Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 2/Chapitre VI

Armand Colin et Cie (p. 247-263).

CHAPITRE VI

Cléopâtre prisonnière au palais du Lochias. — Paësi vient lui révéler les intentions perfides d’Octave : il lui propose de l’y soustraire par la mort. — Kaïn, sur l’ordre de Cléopâtre, ira au Serapeum chercher l’urœus sacré.

Paësi n’avait pas tardé à rejoindre Cléopâtre au palais du Lochias, où la reine était gardée à vue par les soldats romains. Plus que jamais il s’appliquait, dans son amour inquiet de l’Égypte, comme un médecin au chevet d’un moribond, à compter les moindres pulsations de cet antique royaume agonisant. La pensée que l’Isis immaculée, qui avait traversé les siècles dans la splendeur de sa virginité mystique, cette Isis dont le voile jamais n’avait été soulevé, allait être violée par les regards d’un peuple jeune et impie, l’obsédait. Un cataclysme entr’ouvrant les flancs de la terre et engloutissant l’Égypte, avec tout son passé de traditions glorieuses, eût moins attristé le grand prêtre que la profanation de cette souveraineté étrangère. S’il avait un moment soutenu auprès de Cléopâtre la politique et les intérêts d’Octave, c’était avec l’espoir secret que le César laisserait à la reine son royaume intact pour prix de l’abandon, ou même de la mort d’Antoine. Mais le sacrifice avait été consenti trop tard. Maintenant César était entré triomphant dans Alexandrie, la reine était prisonnière et le spectre menaçant de l’Imperator dominait la masse imposante des temples et le profil orgueilleux des obélisques.

Ce qui l’inquiétait par-dessus tout, c’était la crainte que Cléopâtre, cédant aux promesses captieuses du vainqueur, ne consentit à l’accompagner à Rome ; lui, qui ne se méprenait pas sur les véritables intentions d’Octave, savait qu’à cette rentrée triomphale dans la capitale du monde l’Égypte recevrait en la personne de sa souveraine une flétrissure inoubliable ; et il s’ingéniait à trouver le moyen d’arriver jusqu’à Cléopâtre : il se sentait assez d’émotion au cœur et assez d’autorité dans les paroles pour la convaincre et l’arracher à cette ignominie dernière.

Mais Cléopâtre refusait obstinément de le voir. Cependant ce matin-là — c’était le quatorzième jour depuis la mort d’Antoine[1] — le Grand Prêtre, introduit par un soldat acheté à prix d’or, parut soudainement devant la reine, au moment où l’Imperator venait de la quitter. Elle avait conservé la pose étudiée, un peu alanguie, qu’elle avait prise pour recevoir le jeune César ; un de ses bras replié en arrière soutenait sa nuque bien arquée ; et la ligne de son corps ondulait tout entière sous la tunique de lin blanc. Aucun collier, aucun joyau ne gênait la souplesse de ses membres ; même elle avait supprimé de son ajustement, en signe de deuil, la large ceinture qu’elle portait d’ordinaire.

Le prêtre s’était arrêté en face d’elle, les bras croisés ; il la contemplait ; et, pour la première fois aussi pleinement, la prédominance du principe mauvais, cette malédiction latente épandue par Typhon au sein de l’Égypte et contre laquelle cette glorieuse nation luttait depuis sa genèse, lui parut manifestement incarnée dans la dernière descendante des Lagides. En elle, il sentait sourdre, ainsi qu’en un volcan tumultueux, la lave dont le jaillissement allait ébranler les civilisations anciennes. Et penser à cela donnait à son visage une expression prophétique et triste ; sa bouche se contractait dans l’impuissance d’exprimer la souffrance intime de son âme.

Cléopâtre, devant cette attitude douloureuse, contint l’exclamation de reproche qui lui était venue aux lèvres tout d’abord.

« Que me veux-tu, Paësi ? » demanda-t-elle simplement.

Il se recueillit un instant, comme en face de la barque sainte de Sérapis, avant de prononcer les formules rituelles ; puis, il étendit ses deux bras à la hauteur de son front :

« Au nom de tous les dieux de l’Égypte, je viens éclairer la reine sur les véritables intentions de César Octave. »

Malgré la solennité de ces paroles, Cléopâtre ne se troubla point :

« Comment les connaîtrais-tu toi-même, ces intentions ? dit-elle avec un léger haussement d’épaules. Tu ne prétends pas me faire croire qu’une communication occulte avec la divinité t’a révélé ces choses ? De telles supercheries sont bonnes uniquement pour impressionner le peuple et le maintenir dans une crainte salutaire de la religion. D’autre part, je ne suppose pas que César Octave t’ait choisi pour confident de ses desseins ?

