Contes de la Haute-Bretagne/La jument blanche

III

LA JUMENT BLANCHE

Il y avait une fois trois frères qui se promenaient ; ils passèrent à côté d’une prairie où pâturait une jument blanche et ils se dirent :

— Si nous montions à cheval, cela nous divertirait.

Le premier sauta sur la jument, en disant :

— Cric-crac.

Et il la mit au galop. Bientôt il ne vit plus ses frères ; la jument s’arrêta à côté d’une fontaine et lui dit :

— Tu vas te tremper la tête et le front dans cette fontaine ; tes cheveux seront en or, mais prends bien garde de toucher à la plume qui est dans la fontaine, ou tu es perdu.

Il se plongea la tête dans l’eau et la retira toute dorée, mais en se relevant, il effleura la plume ; il remonta sur la jument sans le lui dire, et comme elle voulait franchir un mur haut comme une maison, elle ne put sauter assez haut, et tomba en enfer.

— Je t’avais bien prévenu, lui dit-elle, de prendre garde à la plume.

Le diable les attrapa, et mit le garçon à faire la cuisine. Un jour, il lui dit :

— Je vais partir pour un mois, si tu ne fais pas ce que je vais t’ordonner, il n’y a que la mort pour toi. Voici une jument, chaque fois que tu donneras du grain d’avoine aux autres, tu la frapperas d’un coup de bâton.

Le premier jour le garçon exécuta les ordres du diable, et à chaque grain d’avoine qu’il mettait dans la mangeoire des chevaux, il prenait un bâton et frappait la jument. Elle disait doucement :

— Pas si fort, pas si fort.

— Tiens, s’écria-t-il, les juments parlent ici.

— Oui, dit-elle, et c’est pour ton bien ; si tu ne veux pas m’é­couter, tu n’as plus que trois jours à vivre. Soigne-moi bien afin que j’aie de la force.

Quand il eût bien donné de l’avoine à la jument, elle lui dit :

— Prends le rasoir de ton maître, son couteau et son sabre et monte sur mon dos.

Il se mit en route ; au bout de quelque temps, elle lui dit :

— Je commence à te sentir lourd, ne vois-tu rien venir ?

— Si, répondit-il, je vois un tourbillon de poussière.

— C’est le diable qui nous poursuit monté sur son cheval noir, jette ton rasoir !

Dès que le rasoir eut touché la terre, derrière eux s’éleva une montagne de rasoirs. En essayant de la gravir, le cheval du diable s’écorcha les genoux, et il fut obligé d’aller en chercher un autre.

La jument blanche continua à fuir ; quelque temps après, elle dit :

— Je commence à te sentir lourd, ne vois-tu rien venir ?

— Si, il s’élève derrière nous une grande fumée.

— C’est le diable, jette le couteau !

À la place où il tomba s’éleva une montagne de couteaux, le cheval du diable se coupa les genoux, et il fut obligé d’aller en chercher un autre.

La jument blanche continua à marcher ; au bout de quelque temps, elle dit encore :

— Je commence à te sentir lourd, ne vois-tu rien venir ?

— Si, derrière nous se forme un tourbillon de feu.

— C’est le diable, jette ton sabre !

Le garçon jeta le sabre, et à la place où il tomba s’éleva une forêt de sabres que le cheval du diable ne put franchir ; il fut obligé d’aller en chercher un autre ; pendant ce temps la jument blanche faisait du chemin ; mais au moment où elle franchissait un ruisseau d’eau bénite, le diable l’attrapa par la queue : elle fit un effort et la queue resta dans la main du diable, mais elle tomba lourdement de l’autre côté du ruisseau.

La jument blanche s’était cassé la jambe en tombant : elle dit à son cavalier :

— Laisse-moi ici, et va chez le roi où tu demanderas à garder les vaches.

— Non, je ne t’abandonnerai pas, répondit-il, et je te guérirai.

Il alla chercher de l’herbe pour sa jument, et, quand elle fut sur ses pieds, elle lui dit :

— Maintenant, va chez le roi te louer comme gardeur de vaches, et si tu veux rester un an et un jour sans parler, tu seras heureux ensuite toute ta vie ; mais tu pourras dire pendant ce temps deux mots « Corni-Cornon ». Quand tu auras besoin de quelque chose, tu n’auras qu’à m’appeler et je viendrai à ton secours.

Le jeune garçon se présenta chez le roi.

— Qui est là ? demanda-t-on.

— Corni-Cornon.

— Parlez : que voulez-vous ?

— Corni-Cornon.

Il fit signe qu’il voulait se louer pour garder les vaches.

— Il sera bon, dit le roi, pour arracher les herbes de mon jardin.

Un jour, il lui prit envie de se mettre à chanter, il appela sa jument blanche qui accourut aussitôt et lui dit :

— Que veux-tu ?

— La plus belle voix du monde, le plus beau cheval et la plus jolie épée avec des habits de seigneur.

Il se mit à se promener à cheval dans le jardin, en chantant d’une voix si douce que la fille du roi se mit à la fenêtre et l’aperçut.

— Ah ! papa, s’écria-t-elle, le beau prince !

Elle se hâta de descendre au jardin, et ne vit que Corni-Cornon qui arrachait des herbes dans une allée et s’amusait à tuer des loches (petites limaces). Elle rentra chez elle, croyant qu’elle avait rêvé.

Le second soir, il appela encore sa jument à son secours et lui demanda de beaux vêtements, un beau cheval et une belle voix, puis il vint encore se promener sous les fenêtres de la fille du roi ; elle qui le guettait descendit quatre à quatre dès qu’elle l’aperçut, mais, arrivée au jardin, elle ne voit que le jardinier muet qui tuait des loches.

— Où est le joli prince qui se promenait là tout à l’heure ? lui demanda-t-elle.

