C. Marpon et E. Flammarion (p. 195-207).

LA DOT D’HERMINIE

I



M es chers cousins,

« En me rendant à Montélimar, j’aurai enfin le plaisir de vous demander à dîner samedi. Voilà vingt ans que je vous promets de passer par Champignol exprès pour cela. Mais on voyage difficilement à mon âge, et il faut bien mon impatience de connaître votre fille Herminie, qui doit aller aujourd’hui sur ses quinze ans, et que je n’ai jamais vue, pour me décider à une aussi longue pérégrination. Je vous arriverai vers cinq heures et compte vous trouver à la voiture. N’allez pas préparer, pour me recevoir, un repas magnifique. Je suis, hélas ! au régime. Rien que des viandes blanches ; un verre de Bordeaux au plus, et surtout, un siphon d’eau de Seltz, parce que je ne puis plus digérer sans le secours de ce liquide gazeux.

« À samedi, mes chers cousins, et croyez-moi, dans le présent et dans l’avenir comme dans le passé,

« Votre bien affectueux parent,
« Thomas Louffardin. »

— Enfin ! dit Mme Guignevent, après avoir lu cette lettre avec les signes du plus vif intérêt.

— Soirée décisive ! ajouta M. Guignevent. Le cousin Louffardin, qui a toujours eu une santé déplorable, a maintenant soixante-douze ans. Logiquement cette promenade doit l’achever. Mais il aura vu notre Herminie. Il possède cinquante mille livres de rente et est mal avec tous ses parents. Il faudrait qu’il fût le dernier des grigous et des imbéciles pour ne pas laisser sa fortune à cette pauvre enfant.

— C’est qu’il passe, en effet, pour le dernier des grigous et des imbéciles, votre cousin Louffardin.

— On le flatte ! Il y en aura probablement d’autres après lui.

— Dans votre famille, j’en suis convaincue.

— Paix ! madame Guignevent ! Le moment est mal choisi pour donner licence à votre odieux caractère. Occupez-vous plutôt, comme le doit faire une maîtresse de maison, de recevoir convenablement mon proche et le bienfaiteur de votre fille. Samedi, c’est demain. Rassemblez les viandes blanches du pays, empruntez une bouteille de Bordeaux aux Canonnier qui en ont de fort bon. Quant au siphon, cela me regarde. Cette curiosité gastronomique est inconnue à Champignol, et je vais m’entendre avec le voiturier pour qu’il me le rapporte de Béziers.

— C’est égal, les gens à manie sont bien embêtants.

— Pas quand ils vous laissent cinquante mille livres de rente, madame Guignevent.

II

Potage aux quenelles de poulet ; poulet en sauce blanche comme entrée ; poulet rôti ensuite ; croquettes de poulet enfin. Si l’oncle Louffardin n’était pas content, c’est qu’il était vraiment difficile. Moi je n’aurais pas été content du tout, car je ne mange d’œufs que pour qu’il y ait moins de poulets l’année suivante. Restait à obtenir des Canonnier la fameuse bouteille de bordeaux. Vous ai-je dit que les Canonnier étaient de braves gens qui habitaient dans la même maison que la famille Guignevent, à l’étage au-dessous ? Non ? Sachez-le donc une fois pour toutes. J’ai dit : braves gens, par une habitude bienveillante de langage. Car c’était des voisins comme tous les autres, curieux, grincheux, jaloux, bavards et d’un commerce tout à fait déplaisant. Je fais une exception toutefois pour un des membres de cette détestable lignée. Mlle Gertrude Canonnier était une charmante jeune fille, blonde, grassouillette, souriante, appétissante à donner envie de tout ce que touchait un bout de son aimable personne. Il y a des femmes comme cela qui vous ragoûteraient de tout et même du reste ! Elle était de celles-là. Quel plaisir méchant pouvait prendre la Nature à tourmenter un objet aussi parfait ? Le fait est que Gertrude avait une terrible maladie. Elle était sujette aux coliques dites sèches par certains médecins et de miserere par les théologiens, c’est-à-dire à une des plus horribles souffrances que comportent les entrailles de l’humanité.

