Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 2/Chapitre V

Armand Colin et Cie (p. 231-245).

CHAPITRE V

Cléopâtre dans le Mausolée. — On apporte Antoine blessé à mort. — Derniers moments du Triumvir. — Les soldats d’Octave envahissent le Mausolée.

Dans cette salle la lumière, par de hautes fenêtres, pénétrait abondamment. Cléopâtre, assise dans un fauteuil en or massif, qui ressemblait à un trône, les pieds rejoints sur un escabeau d’ivoire, paraissait encore prête à commander à la foule de ses serviteurs ; ses paupières seulement étaient abaissées et l’on aurait pu croire qu’elle sommeillait, si par instants un léger frémissement n’eût fait onduler la frange luisante de ses cils.

Taïa s’avança ; les deux suivantes, Iras et Charmione, qui étaient agenouillées auprès de la reine, s’éloignèrent, comme c’était l’habitude quand l’esclave favorite venait prendre son service. Elle s’étendit sur une natte devant l’escabeau d’ivoire ; ce grand silence l’impressionnait et doucement elle appuya ses lèvres sur la pointe fine des sandales de Cléopâtre.

La reine ouvrit les yeux ; à voir Taïa couchée à ses pieds elle n’éprouva aucune surprise, et, sans quitter le cours des réflexions qui l’absorbaient si profondément, elle interrogea la Libyenne :

« Pour venir, tu as traversé l’Acropole ? Que se passe-t-il ? Octave est-il déjà entré dans la ville ? — Et Antoine ?… »

Et, comme Taïa, suffoquée par l’étrangeté de cet accueil, tardait à répondre, Cléopâtre poursuivit :

« Paësi a dû guetter le triumvir à son retour au palais, et, s’il est vaincu, lui faire croire que je me suis donné la mort. »

Puis, soupirant :

« N’est-ce pas être morte, en effet, que d’être enfermée dans ce mausolée, loin de toutes les rumeurs humaines ? »

Elle se leva et alla appuyer son front contre le mica brillant des fenêtres, du côté de l’orient.

« À l’heure qu’il est, dit-elle, les destinées du royaume se décident ; et la reine d’Égypte ne sait même pas si les tourbillons de poussière qui s’élèvent de Juliopolis sont rougis du sang d’Octave ou de celui d’Antoine. »

Elle resta longtemps ainsi immobile, à sonder l’horizon, perdue dans ses pensées.

Et Taïa, la tête dans ses mains, étouffait ses sanglots. Plus que jamais elle regrettait ce voyage au désert, qu’elle avait entrepris dans un but illusoire et dont la reine ne semblait même plus se souvenir. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Kaïn, qui, lui aussi, avait essayé l’impossible pour le bon plaisir de Cléopâtre. Une tentation vint à la jeune fille, devant la froideur de la reine, de fuir avec lui dans les oasis, sous les palmiers. C’était peut-être le bonheur, après tout, que la vie naturelle avec le Psylle qui l’aimait simplement, de toutes les forces de son cœur. Bien des fois déjà, dans maintes circonstances, le dualisme effrayant qui était en Cléopâtre lui était apparu nettement ; mais toujours elle s’était refusée à y croire ; et bien vite, d’ailleurs, elle avait été reprise par un regard, un mot, une caresse de l’énigmatique charmeuse.

Au bout d’un instant, Cléopâtre, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans l’esprit de la jeune fille, se retourna vers elle à demi :

« Et la mission dont je t’avais chargée, lui dit-elle avec un semblant d’affection, tu ne m’en donnes pas de nouvelles ?

— J’attendais qu’il vous plût de m’en demander, Grande Reine.

— Ce chef libyen, sur qui nous avions fondé de si belles espérances, es-tu parvenue à le rejoindre à Augila ?

