Contes de la Haute-Bretagne/Mademoiselle la Noire

II

LE DIABLE ET SES HÔTES


I

MADEMOISELLE LA NOIRE

Il y avait une fois un quartier-maître qui était fort à son aise : il n’avait qu’un fils, et quand il fut obligé de s’embarquer pour le service, il lui dit : — Je te laisse le maître à la maison, fais bien attention à ne pas dépenser mal à propos l’argent que j’ai eu tant de peine à gagner.

Le fils du quartier-maître promit à son père d’être ménager, et il tint d’abord sa parole ; mais un jour qu’il s’ennuyait, il rencontra un homme qui lui proposa de faire une partie de cartes. Ils jouèrent d’abord de petites sommes que le jeune homme gagna, puis ils s’échauffèrent, firent des enjeux plus gros, et comme la chance avait tourné, il perdit tout l’argent de son père, et fut réduit à de­mander la charité pour vivre.

Un jour il rencontra un monsieur qui lui dit :

— Qu’as-tu à être triste ?

— J’ai joué aux cartes et j’ai perdu : toute la fortune de mon père y a passé, et il me grondera bien fort quand il sera de retour.

— Si tu veux, dit le monsieur, venir avec moi pour un an et un jour, je vais te la rendre.

— J’y consens, répondit le jeune homme.

— Eh bien, dit l’homme en lui remettant une bourse bien garnie, dans un an et un jour, tu viendras me chercher à la Montagne verte.

Quand le quartier-maître fut de retour, il trouva sa fortune intacte, et il dit à son fils :

— Tu t’es bien conduit, et tu n’as guère dépensé.

— C’est, répondit le fils, que j’avais du chagrin de ne plus te voir. Mais j’ai promis à un monsieur d’aller passer avec lui un an et un jour.

— Vas y, puisque tu as promis, répondit son père.

Le jeune homme se mit en route : le voilà parti loin, bien loin. Quand il eut beaucoup marché, il rencontra une vieille bonne femme et lui dit :

— Savez-vous, où est la Montagne verte ?

— Oui, répondit la vieille, c’est sur elle qu’est la maison de Tribe-le-Diable et elle est à six cents lieues d’ici.

Il marcha encore, et, après plusieurs jours de route, il fit encore la rencontre d’une vieille femme, à laquelle il demanda s’il était éloigné de la maison de Tribe-le-Diable.

— Elle est à quatre cents lieues d’ici, répondit la vieille.

À force de marcher, le jeune garçon fît beaucoup de chemin, et arriva à la maison du diable qui lui dit :

— Te voilà, mon garçon : si tu accomplis les trois épreuves que je vais te donner, tu auras une de mes filles en mariage ; mais si tu n’en viens pas à bout, tu seras tué.

— Quels sont ces travaux ? demanda le jeune homme.

Tribe-le-Diable mit un coq dans le haut d’un arbre :

— Voilà, dit-il, un coq qu’il faut que tu attrappes sans te servir de gaule, ni de fusil, et sans grimper après l’arbre, mais tu pourras te servir de l’échelle qui est posée à terre. Le jeune, garçon, était bien embarrassé, car l’échelle était toute petite et n’arrivait pas au tiers de la hauteur, et il se mit à réfléchir sans pouvoir découvrir le moyen de venir à bout de cette entreprise difficile. Une des filles du diable, qui se nommait la Noire, vint le voir, et, lui dit :

— Quelle est l’épreuve que mon père vous a imposée ?

— Il m’a ordonné de prendre le coq qui est dans le haut de cet arbre, sans monter à l’arbre, et sans me servir de fusil.

— Tu vas, dit la Noire, me tirer tous mes os, et les mettre les uns sur les autres ; ainsi tu arriveras au haut et avec un bâton tu frapperas le coq ; il faudra que tu aies bien soin de ramasser ensuite tous mes os.

La jeune homme fit ce que la demoiselle lui avait, ordonné et il attrapa le coq, mais oublia de ramasser un des doigts de pied qui fut perdu.

— C’est bien, lui dit Tribe-le-Diable, tu as encore deux autres choses à faire : pour commencer tu vas planter une épingle dans le tronc d’un chêne, et tu seras à plus de trente pas de l’arbre.

Voilà le garçon bien embarrassé. La Noire vint encore à son secours :

— Je vais, dit-elle, te donner un pistolet ; tu feras, entrer l’épingle dans un de mes os, tu mettras l’os dans le pistolet, et en tirant tu atteindras l’arbre.

