Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 2/Chapitre III

Armand Colin et Cie (p. 195-211).

CHAPITRE III

Alexandrie pendant la bataille définitive. — Le temple de Cérès et de Proserpine. — Défaite d’Antoine. — Il refuse les propositions de Magas. — Disparition de Cléopâtre. — Paësi vient dire à Antoine que la reine s’est tuée. — Antoine se frappe de son épée.

Le lendemain était le quinzième jour du mois de Mésori. Au lever du soleil Antoine était sorti d’Alexandrie avec son armée, ne laissant dans la ville que la milice de garde ; et, malgré l’heure matinale, des gens un peu partout stationnaient, discutant au détour des rues et sur les places publiques les chances possibles de la bataille ; car une anxiété commune avait poussé hors des maisons les habitants indifférents d’ordinaire à ce qui n’était pas leurs affaires ou leurs plaisirs. Du petit port de Kibotos, situé à l’extrémité occidentale de la rade, jusqu’au port oriental des Rois, à chaque instant des mariniers et des marchands descendaient en bandes silencieuses et venaient se mêler aux groupes ; des femmes aussi, parmi lesquelles les Égyptiennes de race pure se reconnaissaient à leur longue jupe gaufrée, s’attardaient autour des interlocuteurs ; et les enfants, lâchés en liberté, très amusés par le bruit lointain des chars et par le fracas retentissant des trompettes, se roulaient entre les piliers des colonnades, le sarrau mal attaché aux épaules et la tresse pendante sur l’oreille.

Plus vive était l’émotion aux alentours de l’Hippodrome et dans les Copriœ, où quelques centaines d’hommes seulement s’étaient risqués ; les plus hardis avaient même franchi la seconde enceinte de la ville et poussé leurs investigations à l’entrée de la plaine jusqu’au temple de Cérès et de Proserpine[1]. Là, deux énormes statues figuraient Osiris et Isis sous les traits d’Antoine et de Cléopâtre ; ils en escaladèrent les piédestaux et, pour mieux sonder l’horizon, s’échelonnèrent sur le corps même des colosses ; la gravité de la situation leur enlevait tout scrupule de sacrilège ; et comme des nains ils se perdaient entre les plis de bronze des vêtements, à travers les membres gigantesques des deux souverains déifiés ; sur le disque solaire qui couronnait les têtes royales, plusieurs hommes se tenaient debout, tandis que dans les mains entr’ouvertes d’où pendait la croix ansée, symbole de la puissance féconde, d’autres gerbes vivantes s’épanouissaient comme une éclosion naturelle de cette force. Ainsi, Antoine et Cléopâtre semblaient avoir pris sur leurs épaules le peuple d’Égypte pour le faire assister à l’irréparable défaite que leur insouciant orgueil avait préparée.

Car c’était bien une défaite qui se dessinait à quelques stades de là, sur les plateaux sablonneux de Juliopolis. Telle était, du moins, l’impression que les hommes se communiquaient entre eux ; cependant ils ne se pressaient pas de quitter leur poste d’observation, se contentant de jeter à la dérobée, un coup d’œil sur le pronaos ouvert du temple, où ils comptaient se réfugier, lorsque l’armée triomphante de César s’avancerait vers eux ; ils savaient que l’Imperator, respectueux de la divinité, n’aurait garde de venir les poursuivre jusque dans son sanctuaire.

Tout à coup une nuée de poussière s’éleva sur la route des Salines ; au milieu des tourbillons rapidement soulevés, on voyait étinceler les roues brillantes d’un char auxquelles le soleil, à chaque tour, accrochait des éclairs. C’était Marc-Antoine qui rentrait en toute hâte ; il se tenait debout à l’arrière, les vêtements en désordre, tandis que son écuyer, courbé sur le timon, excitait l’allure des chevaux ; mais les bêtes ombrageuses s’ébrouaient, prises de peur en sentant les lambeaux des caparaçons leur cingler les flancs, et les hautes plumes dont ils avaient la tête ornée leur retomber sur les yeux, battantes et sanglantes comme les ailes d’un oiseau de proie.