— Non seulement je l’ai rejoint, Reine, mais je l’ai ramené. Il doit être maintenant à vous attendre dans le palais du Bruchium. »

Cléopâtre déjà ne l’écoutait plus que distraitement, reprise par sa contemplation du dehors ; ce fut avec une profonde indifférence qu’elle répondit :

« Je crains fort pour la revanche de Magas et pour la mienne que vous ne soyez arrivés trop tard. Si Antoine est vainqueur, nous serons sages de nous en tenir à ce succès sans provoquer de nouvelles batailles ; et si c’est Octave, comme tout le fait supposer, la paix pour de longues années est assurée au monde. »

Soudain, elle poussa une exclamation :

« Voici des légionnaires ! Kaïn marche devant eux ! Mais alors… Antoine ?… »

Il y eut une minute de silence ; puis un second cri plus aigu de la reine :

« Antoine est mort ! c’est son corps que les légionnaires me rapportent !… Ah ! le Grand Prêtre ne m’a que trop bien obéi !… »

Mais au milieu de sa douleur une réflexion subite lui vint : il ne fallait pas que les soldats connussent l’entrée du Mausolée ; elle se retourna vers ses suivantes :

« Vite, enfants, courez mettre les traverses aux poternes et sur aucun signal ne donnez à personne l’accès de la porte principale ; c’est par ici que nous allons faire passer le corps du triumvir. »

D’un geste elle fit signe à Taïa d’ouvrir la fenêtre : le Chef des esclaves approchait et, derrière lui, les soldats avançaient lentement, à cause de leur fardeau.

« Appelle-le, Taïa ! » dit Cléopâtre.

Taïa se pencha en dehors des balustres, et Kaïn releva la tête. Ils échangèrent quelques mots. À cet instant, les légionnaires arrivaient.

« L’entrée du mausolée est inaccessible, leur dit le Psylle. Vous allez monter le cadavre du triumvir par cette fenêtre. — C’est la volonté de la reine ! » ajouta-t-il pour prévenir les murmures.

Malgré cet ordre explicite, les hommes allaient répliquer sans doute, mais dans l’encadrement de la fenêtre Cléopâtre, toute blanche, apparut. Alors, pris de crainte et de respect, ils déposèrent à terre leur fardeau. Taïa leur tendit des cordes ; ils les attachèrent autour de la ceinture et sous les aisselles du triumvir, qui lentement fut hissé par les mains tremblantes des trois jeunes filles[1].

Cléopâtre les regardait agir ; une épouvante la saisissait à voir s’enlever du sol ce cadavre, que soutenaient encore les légionnaires de leurs bras tendus. Quand ils ne purent plus y atteindre, et que, pareil à une dépouille inerte, elle le vit suspendu en l’air, ballotté le long des murailles, où tantôt sa tête, tantôt ses pieds venaient frapper, mal guidé par les mouvements incertains des suivantes qui d’en haut tiraient les cordes, son effroi redoubla ; cependant elle trouvait encore la force de les encourager :

» N’allez pas faiblir, au moins ! Oh ! si ce corps retombait à terre, il s’y écraserait en une bouillie sanglante ! Taïa, ma Taïa, toi qui es robuste et courageuse, ne le lâche pas ! »

Et elle s’attendrissait en voyant les efforts surhumains de la Libyenne, qui, presque à elle seule, soutenait tout le poids des cordages.

« J’ai été dure pour toi tout à l’heure, lui disait-elle ; mais va, tu seras encore la compagne bien-aimée, celle pour qui je n’ai point de secrets et qui me console de toutes mes douleurs. »

Elle se troublait, laissant dans son émotion échapper des confidences brûlantes, des aveux de passion où sa tendresse pour Taïa et son amour pour le triumvir se trouvaient mêlés.

En bas, Kaïn blêmissait.

Cependant, le corps avait été amené jusqu’à la hauteur des balustres, et Cléopâtre le reçut dans ses bras ; à l’autre bout de la chambre, un lit très bas, fait de coussins bariolés, était préparé. La reine et ses femmes y portèrent le triumvir.

Alors, en proie à une désolation sincère, Cléopâtre se coucha sur le corps de celui qu’elle avait aimé. Dans l’abîme que devant elle creusait cette mort, ses ambitions et sa volonté même se perdaient. Elle oubliait que c’était elle qui, par ses menées trompeuses, avait fait ce cadavre, afin d’être libre d’évoluer vers Octave si la fortune lui souriait ; et, dans cet effondrement de tout son être, elle pleurait de vraies larmes, les seules peut-être qu’elle eût jamais réellement versées.