— Maintenant, lui dit le diable quand il vit l’épingle piquée dans l’arbre, il faut que tu attrapes, un louis d’or qui est dans le haut d’un chêne, et quand tu l’auras, tu t’envoleras.

La fille dit au fils du quartier-maître :

— Tu vas prendre mes os et les mettre bout à bout, et, quand tu auras pris le louis d’or, tu te tiendras sur mes os, et tu t’envoleras avec.

Lorsque la troisième épreuve eut été accomplie, la Noire dit au fils du quartier-maître.

— Rends-moi tous mes os et fais bien attention à n’en perdre aucun.

Il les ramassa tous, mais il eut beau chercher, il ne put trouver le petit doigt de pied.

Le diable, voyant que les épreuves était accomplies, banda les yeux au jeune homme et lui dit de choisir entre ses deux filles qui étaient habillées pareillement et avaient la figure voilée. Le garçon leur tâta les pieds, et il choisit celle à qui manquait un doigt.

Cependant la Noire dit à son mari :

— Il nous faut partir ; car mon père et ma mère vont vouloir te tuer parce que c’était ma sœur qu’ils voulaient te donner.

Ils se mirent en route, et la femme du diable alla à leur poursuite.

Quand la fille vit paraître de loin sa mère, elle dit :

— Que je sois changée en église, et toi en prêtre.

La femme du diable entra dans l’église, et dit :

— Vous n’auriez point vu passer par ici Mlle la Noire avec un jeune homme ?

Dominus vobiscum, répondit le prêtre.

La femme du diable retourna à son mari :

— Les as-tu vus ? demanda-t-il.

— Non, je n’ai rien vu qu’une église et un prêtre à l’autel.

— C’étaient eux, dit le diable ; retourne les chercher.

Cependant la Noire avait repris sa forme naturelle, son mari aussi, et tout en fuyant elle lui disait :

— Regarde bien : ne vois-tu rien ?

— Si, j’aperçois une grosse fumée.

— C’est le diable ou sa femme ; je vais me changer en cane et toi en canard, et nous allons barboter dans le ruisseau.

Quand la femme du diable arriva au ruisseau, elle dit :

— Vous n’avez pas vu par ici Mlle la Noire et son mari ?

— Quand ! quand ! quand ! répondirent les canards.

La femme retourna à son mari, et lui dit :

— je n’ai encore rien vu, qu’un canard et une cane.

— C’étaient eux, dit le diable ; retourne à leur poursuite.

La Noire et son mari avaient repris leur première forme ; elle dit à son mari tout en fuyant :

— Regarde bien ; que vois-tu ?

— Un nuage de poussière.

— Eh bien ! je vais me changer en maison, et toi en maçon et tu vas me couvrir de mortier.

— Maçon, n’avez-vous point vu Mlle la Noire et son mari ?

— Donnez-moi du mortier, répondit le maçon.

— Les avez-vous vus ?

— Je suis à travailler ; au lieu de me parler, donnez-moi du mortier.

— Elle revint trouver le diable et lui dit :

— Je n’ai rien vu qu’une maison en construction, et un maçon qui demandait du mortier.

— C’étaient eux, dit le diable ; retourne et tâche d’être plus fine.

— Regarde bien, disait la Noire à son mari en fuyant ; ne vois-tu rien ?

— Si, je vois une grosse poussière.

— Je vais me changer en poule et toi en coq.

— N’avez-vous point vu Mlle la Noire et son mari ? leur demanda la femme du diable ?

— Cocolico ! répondit le coq.

La femme retourna et dit à son mari :

— Je n’ai rien vu, qu’une poule et un coq.

— C’étaient eux, dit le diable : es-tu sotte ! retourne bien vite.

Elle courut, et la Noire et son mari fuyaient :

— Regarde bien, continua la Noire, ne vois-tu rien venir ?

— Si, je vois un gros tourbillon.

— Je vais me changer en ourse et toi en lion, dit-elle.

Quand la femme du diable arriva, elle dit :

— Vous n’avez point vu Mlle la Noire et son mari

— Dans mon ventre, s’écria l’ourse ; elle et le lion se jetèrent sur la femme du diable et la dévorèrent, et je pense qu’ils se sont sauvés.

(Conté en 1880 par François Marquer, de Saint-Cast, mousse âgé de 14 ans.)