Le char laissa à droite le temple de Cérès, et entra dans Alexandrie par la Porte Canopique ; derrière lui, surgissant de tous les coins de la ville, la foule haletante courait ; arrivé à la hauteur du Camp Macédonien, qui s’étendait en fer à cheval depuis le Théâtre jusqu’à l’Hippodrome, Antoine sauta à terre ; il entra seul et ordonna à des soldats qui étaient en faction d’aller chercher le commandant de la milice. L’officier ne tarda pas à paraître : c’était un homme de haute taille et de race thébaine ; il aimait Antoine à cause de la bravoure dont le triumvir avait fait preuve tant de fois ; il aimait aussi Cléopâtre.

« Que l’on ferme immédiatement les portes de la ville, dit Antoine, et que tous les hommes d’armes dont vous pouvez disposer se massent entre la Porte du Soleil et celle de Canope. Octave marche sur Alexandrie. »

L’officier eut un mouvement de surprise. Antoine le comprit.

« Il ne faut pas, expliqua-t-il, compter sur d’autres ressources que celles de la ville ; mon infanterie, dès le premier choc, s’est lâchement ralliée à l’armée romaine. Quant à ma cavalerie, elle se défend encore, mais ne tardera pas à être écrasée sous le nombre. »

Il détourna la tête, et ses yeux se mouillèrent à la pensée de tous ces braves, sacrifiés sans gloire ni profit à une cause fatalement perdue ; mais il fallait sauver Cléopâtre. Il se ressaisit bien vite et eut un grand geste d’indifférence. Qu’importait après tout ? l’essentiel était de gagner du temps, et la résistance des cavaliers empêcherait toujours Octave d’arriver sur Alexandrie avant qu’on eût organisé la défense de la ville.

« Faites aligner derrière les murs d’enceinte les mantelets mobiles et les machines de guerre, ordonna-t-il d’une voix ferme. Au besoin, fortifiez les positions qui vous paraîtraient faibles avec les fascines et les gabions entassés dans l’arsenal. Je reviendrai au milieu de vous quand il en sera temps. »

Et il courut au palais du Bruchium. La porte principale était ouverte et sous les portiques les esclaves causaient entre eux, délivrés de toute surveillance. Le triumvir traversa les vastes salles désertes ; de loin en loin un soldat de la garde de Cléopâtre se levait sur son passage et le saluait, un genou en terre, en abaissant devant lui la pointe de son glaive ; à mesure qu’il avançait, une inquiétude plus poignante le saisissait et, hâtant le pas, il pénétra dans l’appartement même de la reine.

Il était vide ; dans un vase épanoui en fleur de lotus des parfums brûlaient encore ; sur un tabouret en ivoire incrusté de pierres fines une tunique de soie pâle striée d’argent était posée, gardant la forme précise d’un buste. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaient bien les bras de Cléopâtre qui avaient élargi les mailles souples du tissu ; c’étaient ses épaules un peu hautes et ses seins bombés qui lui avaient donné les renflements voluptueux qu’il conservait encore.

Antoine s’arrêta et attendit : la vue de ces objets familiers tout empreints de la senteur de Cléopâtre lui rendait plus amère la désolation de l’absence ; à chaque minute il lui semblait qu’il allait voir apparaître la reine, accompagnée de ses femmes. Elle viendrait à lui souriante, et l’entraînerait au fond de la chambre, sur cet amoncellement de coussins où ils avaient coutume de passer ensemble de longues heures.

Enfin une suivante entra. Brusquement il s’avança vers elle :

« Où est ta maîtresse ? lui demanda-t-il.

— Je l’ignore. L’illustre reine a quitté le palais peu d’instants après le départ du triumvir.

— Seule ?

— Non, seigneur, avec Iras et Charmione ; le Chef des esclaves les accompagnait. »

Sans attendre de nouvelles questions, la suivante versa d’autres parfums sur le trépied à fleur de lotus ; elle souleva la légère tunique qui perdit aussitôt sa forme vivante, la plia et l’enferma dans un coffre en bois d’ébène.

« La reine va revenir sans doute », ajouta-t-elle en se retournant à demi vers Antoine, qui suivait tous ses, mouvements d’un air hébété.

Alors il redescendit les degrés qui conduisaient à l’atrium ; là du moins il pourrait apercevoir plus tôt Cléopâtre, lorsqu’elle rentrerait au palais.

Entre les colonnes un homme se tenait debout. Il était appuyé sur une pique, dont la pointe lui dépassait l’épaule ; une large ceinture hérissée de dards enveloppait sa taille jusqu’aux aisselles ; le haut de sa poitrine était nu ; de sa tête, sur laquelle un pilier projetait son ombre, dans le demi-jour de l’atrium, on n’apercevait que les deux globes brillants des prunelles. C’était Magas qui, lui aussi, attendait Cléopâtre.