— Le jeune Imperator est trop prudent pour cela, répliqua Paësi ; mais, si habitué qu’il soit à surveiller ses paroles, il oublie parfois que, derrière les sphinx de pierre dont les oreilles n’entendent point et dont les lèvres demeurent éternellement muettes, un être vivant peut se trouver caché.

— Voudrais-tu avouer que tu as abaissé la dignité de ton sacerdoce à faire un métier d’espion ?

— Précisément, Grande Reine ; il n’est pas de chose que je ne fasse pour la sauvegarde de l’Égypte. »

La reine s’étendit dans l’attitude d’une personne résignée à recevoir malgré elle une confidence pénible ; elle allongea sur ses genoux ses deux mains étroites.

« Eh bien ! parle, dit-elle. Qu’as-tu à m’apprendre ?

— Vous n’ignorez pas, Reine, que César Octave se fait accompagner presque toujours par le philosophe Aréus. Le maître et le disciple causent familièrement et plaisantent entre eux de la passion que le jeune César affecte de vous témoigner. Hier encore, je les ai entendus quand ils descendaient le dromos du temple d’Isis pour venir au palais. — « Je ne me serais pas cru si bon acteur, disait Octave et, si je n’étais pas le maître du monde, je pourrais tenir dignement un rôle dans les comédies de Plaute et de Térence » ; — et, comme le philosophe lui conseillait de ne pas s’engager trop avant dans ce jeu : — « Ne crains rien, mon bon Aréus ; j’attendrai au moins, avant de me laisser séduire par les attraits de la reine d’Égypte, de l’avoir montrée à mon peuple la chaîne au cou et les mains liées, suivant mon char de triomphe, depuis la voie d’Ostie jusqu’au Capitole. »

Cléopâtre se souleva menaçante :

« Tais-toi, prêtre, tais-toi. Tu mens ! Il y a un instant encore Octave était là, à mes pieds, m’offrant son amour et m’assurant le partage glorieux de l’Empire. Pourquoi m’aurait-il trompée ? Il m’aime comme Jules César et Marc Antoine m’ont aimée. — Ne suis-je pas assez belle pour cela ? »

Le prêtre, sans répondre à cette apostrophe véhémente, continua :

« Verra-t-on cette honte flageller l’Égypte en la personne de sa souveraine ? Déjà tout est préparé. J’ai entendu les ordres donnés par le jeune Imperator : l’illustre fille des Lagides, la descendante des Pharaons servira de risée à la tourbe romaine, et la fumée des outrages de tout un peuple flétrira celle vers qui n’avait cessé de monter l’encens des adorations. »

Il s’agenouilla sur un coussin devant elle, comme devant une divinité

« Crois-moi, lui dit-il très doucement, tout est préférable à une pareille ignominie ; et la mort est bonne à ceux qui savent l’appeler. Laisse à ton prêtre le soin de te dérober aux outrages de César. »

Comme elle ne répondait pas, les yeux perdus dans une pensée vague, il continua de lui parler avec ferveur, toujours agenouillé devant elle, inclinant la tête, — et la pointe de son haut bonnet recourbé venait par instants caresser les doigts allongés de Cléopâtre. Les moyens de mourir ne manquaient pas ; il en connaissait un grand nombre, depuis le poison qui tue sans laisser de traces, jusqu’au poignard enfoncé en plein cœur. Il les énumérait tous, la pressant de choisir, faisant valoir, comme un joaillier une pierre précieuse, les facettes de chacune de ces délivrances finales, dans lesquelles la vie se multipliait avant de s’éteindre. Certes il y avait une science de la mort, comme une science de la volupté ou de la douleur ; et lui, prêtre et hiérophante suprême, il en avait étudié tous les raffinements.

D’abord il insista pour un parfum très subtil, dont il possédait une amphore. Respirer une fois ce fluide suffisait pour que l’âme perdît la conscience d’elle-même et se retrouvât, libre de toute entrave, dans la demeure où elle subsistait éternellement.

Mais, comme la reine secouait la tête sans répondre, il crut qu’elle appréhendait de cette fin si prompte quelque flétrissure à son corps. Cléopâtre voulait sans doute s’endormir dans la splendeur entière de sa beauté, sans que rien de cette harmonie souveraine, qui l’avait rendue l’idole des foules, ne fût altéré après sa mort. Ce secret, Paësi le possédait également : quelques gouttes d’un suc injecté dans les veines au moyen d’une aiguille d’or assuraient à l’enveloppe charnelle l’immortalité de la jeunesse mieux que ne pourraient le faire toutes les manipulations des embaumeurs. C’est ainsi qu’avaient voulu s’éteindre Amyrthé et la reine Hatasou, de resplendissante mémoire.

Cléopâtre sourit.

