C. Marpon et E. Flammarion (p. Ill.-249).

RIEN N’EST BEAU QUE LE VRAI


I



O ui, commandante, la mode est revenue aux crinolines et moi, qui reviens de Paris, je puis vous affirmer qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir sur la qualité des personnes devant qu’elles aient ôté leurs jupes.

— J’en suis charmée, amiral, si cela dégoûte les polissons de votre âge de faire les petits saints Thomas, chaque fois qu’une femme se trouve devant eux dans une foule, au spectacle ou au sermon.

— Au contraire, ma belle amie. Nous voici condamnés à une incrédulité qui demande, pour se dissiper, de concluantes expériences, et nous force à nous plonger plus avant, comme le Père Mallebranche, dans la recherche de la vérité.

— Taisez-vous, monstre ! Je ne comprends vraiment rien à la cochonnerie des hommes. Je vous demande un peu quels rêves nobles cela vous peut mettre dans le cerveau de voir une pareille difformité. Oui, amiral, je dis : difformité ! Car la Nature a stupidement fait les choses en nous asseyant sur quelque chose d’aussi gênant quand il eût été si flatteur de pouvoir, comme les abeilles, nous reposer sur un pétale de rose. Et cela va de mal en pis dans les existences que je qualifierai hardiment de postérieures, puisqu’aux âmes délivrées de leurs terrestres liens, il faut des planètes encore plus larges que la nôtre. Mais non ! votre diable d’imagination se monte sur des chimères. C’est à se demander l’idée que vous vous faites de cet objet-là. Je ne conteste pas son utilité !…

— Mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent,


dit le commandant, en se réveillant sur un souvenir classique, et sans savoir ce dont il s’agissait.

— Vous êtes odieux, Onésime, avec vos réminiscences, conclut sèchement la commandante. Eh bien, amiral, la mode peut faire les folies qu’elle voudra. Je ne mettrai pas de tournure, je me contenterai de ce que j’ai.

— Je l’espère bien, bonne amie, reprit le doux Laripète.

— Et pourquoi donc, monsieur, s’il vous plaît ?

— Parce que j’ai remarqué qu’on nous suivait déjà quand tu quittes les magasins, pour s’assurer que tu n’avais rien caché sous tes reins.

— Voilà encore une de vos impertinentes idées. Vous prenez maintenant les amoureux pour des commis et pour des gens de police ! Au fait, j’aime mieux ça. Mais comme vous étiez né pour demeurer loin de la Porte Saint-Denis ! Enfin ! voyons, Jacques, vous qui aimez le sexe et en avez autrement le droit que ces invalides, quelle est votre opinion sur les faux derrières ?

— J’aime mieux les vrais, répondit Jacques en jetant sa cigarette.

II

— Et vous avez raison, jeune homme, dit le docteur Fessenler, de la Faculté de Philadelphie, un éminent praticien qui était venu généreusement au secours de la mortalité française compromise par les statisticiens. Vous avez raison à tous les points de vue. Que dans ma glorieuse patrie, où les femmes sont taillées comme des lattes, un fantaisiste ait imaginé d’en mouvementer le profil, passe encore. Mais, dans votre beau pays où les vierges, elles-mêmes, sont indécemment pourvues de sinuosités charnelles, c’est un véritable raffinement de dépravation que de mamelonner encore un paysage si naturellement pittoresque ! — Comme il parle bien ! dit la commandante.

— Il parle comme on écrit ! ajouta l’amiral.

C’est la méthode des vrais orateurs. Ainsi je me suis laissé dire que Mirabeau, quand il avait achevé un discours, était obligé de se laver les doigts parce qu’il avait de l’encre au bout.

— C’est comme le général baron Honoré Leloup de la Pétardière, conclut Laripète, qui ne pouvait pas signer simplement son nom sans s’en fourrer jusqu’au coude.

— Que vous êtes bête, Onésime ! Continuez, docteur, je vous en prie. Nous buvons littéralement vos paroles. N’est-ce pas, Jacques, que vous les buvez ?

— À défaut de grog, répondit Jacques, en en rallumant une.

III

— J’ajouterai que la crinoline expose la femme aux plus grands dangers, reprit Fessenler, et je vous demande la permission de vous conter, à ce sujet, une très dramatique aventure dont je fus le témoin, et même un peu l’acteur, au temps où florissait, plus encore qu’aujourd’hui, cette déplorable institution.

— Bravo ! s’écria la commandante.

— Vieux raseur ! murmura sourdement l’amiral.

— J’étais alors, continua le prince de la science (tous princes dans ce métier-là, comme dans la famille d’Orléans), au château des Engrumelles, dans le Cher, à quelques lieues de Saint-Amand-Montrond, où j’avais été mandé pour donner mes soins à un noble cacochyme…

— Que vous guérîtes en un clin d’œil !

— Non ! je dois l’avouer ; car il ne mourut qu’un an après. Si vous ne connaissez pas le Cher, madame, je vous dirai que les femmes y sont dodues et joviales à l’envi, dans le peuple surtout. Mais de toutes les filles du hameau des Engrumelles, la plus dodue et la plus joviale était certainement une nommée Suzanne Obin, filleule de la baronne dont je torturais l’époux avec un tas de petites mécaniques que j’ai spécialement inventées contre la cacochymie. Ah ! la belle créature, amiral ! Des cheveux comme de l’or, des dents comme du lait, une chair d’ortolan ! Et tout ça assis sur de sérieuses fondations, je vous le jure, sérieuses et dures, un vrai moellon féminin.

— Passez là-dessus, docteur, vous me faites horreur ! minauda la commandante.

