarder la mer avec l’obstination