— Corni-Cornon.

— Si tu ne me dis pas ce qu’il est devenu, je te jette dans le puits.

— Corni-Cornon.

La princesse rentra chez elle, et se promit de bien veiller le len­demain. Corni-Cornon appela encore sa jument, et lui demanda de le rendre plus beau que les autres jours, et de lui donner un plus beau cheval. Quand la princesse le vit, elle sauta par la fenêtre et ne vit que Corni-Cornon (alors elle se douta que lui et le prince ne faisaient qu’un).

Les soirs d’après elle ne le vit plus se promener sur son cheval, et elle dit au roi :

— Papa, j’ai envie de me marier, il faut que tous les hommes du royaume passent par ma chambre, et celui auquel je donnerai ma boule sera mon mari.

Les princes et les seigneurs vinrent l’un après l’autre, et elle ne leur donna point sa boule, puis vinrent les marchands et les labou­reurs, et même les valets de charrue, mais elle garda sa boule et elle dit :

— Tout le monde n’est pas venu : où est Corni-Cornon ?

On alla le chercher et la princesse lui donna sa boule. Ils se marièrent, et le roi, furieux d’avoir un pareil gendre, les envoya vivre dans un château isolé, mais sans rien leur donner pour manger. Corni-Cornon appela sa jument blanche, et sa femme et lui ne manquaient de rien.

Le roi déclara la guerre à un de ses voisins, et dit que celui qui aurait gagné la victoire aurait sa couronne. Il fallait gagner trois batailles de suite.

Corni-Cornon fit comprendre par signes au roi qu’il voulait aller à la guerre, mais le roi lui fit donner un sabre de bois et un cheval qui n’avait que trois pattes, en lui disant :

— Tu peux partir huit jours avant les autres.

Quand Corni-Cornon vit le moment où le général et l’armée allaient passer, il monta à cheval et alla se poster près de la route dans un bourbier, et il halait sur la queue de son cheval comme pour le tirer de là, en répétant : Corni-Cornon. Le général et les soldats se mirent à rire, et quand ils eurent disparu, Corni-Cornon appela sa petite jument et lui demanda un beau costume de guerre, un cheval marchant comme le vent, et un sabre pour tuer tous les ennemis.

Il arriva sur le champ de bataille et tua tous les ennemis, excepté le roi auquel il demanda son pavillon, et il lui dit d’écrire sur sa poitrine un certificat où l’on disait qu’il avait gagné la victoire.

En revenant, il rencontra le général et son armée, et leur dit en montrant le pavillon :

— Allez à la bataille, si vous voulez, moi j’en viens et elle est gagnée.

— Ah ! beau prince, cédez-moi le pavillon, et je vous donnerai autant d’argent que vous voudrez.

— Si vous voulez l’avoir, il faut que vous me laissiez marquer sur vos fesses les clous de mes souliers.

— Je veux bien, dit le général.

Il eut le pavillon, et vint tout content le montrer au roi. Corni-Cornon revint trois jours après les autres et le roi se moquait de lui.

Quand arriva le jour de la seconde bataille, Corni-Cornon alla encore mettre son cheval dans un bourbier sur la route où l’armée devait passer, et il criait Corni-Cornon, d’une voix lamentable qui faisait rire les soldats. Quand ils eurent disparu, il appela sa jument blanche et lui demanda un cheval qui marche comme le vent, un beau costume de guerre, et une épée pour tuer tous les ennemis. Il les détruisit en un instant, le roi demanda quartier, lui donna son pavillon, et écrivit sur sa poitrine qu’il avait gagné la bataille.

En revenant, il rencontra le général, et pour lui céder le pavillon de l’ennemi, il lui demanda son petit doigt de pied.

— Ah ! dit le général, ce sera gênant.

— Bah ! répondit Corni-Cornon, vous direz que vous l’avez perdu à la guerre.

Le général finit par consentir à se couper le doigt de pied, et il le remit à Corni-Cornon qui le ramassa dans son mouchoir.

Le jour de la troisième bataille, tout se passa comme les deux autres fois, et quand il revint victorieux avec le pavillon ennemi, le général lui demanda de le lui céder.

— Je veux bien, répondit Corni-Cornon, cette fois je ne vous de­mande que l’ongle de votre petit doigt.

Le général le lui donna volontiers, et il vint dire au roi qu’il avait encore gagné la victoire. Le roi déclara que le général avait mérité la couronne, et il donna un grand repas où il invita Corni-Cornon et sa femme.

Corni-Cornon appela la jument blanche et lui dit :

— Je désire que ma femme soit la mieux habillée de toutes celles qui assisteront au repas, et je veux aussi pour moi le plus bel habit.

Il eut tout ce qu’il désirait, et il y avait juste un an et un jour qu’il avait promis de ne pas parler.

Le Roi, en le voyant bien mis, et qui causait comme tout le monde, était bien content.

À la fin du repas, il dit :

— Si chacun disait sa petite histoire, cela nous divertirait

Le général commença à raconter comment il avait battu l’ennemi, et avait gagné trois batailles.

— Ce n’est pas vrai, s’écria Corni-Cornon, c’est moi qui lui ai cédé les drapeaux : la preuve, c’est que voici son petit doigt de pied, voici son ongle ; il a les clous de mes souliers marqués sur les fesses, et le certificat du roi des ennemis est écrit sur ma poitrine.

— Que faut-il faire au général ? demanda le roi

— Pas grand’chose ; seulement faire chauffer un four et le brûler dedans.

Ce qui fut fait ; le roi donna sa couronne à Corni-Cornon, et ils vécurent heureux, sa femme et lui.

(Conté en 1880 par Auguste Macé, de Saint-Cast, matelot, âgé de 18 ans.)