— Vous m’intéressez prodigieusement, ajouta Jacques, en en roulant une troisième.

IV

— Il y avait assemblée tous les dimanches, poursuivit le narrateur, et qui n’a pas vu danser les paysans dans le Berry ne sait pas ce que c’est qu’une véritable bourrée. Imaginez-vous que les danseurs des deux sexes sautent comme des ours apprivoisés, en tendant vigoureusement le derrière, chaque fois qu’ils se rapprochent, de façon à tamponner celui de leur voisine ou de leur voisin. Ce va-et-vient des postérieurs secoués en tous sens par des collisions répétées ressemble à un balancement de cloches et est le plus amusant du monde. Du reste, c’est du Berry que nous vient la romance populaire :

Tap’ ton c.. cont’ le mien !
Va t’ faire fich ! — moi j’en d’viens !…

— Assez, docteur, dit Laripète, qui connaissait la fin de cette barcarolle.

— Quelle brute que cet Onésime ! pensa la commandante.

— Donc un dimanche, un beau dimanche même, un dimanche de mai dont le soir d’or était tout embaumé d’odeurs printanières, Suzanne, frivole et coquette comme toutes les filles de son âge, n’avait-elle pas imaginé de chiper la tournure de sa marraine, pour aller à l’assemblée ! Et de rire comme une petite folle, chaque fois que les coups de derrière des beaux garçons rencontraient ce décevant point d’appui et s’enfonçaient dans un vide relatif avant de rencontrer un sérieuse résistance ! Elle eut un succès foudroyant et Pierre, son fiancé, la contemplait, tout en raclant du violon sur un tonneau, — car il était ménétrier, — avec ses yeux pleins d’une flamme douce comme celle des étoiles rayonnantes dans l’azur. Le fait est que le faux postérieur de madame la baronne lui donnait un galbe incendiaire, à cette jeunesse dont la poitrine était savoureusement modelée. Quand il fut minuit, on se sépara et Pierre, ayant mis son orchestre sous son bras. offrit l’autre à Suzanne, si bien qu’ils s’en allèrent tous deux, le long de la rivière, sous le clair regard des astres où les ombres des saules mettaient des clignotements. Ainsi ce vertueux garçon accompagnait jusqu’au seuil de ses parents celle qui lui était destinée.

V

Cependant, comme une belle clarté de lune, découpée dans une clairière, venait tomber sur eux, Pierre ayant abaissé ses yeux qu’il avait tenus fixés jusque-là sur ceux de sa bonne amie, laquelle se développait en pleine lumière dans la majestueuse harmonie de ses formes, fit une épouvantable grimace et devint tout à coup silencieux. On lui avait tenu, le soir même, de méchants propos sur la Suzanne et Pierre était aussi jaloux que respectueux. Or, la rotondité du ventre de sa belle, rotondité vraiment désordonnée et anormale, venait de le frapper. Le fait était que la future mère de deux jumeaux ne se comporte pas autrement en public. Pierre était un caractère en dedans. Il ne fit aucune scène, mais, ne doutant pas un seul instant que Suzanne se fût fait engrosser par quelque rival moins délicat que lui-même, quand il fut arrivé à la porte de la famille Obin :

V’là vot’ fill’ que j’vous ramène !
Elle est dans un triste état !
............

— Assez, docteur, dit Laripète qui connaissait encore cette sérénade.

— Chanta-t-il d’une voix comique et stridente, en poussant brutalement la pauvre fille sur les chenets de ses proches.

Ceux-ci ne l’eurent pas plus tôt regardée qu’ils comprirent la fureur de son fiancé et la chassèrent honteusement en lui lançant des margotins dans le dos et en l’appelant : Fille perdue !

— Malheureuse enfant ! dit la commandante émue jusqu’aux larmes.

— Ce n’est que le commencement, poursuivit Fessenler. Lorsque, le lendemain, ayant passé le reste de la nuit dans une grange à pleurer sur la paille, elle reparut avec ses formes ordinaires, le bruit d’un avortement clandestin se répandit aussitôt sur son passage. Un mandat d’amener était lancé, le soir même, contre elle et, deux heures après elle était en prison à Saint-Amand. L’instruction de son affaire dura neuf mois, pendant lesquels elle s’obstina à nier son crime, encore bien que le magistrat qui l’interrogeait de temps en temps lui promit l’indulgence du tribunal en cas d’aveu. Au bout de ce temps seulement, je fus invité à la visiter médicalement et je fus, je l’avoue, fort surpris de la trouver dans l’état de Jeanne d’Arc. Je consignai dans mon rapport cet étrange résultat. Mais M. le substitut, qui aimait son état, n’en voulut pas démordre ni abandonner la poursuite. C’était un jeune homme éloquent qui, sans contester le témoignage de la science, embobina le tribunal, dans un chaleureux réquisitoire où il se déclara nettement pour la théorie des générations spontanées. Il ne refusa pas cependant les circonstances atténuantes, et Suzanne Obin en fut quitte pour cinq ans de réclusion et un petit discours ridicule du président. M. le substitut, lui, fut nommé procureur à Bourges. Ça valait bien ça.

— Eh bien, madame, conclut vigoureusement Fessenler, c’était la maudite crinoline de madame la baronne qui avait causé tout le mal, en passant du derrière au devant de l’infortunée Suzanne, dans les bouleversements de la bourrée, sans que la malheureuse s’en fût aperçue.

— Décidément, dit Laripète qui était tout mémoire ce soir-là :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

— Aimable est le mot, en cette matière, ajouta Jacques en vidant sa blague dans sa dernière feuille de Job.