Peu à peu le jour avait décliné et une ombre douce envahissait à présent le tombeau ; le bruit monotone de la Méditerranée accompagnait d’une mélopée sourde les sanglots de la reine d’Égypte.

Tout à coup elle se redressa :

« Il vit ! Taïa, Iras, j’ai senti battre ses artères. Là ! là ! »

Les jeunes filles étaient accourues ; elle saisit la main de la plus proche et la plaça au cou du triumvir, sous l’épaisseur de sa barbe. Il n’y avait pas de doute : Antoine vivait encore ; maintenant cette barbe soyeuse remuait, soulevée légèrement par l’effort de la respiration.

Cléopâtre colla sa bouche sur la bouche de son amant ; à cette caresse brûlante, le triumvir ouvrit les yeux ; un étonnement réveilla ses traits déjà rigides.

Il voulut parler, mais Cléopâtre le supplia :

« Non, ne dis rien ! Attends que la vie te soit tout à fait revenue… »

Pendant ce temps, Taïa était allée dans une salle voisine chercher des liqueurs et des élixirs ; quand elle rentra, Cléopâtre voulut se lever pour préparer elle-même le breuvage. Antoine, d’une pression presque insensible de la main, la retint contre lui :

« Ne t’éloigne pas, murmura-t-il. Les remèdes sont inutiles. Restons seuls plutôt. C’est ainsi que j’avais rêvé de mourir. »

D’un geste désolé elle congédia ses femmes ; puis, se penchant sur lui :

« Non, tu ne mourras pas ! c’est impossible que tu meures, puisque je t’aime !… Vois, je suis là, et ma vie par mes baisers va passer en toi ; mon souffle va descendre dans ta poitrine. Déjà mes caresses t’ont ranimé. Il ne faut pas que tu meures… »

Mais de nouveau le triumvir avait perdu connaissance ; et, à genoux par terre, les cheveux dénoués, Cléopâtre se tordait les bras, convulsée tout entière par cette lutte contre la mort où, pour la première fois, elle sentait son impuissance ; des spasmes d’agonie la secouaient, comme si quelque chose d’Antoine se révoltait en elle aussi contre cette mort. Avec la même sollicitude ardente qui lui avait fait défendre à son amant de parler, elle le pressait maintenant, avide d’entendre encore sa voix : et c’était son nom surtout qu’elle répétait avec frénésie, avec rage, comme si elle voulait arracher son amant aux griffes d’une rivale qui déjà l’aurait entraîné à demi :

« Antoine, Antoine, parle-moi, de grâce ; c’est moi que tu as aimée, c’est moi que tu aimes ; dis-le-moi,… répète-le-moi encore ! »

Plus étroitement elle l’enlaça ; sans soulever les paupières, d’une voix de rêve, il répondit :

« Oui, je t’aime. Ta tête sur mon sein, c’est comme un bon rayon de soleil dont tout mon corps demeure réchauffé. Je suis bien ainsi, avec la caresse de tes cheveux sur mes lèvres ! »

Et en effet il semblait pour un instant revivre ; — et sa bouche pâle souriait, tandis que Cléopâtre se hâtait de le tenir en éveil sous un flot de paroles amoureuses :

« Sens-tu que je suis bien à toi et que rien maintenant ne nous séparera plus ? Tu vas guérir et nous irons vivre où tu voudras, dans un coin perdu du monde et là nous oublierons tout ce qui ne sera pas notre amour. Je serai ta femme, ta servante. Est-ce que je tiens à autre chose qu’à toi dans la vie ? »

Elle lui avait enlevé sa cuirasse et mis la poitrine à nu ; et, autour de la blessure où le sang s’était amassé en caillots, ses lèvres promenaient des baisers ardents.

Puis, comme il ne bougeait pas, absorbé dans la volupté de cette caresse, l’idée lui vint qu’elle le fatiguait avec des étreintes trop vives ; alors elle s’arrêta, mais ses yeux, demeurés sur les yeux à demi clos d’Antoine, le pressaient d’une interrogation muette.

