Contes de la Haute-Bretagne/La fille du diable

II

LA FILLE DU DIABLE

Il était une fois un garçon qui allait voir les filles ; un jour il rencontra sur sa route un crapaud qui lui barrait le passage et qui ne se dérangeait pas ; il entra dans le champ et vit devant lui une châsse (bière) ; il se détourna encore, et sur le nouveau sentier qu’il prit se montra un corps mort qui se tournait toujours devant lui quand il voulait marcher. Il revint sur ses pas et raconta à sa mère ce qu’il avait vu ; elle lui conseilla d’aller à confesse ; le prêtre lui dit :

— Tu as bien fait de ne pas essayer de passer ; car tu serais mort.

Malgré que le garçon eût eu grand peur, il retourna voir les filles ; dès qu’il fût sorti de chez lui, le crapaud s’élança sur ses pas et il le suivait toujours ; au bout de quelque temps il se transforma en chien, puis le chien devint un singe et le singe un homme qui se mit à marcher auprès de lui et lui dit :

— Pourquoi vas-tu voir les filles dans cette maison ? Il ne faut pas y retourner ; viens plutôt avec moi faire une partie de cartes.

Le garçon suivit l’homme et ils jouèrent ensemble ; mais l’homme, qui était le diable gagnait toujours, et il finit par lui enlever tout ce qu’il possédait, et même une somme si forte que jamais le garçon n’aurait pu la payer.

Comme il se désolait, le diable lui dit :

— Je ne te demande rien, et si dans trois mois tu veux venir me voir, je te donnerai autant d’argent que tu pourras en emporter.

Au bout de trois mois le garçon alla à l’endroit que le diable lui avait indiqué.

— Vous voilà, dit le diable, je vois que vous êtes de parole ; mais avant d’emporter l’argent et de sortir d’ici, il vous faut éteindre le feu de ce brasier avec cette baguette.

Il laissa auprès du brasier le pauvre garçon qui se désolait.

La fille du diable vînt le voir et lui dit :

— Pourquoi restez-vous là à rien faire ?

— C’est, répondit-il, que je ne sais comment m’y prendre pour éteindre ce brasier avec cette gaule.

— Ah ! malheureux, lui dit-elle ; si vous ne le faites pas, mon père va vous tuer. Mais je vais vous aider ; vous allez me saigner, vous creuserez le bout de votre baguette et avec mon sang que vous mettrez dedans vous éteindrez le feu.

Il creusa le bout de sa gaule, saigna la fille du diable, et avec son sang il éteignit le brasier, puis il mit le bout de sa gaule à boucher le trou de la saignée.

Il alla chez le diable lui dire que son ouvrage était fait.

— Tu as encore, lui répondit le diable, deux épreuves à subir ; si tu en viens à bout, je te donnerai une de mes filles. Maintenant il faut que tu épuises toute l’eau de ce grand étang sans te servir d’aucun vase.

Le diable laissa sur le bord de l’étang le jeune garçon qui se dépitait encore plus que la première fois. La fille du diable vint le voir et lui :

— Ah ! malheureux, vous restez là sans rien faire ! Si votre tâche n’est pas accomplie, mon père vous tuera. Mais je vais vous aider. Tuez le premier cochon que vous rencontrez, enlevez-lui la vessie, et mettez-la dans l’étang ; toute l’eau qui s’y trouve y viendra, et en peu de temps il sera à sec.

Le garçon fit ce qui lui était recommandé, et, sa besogne finie, il vint trouver le diable qui, voyant l’étang à sec, lui dit :

— Tu es sorcier, mais voici la troisième épreuve qui est plus difficile que les autres. Voici des haches ; tu vas abattre tous les arbres de la forêt et construire un navire.

Le garçon alla à la forêt, mais les haches étaient en verre, et elles se brisaient au premier coup ; il vint en demander d’autres au diable qui lui donna de nouvelles haches en lui disant :

— Si tu ne construis pas le navire, ta mort est au bout.

Il cassa encore ces haches, et il s’assit sur une bûche de bois, bien désolé. La fille du diable vint le voir et lui dit :

— Ah ! malheureux, vous ne faites rien ; mon père vous tuera ; mais je vais encore vous aider. Coupez les cinq doigts de ma main, et mettez-les dans la terre ; alors tous les arbres tomberont par terre et vous direz : « Je demande qu’il me vienne ici un beau navire. » Mais vous aurez soin de bien ramasser tous mes os et de n’en perdre aucun.

Le garçon fit ce que lui avait recommandé la fille du diable, il eut un beau navire ; mais en retirant les os de la terre, il égara le bout du petit doigt, et la fille eut un des doigts plus court.

Quand il eut accompli les trois épreuves, le diable lui donna à choisir entre ses trois filles qui étaient toutes les trois pareilles et habillées de même. Il reconnut celle qui l’avait aidé à la phalange qui lui manquait au doigt et il se maria avec elle.

Sa femme lui dit :

— Tu n’es pas au bout de tes peines ; maintenant il faut fuir ; car mon père va vouloir te tuer.

Ils se mirent en route et le diable monta sur sa jument pour les attraper ; quand sa fille le vit, elle se changea en rivière et la ju­ment du diable ne put la franchir. Il la ramena à l’écurie, et revint avec un navire qui marchait sur terre comme sur mer. Sa fille, qui avait continué à fuir, se changea en une montagne haute et escarpée, et le diable, qui ne pouvait passer par dessus, s’en alla en jurant comme un casseur d’assiettes.

Il alla chercher des anneaux d’or qui gravissaient d’eux-mêmes les montagnes ; mais sa fille, qui avait continué à fuir avec son mari, se changea en une légère couche de glace qui couvrait la rivière et elle mit son mari dessus. Le diable marcha sur la glace pour aller le prendre ; mais la glace cassa et il se noya.

Alors la fille du diable revint à sa première forme et elle alla vivre avec son mari, et s’ils ne sont pas morts ils vivent encore.

(Conté en 1881 par François Marquer, de Saint-Cast, mousse âgé de 13 ans.)