Contes de la Haute-Bretagne/Le couturier qui alla coudre chez le diable

VI

LE COUTURIER QUI ALLA COUDRE CHEZ LE DIABLE

Il était une fois à Landébia un bonhomme et une bonne femme dont le fils était couturier, et, pour gagner du pain à ses parents, il allait coudre partout où on le demandait. Il était nourri et payé dix sous par journée.

Un jour qu’il avait été coudre chez des gens de mauvaise vie, il rencontra le soir en s’en revenant un de ses camarades qui lui dit :

— Si j’étais à ta place, Jean, je n’irais jamais travailler à la maison d’où tu viens.

— Je vais partout, répondit le couturier ; j’irais chez le diable s’il me demandait et voulait me payer.

Le lendemain il alla coudre dans la même maison, et à l’endroit où il avait parlé la veille à son camarade, il rencontra un beau monsieur qui lui dit :

— Te voilà, Jean ; qu’est-ce que tu disais en passant par ici hier au soir ?

— Je disais, répondit le couturier, que si le diable voulait me donner de l’ouvrage, j’irais bien coudre chez lui.

— Eh bien ! lui dit le monsieur, c’est moi qui suis le diable ; veux-tu venir coudre chez moi ?

— Qu’avez-vous à faire ?

— Des pantalons de toile pour mes ouvriers.

— Je reviendrai ici demain soir, dit Jean, et si vous y êtes, je vous rendrai réponse.

Quand il fut de retour à la maison, il raconta à ses parents ce qui lui était arrivé, et leur demanda s’ils voulaient bien qu’il allât coudre chez le diable.

— Fais comme tu voudras, lui répondirent-ils.

Le lendemain, Jean se rendit à l’endroit où il avait rencontré le monsieur ; celui-ci se montra aussitôt et demanda à Jean s’il était décidé à venir coudre chez lui.

— Oui, répondit-il, mais je ne sais pas où vous demeurez.

— Trouve-toi ici demain matin à six heures ; je viendrai t’y attendre et te mènerai chez moi.

Le lendemain, à l’heure dite, Jean rencontra le diable qui lui dit :

— Mets ton pied sur le mien et ta main dans la mienne, et nous allons partir.

Le couturier mit son pied sur celui du diable et sa main dans la sienne, et en un clin d’œil ils arrivèrent à la porte de l’enfer. Aussitôt Chat-Ber, le portier du diable, ouvrit la porte tout au grand en disant :

— Est-ce un homme que vous nous apportez ?

— Non, répondit le diable, c’est un couturier qui vient coudre ici.

Il fit déjeuner le couturier et l’installa à coudre au milieu d’une grande salle. Tout autour des murs Jean voyait de beaux messieurs qu’il avait jadis connus vivants et ils étaient assis dans de su­perbes fauteuils.

— Vous êtes bien ici, vous autres, leur dit-il ; vous avez de la chance, car vous êtes ici, comme sur terre, riches et heureux.

Un des messieurs lui répondit :

— On n’est pas aussi bien ici que tu le penses ; mets un petit morceau de toile sur le bord de mon fauteuil, et tu verras.

Jean posa un morceau sur le bras du fauteuil, mais, dès que la toile y eut touché, elle fut consumée comme si elle avait été jetée dans un brasier ardent.

— Vous avez chaud, vous autres, dit Jean en retournant s’as­seoir au milieu de la salle ; m’est avis que vous vous passeriez bien de tant de chaleur.

À midi le diable vint chercher Jean pour dîner, et en sortant, il vit un homme qu’il avait connu sur terre, et qui était occupé à équarrir du bois avec des outils tout en fer :

— Tu as l’air d’avoir chaud, lui dit-il en passant.

Le charpentier se retourna aussitôt et reconnut Jean.

— Qui t’amène ici ? lui demanda-t-il.

— Je suis occupé chez le diable à coudre des pantalons pour ses ouvriers.

— Fais bien attention ce soir : le diable va vouloir te donner quarante ou cinquante francs pour la journée ; ne lui demande que le prix que tu prends ailleurs, sans cela il te ferait revenir mal­gré toi et il finirait par te garder ici.

Le couturier pensa à ce que son ami lui disait, et quand le soir le diable lui demanda combien il voulait pour sa journée, il ré­pondit :

— Dix sous.

— Rien que cela ? dit le diable ; demande-moi plutôt cinquante francs.

— Non, dit le couturier, ici comme ailleurs je ne prends que dix sous.

Le diable lui donna ses dix sous et lui dit :

— Reviendras-tu travailler ici ?

— Oui, je reviendrai lundi seulement, car demain j’ai à coudre un habit pour un petit garçon qui va faire sa première communion.

— Si tu veux, dit le diable, faire trois jambes à son pantalon, je te donnerai cent francs.

— Nenni, tout le monde se moquerait de moi, et je ne trouve­rais plus d’ouvrage.

— Veux-tu t’en aller ce soir ?

— Oui.

— Alors, mets ton pied sur le mien et ta main dans la mienne.

Dès que Jean eut mis son pied sur celui du diable et sa main dans la sienne, il se trouva à sa porte.

Le lendemain il fit l’habit pour le petit garçon, et le lundi, le mardi et le mercredi, il fut chez le diable ; mais au bout de ce temps il refusa d’y retourner.

(Conté en 1882 par Isidore Poulain de Saint-Cast.)