Il s’en aperçut et murmura :

« Si tu savais comme je suis heureux ! Jamais encore tu ne m’avais donné autant de bonheur ! Une suavité infinie s’échappe de toi, telle qu’il me semble être dans un monde nouveau où tu m’appartiendrais plus doucement et plus pleinement qu’autrefois. »

Il se recueillit dans la vision d’une béatitude inconnue et reprit d’une voix mieux assurée :

« Rêve ou certitude, chimère ou réalité, qu’importe ? nous nous sommes aimés ! — Et cela me suffit. De la vie je ne regrette rien, car toute ma soif de vivre s’est assouvie dans les délices de ton amour ; et je ne désire rien au delà, car l’éternité, je l’ai comprise et possédée en toi. »

Il ferma les yeux, mais ses lèvres continuaient à sourire. Cléopâtre avec emportement s’écarta de lui :

« Non ! Il est trop tôt pour que tu meures ! Mon âme, à moi, n’est pas satisfaite, et je veux encore goûter avec toi la douceur de vivre. Ainsi, pour avoir entrevu parfois, à travers des voluptés imparfaites, une étincelle du divin foyer, tu crois avoir connu et épuisé la somme des jouissances éternelles ? Ah ! mensonges que tout cela ! Mensonges ! L’éternité, vois-tu, elle est encore là tout entière, en fermentation dans mon sein ; et, quand tu crois l’avoir saisie au baiser de ma bouche, moi, je la sens encore qui m’étouffe et qui m’embrase. »

Et, comme à la morsure d’une inextinguible flamme, elle portait à sa poitrine ses deux mains nouées.

Antoine détourna tristement la tête. Ainsi Cléopâtre lui échappait encore ; et cette ultime consolation de la quitter apaisée, dans la concordance parfaite de leurs deux êtres, il ne l’aurait même pas.

Mais elle continuait à se soulever, à se rebeller contre la mort, effarée de la sentir la plus forte et de ne pouvoir lui arracher sa proie. Et c’était à pleine voix qu’elle se lamentait près du corps agonisant d’Antoine :

« Oh ! quelle chose infâme, se quitter pour toujours ! Ma jeunesse, ma puissance, tout cela n’est rien, ne sert à rien ! Oh ! dérision que je ne puisse avec toute ma vie insuffler mon haleine à cette bouche mourante, ni prolonger d’une seule minute les battements de ce cœur ! »

Elle regarda Antoine ; ses traits de plus en plus s’altéraient ; sa face devenait transparente ; la mort était là, occupant déjà cette enveloppe, prenant peu à peu possession de cette chair et de cet esprit et les tenant immobiles sous la stupeur de ses affres.

Devant cette agonie, Cléopâtre eut un long gémissement :

« Non, pas ainsi ! Ne meurs pas ainsi ! Attends encore. Tu sais, cette liqueur que tu aimais ? Laisse-moi t’en verser ; nous en boirons ensemble, comme autrefois…. »

Elle se releva et courut chercher une coupe, qu’elle emplit jusqu’aux bords d’un breuvage ambré. C’était sa coupe de prédilection, celle dont elle se servait chaque jour et sur laquelle le médaillon d’Antoine et le sien étaient modelés en relief.

Elle y trempa ses lèvres et l’approcha ensuite de la bouche de son amant.

Alors, le triumvir retrouva un peu de force ; il se souleva et ce fut à longs traits, lentement, qu’il but, dans un recueillement de toutes ses puissances en cette libation dernière. Quand il eut achevé, Cléopâtre voulut lui reprendre la coupe où quelques gouttes restaient encore.

« Non, dit-il, laisse-moi la vider tout entière. Ce sont tes baisers que je bois, c’est ta chaleur que je retrouve dans cette liqueur qui nous a donné tant de fois à tous deux l’ivresse de vivre. »

Il but encore en renversant le fond de la coupe, dont il garda longtemps les bords appuyés contre ses lèvres.

Mais cet effort l’avait épuisé. Tout d’un coup il s’affaissa en arrière, la tête décolorée — tandis que Cléopâtre, évanouie, roulait sur lui parmi les coussins de la couche.

Un grand silence, le silence de la mort, remplit alors le Mausolée ; puis de la route un tapage contenu monta et, peu d’instants après, par la fenêtre restée ouverte, un centurion et une foule de soldats romains pénétrèrent avec des visages effarés dans la salle où les deux royaux amants aux bras l’un de l’autre semblaient dormir.


  1. Plutarque, Antoine, lxxxv.