Elle était précisément en train de se tordre dans une crise épouvantable quand Herminie sonna pour emprunter à ses parents le flacon de vieux médoc, qui devait se transformer un jour en Pactole dans son verre. Ceux-ci, affolés, lui donnèrent une excellente bouteille de gros vin de Cette, revenant à trente-sept centimes le litre tout rendu. Aussi on ne vient pas déranger des gens dont l’enfant se tortille, pour leur faire déguster des boissons !

III

Le docteur Petmoulin était en train de donner positivement sa langue au chat. Il avait essayé de tout sans arriver à soulager le moins du monde l’infortunée Gertrude.

— Chien de pays ! disait le jeune praticien en se frappant la tête. On n’y trouve même pas un siphon ! Un siphon ! Un simple siphon, et je guérirais mademoiselle en un clin d’œil ! J’ai lu encore un mémoire du docteur Monin, à ce sujet, il y a deux jours. Mon éminent confrère y démontre à merveille que l’expansion subite de gaz étrangers peut seule dénouer les intestins et les remettre en place. Des gaz étrangers ! C’est facile à dire ! On ne peut pas cependant faire souffler toute une famille pendant une heure pour un problématique résultat ! Moi je suis déjà époumoné

On sonna et un gamin remit un paquet à Mme Canonnier, qui avait été ouvrir.

— C’est de la part du voiturier de Béziers, dit-il.

On ne songea pas à lui demander la moindre explication. Machinalement M. Canonnier brisa la boîte de bois blanc qui contenait l’objet mystérieux. Le docteur Petmoulin poussa un cri de joie.

— Ô Providence ! s’écria le farouche athée, ne serais-tu donc pas un vain mot !

Le fait est que le siphon demandé venait de se dresser, sur la table, comme dans les dîners de féerie où, pour les besoins du prince Charmant, les couverts se mettent tout seuls. Petmoulin ne perdit pas une minute. Il ajusta nerveusement un tube de caoutchouc au bec du siphon, accommoda l’autre bout d’une petite pièce d’ivoire indispensable à son expérience et dont les irrigateurs ont coutume d’être munis ; et puis… Voulez-vous me ficher le camp bien vite, tas de malpropres ! Ah ! vous croyiez que j’allais vous découvrir comme ça le joli derrière de Mlle Gertrude ! Vous aviez pris vos jumelles pour contempler plus commodément les siennes ! Me prenez-vous donc pour un de ces anciens astronomes du Pont-Neuf qui montraient la lune aux passants pour deux sous ? En vérité vous vous faites une idée étrange de la dignité littéraire, en général, et du devoir des chroniqueurs en particulier… Et cependant, j’en dois convenir, s’il n’eût été absorbé par le devoir professionnel, le docteur Petmoulin aurait pu passer quelques minutes agréables en tête-à-tête avec ce qui lui fut présenté.

IV

— Mon voisin, mon cher voisin, on me dit que vous avez reçu un petit paquet qui m’était destiné ?

Ainsi parla M. Guignevent essoufflé à M. Canonnier ahuri.

— Je vous remercie, mon bon ami, répondit celui-ci qui était sourd comme un pot. Ma fille se trouve passablement soulagée.

— Un colis qui venait de Béziers ? continua M. Guignevent en haussant la voix et en s’épongeant.

— Il faut attendre maintenant que tout le gaz échappé sorte, poursuivit M. Canonnier le plus naturellement du monde.

— Le diable vous emporte ! exclama M. Guignevent.

Et il entra comme un ouragan dans l’appartement. Le premier objet qui frappa ses regards fut le siphon vide. Il devint cramoisi de fureur et, montrant l’objet avec une sourde colère :

— Qui a osé toucher à ça ? fit-il d’une voix menaçante.

