C. Marpon et E. Flammarion (p. 211-221).

MESSE DE MINUIT


I



S trasbourg était encore, en ce temps-là, ville française et plantait dans un ciel ami la flèche de sa cathédrale. De plus, Strasbourg présentait, ce soir-là, un spectacle singulièrement animé. La Noël n’était-elle pas le lendemain, et la Noël, en Alsace, est la grande fête de l’année. C’était dans les rues, plus vivantes qu’en plein jour, un va-et-vient sans égal, et les propos joyeux s’échangeaient entre les porteurs d’arbustes chargés de friandises et de jouets. Toute cette foule s’agitait dans une vague odeur de charcuterie et de gâteaux, sous une petite neige fine et brillante qui tombait comme du sucre râpé et obscurcissait la lueur des réverbères dans une buée de diamants. Les églises s’éclairaient et des feux multicolores incendiaient leurs vitraux, se répétant plus pâles sur les murs des maisons voisines. Les étudiants et les jeunes officiers attendaient impatiemment la messe de minuit ; non point, je dois le dire, mus par une édifiante piété, mais parce que cette cérémonie faisait sortir toutes les jolies femmes de leurs maisons et en permettait la contemplation indiscrète. Seul, un garçon de bonne mine, carabin de son état et d’ordinaire le boute-en-train des brasseries, promenait, autour de la cathédrale, une mauvaise humeur évidente. Jean Muller était amoureux. Ne voilà-t-il pas une raison pour être mélancolique ! Je voudrais bien vous y voir, vous, si celle que vous aimez vous était inexorablement rebelle ! Or, Clarisse, la belle mercière, femme authentique du sieur Yundt, s’obstinait à demeurer fidèle à son époux, et, parlant de Jean à sa première demoiselle, avait dit dans le langage enjoué qui lui était ordinaire : « Je veux bien recevoir en public une claque sur les fesses si jamais j’accorde rien à ce faquin-là ! »

Le propos avait été répété à l’infortuné Muller, qui en avait éprouvé un prodigieux dépit. Mais Clarisse allait venir certainement à la nocturne messe et c’est elle qu’il attendait, fiévreux, pour lui reprocher une dernière fois sa dureté à son endroit.

II

Reculons de trois heures les aiguilles de notre montre. C’est le même soir, mais à neuf heures seulement, que deux étrangers arrivaient par le train de Bavière dans Strasbourg tout à ses préparatifs de fête. L’un était le banquier juif Frankel, et l’autre le diplomate baron Herrera, cosmopolite personnage dont plus d’une cour à la fois appréciait les services. Faits pour s’entendre, ces deux tripoteurs avaient fait connaissance à Varsovie et c’est Herrera qui avait eu l’idée d’amener Frankel en France, où les gogos sont particulièrement naïfs et bons enfants. Après avoir copieusement dîné à l’hôtel où tous deux étaient descendus, Herrera, qui avait une maîtresse dans chaque grande ville, prit congé de son compagnon.

— Je n’ai pas encore sommeil, lui dit celui-ci, et j’irais volontiers faire un tour dans la ville. Qu’y peut-on voir aujourd’hui ?

— Mais la messe de minuit, parbleu !

— La messe ! Y pensez-vous ?

— Pourquoi pas ? Votre religion vous défend-elle d’aimer le pittoresque et le curieux ?

— Il ne s’agit pas de cela ; mais jamais je ne suis entré dans une église catholique, et je ne saurais comment m’y comporter.

— Voilà qui est bien simple, cependant. Vous regardez ce que font vos voisins et vous faites identiquement comme eux.

— Au fait, c’est vrai.

— Étendez-vous un instant sur le canapé et à minuit moins un quart, le garçon vous réveillera et vous conduira à la cathédrale. Bonsoir !

Et tandis que le baron filait chez sa bonne amie, Frankel, convaincu, retirait sa culotte pour se mettre mieux à l’aise et, s’emmitouflant dans sa houppelande, s’endormait légèrement ; un doux rêve lui montrait des faillites souriantes et de charmantes débâcles dont il tirait de scandaleux avantages.

Il était minuit moins cinq quand le garçon vint l’arracher à ce béat songe. Frankel sauta sur son chapeau et le suivit par la ville illuminée.

III

On s’écrasait littéralement sous le portail de la cathédrale. Vous connaissez ces flots humains, pleins de remous, qui vous emportent, vous soulèvent, vous heurtent aux murailles comme à des récifs, si denses que la composition mouvante en demeure identique et que chacun, maintenu par ses voisins, ne s’en peut pas plus détacher qu’une pierre du bloc monstrueux d’une pyramide. Clarisse, la belle mercière, était au plus épais de cette mer vivante et, à quelques pas d’elle, mais impuissant à la rejoindre, Jean Muller, dont la colère s’exaspérait par les résistances qui le séparaient de sa cruelle bien-aimée. Au-dessus de cet océan noir de têtes dodelinantes, la pleine lumière dont la nef était inondée apparaissait, en large nappe, par le porche grand ouvert, comme un horizon incendié par le couchant, quand la tempête a balayé le ciel.