« Si une reine Hatasou avait été Cléopâtre, ce n’est pas cette mort-là qu’elle aurait choisie, dit-elle. Cherche encore, mon prêtre ; trouve-moi quelque chose de plus merveilleux. »

Paësi haleta, une sueur mouilla ses tempes ; il traça secrètement sur sa poitrine, avec sa main droite, le signe par lequel il invoquait l’aide de la divinité.

Il reprit :

« Eh bien, oui, je sais mieux que cela ; je sais un breuvage, composé de chanvre mâle et de tiges de verveine cueillies au mois d’Epiphi, à l’heure où l’image flottante d’Isis monte sur les eaux du Nil. Sur ce philtre, j’ai prononcé des paroles ; j’ai invoqué Hâthor, la déesse de toute volupté, et Nou, la mère de toute génération. Celui qui en boira sentira tout son être se fondre dans une jouissance infinie, comme sous les étreintes d’un dieu créateur. »

Il avait dit cela, les yeux baissés, sans oser regarder Cléopâtre ; et, toujours dans le même trouble, il attendait sa réponse.

Mais elle, se dressant :

« Crois-tu donc que, si la reine d’Égypte consentait à mourir, elle redouterait d’assister à sa propre fin ? Peut-être, au contraire, est-ce dans la pleine possession de soi-même que l’on doit d’entrevoir à cet instant des éblouissances inconnues. Du moins Antoine le disait » — ajouta-t-elle à voix basse.

Le Grand Prêtre avait entendu.

« Je comprends ! s’écria-t-il. Tu veux mourir, comme est mort Antoine, d’un fer enfoncé dans ta poitrine. Ton sang comme le sien jaillira et le Delta saint en sera fécondé. Certes, c’est là une fin enviable et bien digne d’une souveraine. Mais comment faire ? Ceux qui t’approchent sont surveillés étroitement et dépouillés de leurs armes… »

Il réfléchit un instant.

« Je tromperai cette surveillance, ajouta-t-il. Demain, au coucher du soleil, l’arme libératrice te sera apportée. »

Mais Cléopâtre avait déjà repris son attitude impassible.

« C’est inutile, Paësi. Ne te mets pas plus longtemps en peine de moi. Je ne suis point pressée de descendre dans la vallée funèbre, d’où les lamentations des pleureuses[2] n’ont encore fait revenir personne. »

Le Grand Prêtre se releva et marcha lentement vers la porte : au milieu de la salle il se retourna, le bras étendu comme pour proférer des paroles de malédiction ; mais la personne de la reine était sacrée, identifiée à celle d’Isis : il n’osa pas commettre un pareil sacrilège et sortit en chancelant.

Alors Cléopâtre, sans quitter sa place, allongea la main et écarta une lourde draperie. Taïa apparut. Depuis la mort d’Antoine, la Libyenne se tenait sans cesse à côté de la reine, mêlée aux moindres incidents de sa vie.

« Tu as entendu ce qu’a dit le Grand Prêtre, Taïa ? » demanda Cléopâtre.

La jeune fille inclina la tête.

« Tu as entendu aussi ce que j’ai promis à César Octave ? Demain à pareille heure je pars avec lui pour Rome. La galère amirale qui doit nous emporter est déjà dans le port ; d’ici, tu peux l’apercevoir. »

Elle fit un geste dans la direction d’une plateforme qui s’étendait devant la chambre, surplombant la mer. Le bâtiment, à la poupe duquel les aigles romaines avaient été arborées, se balançait en effet dans le Port des Rois, en face de l’île d’Antirrhodos. Tout autour plusieurs trirèmes égyptiennes et les galères de César Octave flottaient, leurs voiles latines étendues sur les mâts, prêtes à accompagner le vaisseau royal.

« Donc, continua Cléopâtre, pour la première fois j’ai été jouée. Octave me trompait, quand en échange de mes baisers il me proposait la domination sur le monde. Pour moi, ni mes yeux ni mes lèvres n’ont menti et c’est sincèrement que je lui promettais mon amour, car les dieux me sont témoins que, quel qu’ait été le nombre de mes folies, j’ai toujours poursuivi la vérité essentielle dans le néant énigmatique de la chair. »

Debout devant elle, Taïa sanglotait. Elle l’attira contre sa poitrine, et tendrement :

« Ne pleure pas, petite Taïa. J’ai lutté jusqu’au bout. Maintenant c’est fini, vois-tu. Il faut que je meure. Mais rien de ce que m’a proposé Paësi ne convient à mon caprice. Je veux m’endormir dans l’étreinte et sous les baisers d’un amant nouveau. »

Taïa n’osa interroger sa maîtresse. Elle préférait d’ailleurs ne rien savoir, ne pas connaître le bien-aimé de l’heure suprême, en qui s’exhalerait le dernier souffle de la reine d’Égypte.