— Mais moi ! fit le docteur Petmoulin. J’ignore qui avait envoyé ce bienheureux siphon, mais je sais que, grâce à lui, Mlle Gertrude est sauvée.

— Misérable ! vous avez ruiné mon enfant.

Et le malheureux père, fou de désespoir, secouait le médecin par le col de sa redingote comme s’il eût voulu l’en faire violemment sortir. On dut arracher Petmoulin de ses mains. Celui-ci ne comprenait positivement rien à cette attaque, mais il en était visiblement choqué.

— Oui, poursuivait Guignevent, c’est dans ce siphon qu’était la dot de ma fille ! Faute de ce siphon, le cousin Louffardin déshéritera mon Herminie ! Mais je vous poursuivrai, je vous ferai condamner, vous me payerez des dommages-intérêts ! Vous mourrez sur la paille et mon Herminie sera heureuse malgré vous.

Ainsi se lamentait ce stupide vieillard, pendant que Mme Canonnier, qui était une nature calme, dévissait le siphon et l’emplissait d’eau claire.

— Vous lui direz qu’il s’est évaporé, à votre oncle Laffourdrin.

Et elle haussait légèrement les épaules, en prononçant ces consolantes paroles.

V

— Prout !

C’est du canapé où était étendue la charmante Gertrude que ce bruit sec était parti.

— L’avant-garde ! s’écria le docteur Petmoulin.

Et il continua :

— Ne vous effrayez pas, madame Canonnier, mais le dégonflement de mademoiselle, dégonflement normal et nécessaire, sera signalé par une série d’explosions qui vous paraîtront surhumaines. Le mieux est, dans ce cas, pour la famille, de se mettre un peu de coton dans les oreilles.

— Vous me jurez, docteur, que ce n’est rien de dangereux ?

— Rien que le gaz contenu dans le siphon, madame, et qui reprend sa liberté.

— Que ne peut-on l’y faire rentrer !

— Rien de plus aisé, madame ; et, au fait, il serait prudent de le conserver, au cas où mademoiselle aurait bientôt une autre crise.

Le docteur ajusta de nouveau au bec de l’appareil le caoutchouc et son appendice qu’il remit en place, de façon à rétablir les communications entre Mlle Gertrude et le syphon. Mais c’est avec infiniment de précautions qu’il pesa du bout du doigt seulement sur le levier obturateur.

Tout à coup, le ventre de la patiente, horriblement boursouflé et tendu, s’abaissa par saccades, tandis qu’un bouillonnement terrible secouait l’eau du siphon. Cela dura bien cinq minutes, au bout desquelles le charmant abdomen de Gertrude avait repris sa forme virginalement arrondie. Petmoulin retira son doigt de dessus le levier.

— Mieux chargé qu’avant, fit-il.

Alors Mme Canonnier prit le siphon et, allant retrouver M. Guignevent dans le salon où il continuait à gémir :

— Tenez, fit-elle, le voilà, vieux pingre ! Et il vaut encore mieux qu’avant !

Celui-ci saisit avidement le flacon de verre et remonta impétueusement l’escalier.

VI

— Çà, cousin Guignevent, où prenez-vous votre bordeaux ? Je n’en ai jamais bu de pareil dans ma vie.

Ainsi parla le cousin Louffardin en se léchant les babines.

— J’y mets le prix, voilà tout, répondit modestement Guignevent.

— Et votre eau de Seltz ! elle vous a un montant extraordinaire, un petit je ne sais quoi qui ravigote étrangement !

— Je la fais faire en famille, répondit encore le drôle sur le même ton.

Le cousin fut enchanté du repas et, six mois après, jour pour jour, il laissait sa fortune à Herminie. M’est avis que celle-ci aurait bien dû partager avec Gertrude. Mais le Sic vos non vobis du poète latin est de tous les temps.