Et Frankel, le mécréant ?

Frankel était entré avec résolution dans cette cohue, et la fortune l’avait précisément intercalé dans la tranche humaine qui éloignait inexorablement Clarisse de Jean, ce qui fait que, très reconnaissable à son nez crochu et à ses épaules décharnées, il était devenu tout de suite, pour l’impatient carabin, l’objet d’une haine aussi violente qu’aveugle. Ne vous est-il jamais arrivé, à vous aussi, de prendre en grippe un passant parce qu’il vous était ainsi involontairement incommode ? Pour moi, j’avoue qu’en pareil cas je me suis quelquefois senti l’âme d’un anthropophage.

Cependant cette tranche maudite avait fini par franchir le seuil auguste. Mais elle avait eu beau se trouver plus au large dans la nef, Jean n’avait pu rejoindre celle qu’il cherchait, et le misérable Frankel se trouvait encore entre eux deux quand ils s’arrêtèrent pour prendre place au divin office. Le juif se dit qu’il observerait avec le plus grand soin tout ce qui se ferait autour de lui afin de l’imiter en conscience et de ne point trahir son sacrilège, et, de fait, il commença à se lever et à se rasseoir, à courber le genou, puis à le détendre, à murmurer des Amen et des Oremus, comme font les personnes qui ont l’habitude de la sainte Messe, pendant que Muller se sentait devenir fou furieux, en voyant Clarisse, qui avait fort bien observé son manège, rire tout bas de lui, sans doute, avec la première demoiselle, sa confidente.

IV

Et voici l’élévation !

comme dit un vers de Victor Hugo. Tandis que, dans le rayonnement de l’autel, l’hostie s’élevait lentement aux mains du prêtre, l’assistance tout entière s’inclina vers la terre comme fait une forêt de roseaux sous le vent du soir. Dans ce moment, le zélé Frankel, qui crut devoir se ployer en deux, heurta si malencontreusement du bas de sa maigre échine le visage de Muller que celui-ci, perdant toute raison et, en même temps, le respect du saint lieu, leva la main et envoya un formidable soufflet sur les joues postérieures du juif, en lui disant d’une voix étranglée par la colère : — Tiens ! animal !

Or, la houppelande de Frankel, déjà soulevée par son attitude de vénération, ayant achevé de se retrousser sous cette attaque, c’est à nu et avec un formidable bruit que la claque lui tomba sur le derrière. En effet, dans sa précipitation à suivre le garçon de l’hôtel, il avait oublié de remettre sa culotte. Sa surprise fût grande, mais telle fut sa préoccupation de reproduire immédiatement tout ce que faisaient ses voisins qu’il n’eut pas une minute d’hésitation. Se croyant en plein rituel, il souleva impétueusement les jupes de Clarisse qui était immédiatement devant lui et lui appliqua sur les fesses une gifle pareille à celle qu’il avait reçue, en répétant sur le même ton : — Tiens ! animal !

Au même instant, deux mains d’acier le saisissaient au cou par derrière et il se sentait littéralement étranglé. Une heure après seulement, il revenait à lui, dans la salle basse et enfumée du poste, si prodigieusement meurtri de coups, qu’il n’était pas une partie de son corps qui ne fut douloureuse à le faire crier.

Pendant ce temps-là, M. le baron Herrera passait une nuit excellente avec sa maîtresse, et le mercier Yundt qui, en sa qualité de librepenseur, laissait sa femme aller seule à la messe de minuit, vidait sa vingtième chope en compagnie de quelques imbéciles comme lui.

V

Ah ! le banquier juif Frankel eut une rude chance que le gouvernement d’alors eut besoin de lui pour la souscription d’un emprunt. Il dut à cette bonne fortune de ne pas passer en jugement pour outrage au culte et de faire même une magnifique affaire dont les contribuables français payèrent généreusement les frais. Le baron Herrera, qui avait maquignonné la chose, reçut deux ou trois décorations de plus à cette occasion. Quant à Clarisse, il paraît que le propos léger qu’elle avait tenu au commencement de cette histoire avait été entendu du ciel. Car à peine eut-elle reçu sur les fesses la claque que vous savez que ses sentiments changèrent à l’endroit de Jean Muller et qu’elle accorda à celui-ci, qu’elle avait traité de faquin, tout ce qu’il voulut… et même davantage, comme il arrive souvent en amour. Ce fut une belle leçon pour cet athée de Yundt. Attrape, mon gaillard, et bois tes vingt chopes, maintenant !