Cependant, comme Cléopâtre se taisait, elle balbutia :

« Que voulez-vous dire, Grande Reine ? »

Cléopâtre continua :

« Ses baisers ne doivent pas ressembler à ceux des hommes et ses caresses ont certainement quelque chose de plus excellent ; c’est lui qui calmera les brûlures de ma chair. Je l’aime d’un amour mystique et complet.

« Tu ne sais pas combien je l’aime, ajouta-t-elle en s’animant davantage. Toute petite, je rêvais de la fraîcheur de ses enlacements. Plus tard, chaque fois que j’allais au temple pour accomplir mes fonctions de Grande Prêtresse, je l’apercevais dans sa barque qui se dressait à demi et me fascinait de ses deux yeux clairs, — tellement que je tremblais parfois en prononçant les paroles du sacrifice. Le soir, quand au bras d’Antoine je passais au pied du Serapeum, je l’entendais siffler avec douceur comme pour m’appeler à lui, et je tressaillais involontairement. Il a été mêlé à toute ma vie. J’ai porté son image sur mon front comme l’emblème de ma splendeur. C’est par lui seul que je veux mourir. »

Cette fois, Taïa avait compris : c’était le grand urœus du Serapeum[3], gardien des traditions occultes de l’Égypte, qui allait être le libérateur de Cléopâtre. Elle respira ; son affection jalouse de la reine ne se sentait pas offensée par ce rival.

Mais pénétrer dans le temple n’était pas facile. Arracher l’urœus saint de sa barque et le transporter au palais l’était moins encore. Qui donc oserait s’exposer aux étreintes mortelles du serpent dieu ?

Cléopâtre devina son hésitation.

« N’as-tu pas, lui dit-elle, ton adorateur, le Chef des esclaves, qui possède l’art de toucher aux reptiles les plus dangereux sans en être mordu ?

— Oui, Grande Reine ; mais comment fera-t-il pour entrer dans le Serapeum ?

— Paësi se chargera de lui ouvrir les portes du sanctuaire. Va vite ; et que demain l’urœus saint soit au fond de la coupe de lotus que Kaïn m’apporte chaque jour. »

Taïa sortit pour rejoindre le Psylle ; il lui paraissait tout naturel que Kaïn, cette fois encore, exposât sa vie pour donner satisfaction à Cléopâtre. Aussi ne fut-elle pas étonnée de le trouver disposé à tout, lorsque bouleversée elle lui eut dit :

« Demain, à cette heure, la reine aura cessé d’exister ; et voilà, pour mourir, le service qu’elle attend de toi. »

Au fond, Kaïn était heureux de cette nouvelle ; il sentait bien que Cléopâtre avait toujours été l’obstacle à son bonheur et qu’à cause d’elle Taïa ne voulait pas lui donner sa vie. Jaloux, il l’était horriblement de la tendresse passionnée que la Libyenne témoignait à sa maîtresse. Cléopâtre disparue, Taïa allait lui appartenir absolument. Pourtant, devant la douleur profonde de la jeune fille, il n’osa pas témoigner sa joie ; et il se retenait de la prendre entre ses bras et de la baiser au visage, tandis qu’elle parlait tout près de lui à voix basse :

« La reine veut mourir de la piqûre d’un serpent ; demain avant le jour tu iras trouver le grand prêtre Paësi et tu lui diras de t’ouvrir le Serapeum sur l’ordre de Cléopâtre. Tu pénétreras jusqu’au troisième compartiment, au fond du sanctuaire ; là tu trouveras l’urœus sacré dans sa barque et tu le rapporteras ; car c’est celui-là, et non un autre, que la reine veut pour mourir. »

Kaïn resta silencieux. Toucher aux objets du culte, sentir peser sur son front le plafond du temple où des symboles terribles étaient appendus ; marcher sous le regard des cortèges peints en couleurs vives le long des murailles, ouvrir comme un voleur la barque sainte, — tout cela le remplissait d’une sorte de terreur inconsciente qui paralysait son courage. Il eût préféré s’enfoncer dans les plaines libyques, descendre dans les profondeurs des forêts et traverser les marécages des Syrtes pour trouver le dangereux reptile, que de pénétrer ainsi dans le temple du Serapeum.

Cependant Taïa le regardait anxieusement ; dans ses yeux il crut voir passer le bonheur si longtemps désiré, si près d’être atteint.

« J’irai », dit-il simplement.

Et Taïa alla veiller cette dernière nuit auprès de Cléopâtre.


  1. Voir note justificative no 43, p. 352.
  2. Voir note justificative no 44, p. 354.
  3. Voir note justificative no 45, p. 354.