Le triumvir fut frappé par la mine hautaine du barbare ; il s’approcha de lui :

« Qui es-tu ? » demanda-t-il.

Sans changer d’attitude, Magas le toisa d’un long regard.

« Il t’importe peu de savoir mon nom, répliqua-t-il. Dis-moi plutôt si Marc-Antoine doit venir ici. »

Antoine jeta sur lui-même un coup d’œil rapide : l’ample manteau qui l’enveloppait entièrement était tout souillé de sang et de poussière ; il se souvint qu’un de ses légionnaires, passé dans l’armée d’Octave, lui avait fait tomber son casque d’un revers de sabre et il sentit alors ses tempes encore serrées par le bonnet de feutre dont un soldat égyptien l’avait cou vert au plus fort du combat.

« Que veux-tu à Marc-Antoine ? interrogea-t-il de nouveau.

— Je n’ai pas à te l’apprendre. C’est à la reine Cléopâtre que je pensais parler tout d’abord ; mais la reine a quitté le palais et l’esclave qui m’a conduit ici m’a dit que Marc-Antoine ne pouvait tarder à venir, car son char a été aperçu franchissant la Porte Orientale de la ville. »

Et il ajouta d’une voix impérieuse :

« Tu dois savoir où est ton maître. Conduis-moi auprès de lui. »

Antoine, sans répondre, écarta les plis de son manteau, et sa cuirasse d’or sur laquelle s’étalaient les insignes du commandement suprême resplendit tout à coup comme l’irradiation subite d’un astre.

Le chef barbare se prosterna ; bien des fois, au cours de la route d’Augila à Alexandrie, Taïa lui avait décrit le triumvir, et pour enflammer l’ardeur de Magas elle lui avait fait de longs récits dans lesquels toujours elle exaltait la vaillance du rival d’Octave.

Il le reconnaissait maintenant et, avide des représailles longtemps rêvées, il appuyait ses lèvres avec une piété frénétique sur l’épée encore sanglante du triumvir.

Antoine le releva promptement.

« Refuseras-tu encore de me dire ton nom ? »

Alors Magas, les yeux fixés sur ceux du triumvir, parla :

« Je suis le roi des Nasamones, et, comme toi, je commande une armée nombreuse ; or cette armée, je suis venu l’offrir à Cléopâtre pour la défendre contre César Octave et contre Rome. »

Il avait parlé d’une voix forte, sans gestes, comme un homme sûr de la vérité de ce qu’il avance, et Marc-Antoine, gagné par l’orgueilleuse simplicité de ce barbare, l’écoutait avec attention. Il lui demanda :

« Mais quel motif t’a poussé à quitter ton pays pour venir combattre en faveur d’une nation que tu ne connais pas, sous des étendards qui te sont étrangers ? »

Magas redressa encore sa haute taille ; sa main appuya plus lourdement sur le sol la pique de fer.

« Il est vrai, dit-il, que nous n’avons ni le même passé ni les mêmes espérances : les idoles devant lesquelles tu t’inclines ne sont pas les miennes et un destin différent est écrit pour nous au ciel dans les astres. Cependant il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour t’expliquer le motif qui me fait agir : cet Octave, en qui s’identifie aujourd’hui la gloire de Rome, tu le détestes, n’est-ce pas ? Or moi, c’est Rome même que je hais de toutes les puissances de mon être. »

Puis, comme Antoine le regardait avec étonnement, il ajouta d’une voix plus basse et frémissante :

« Mon grand-père était Carthaginois. Au siège de la ville, alors qu’en signe de deuil tous les murs étaient tendus de noir, sa femme lui fut arrachée pour être livrée à la brutalité de Scipion ; sous ses yeux ses enfants furent égorgés et jetés avec des fourches dans la fosse où, vivants et morts, les vaincus pêle-mêle étaient entassés. Mon père fut le seul survivant de ce massacre ; il s’enfuit dans le désert emportant avec lui ces visions sanglantes ; et plus tard les premiers mots qu’il m’apprit à prononcer furent des paroles de malédiction contre Rome. — Comprends-tu maintenant ? »

Antoine lentement avait incliné la tête.

Magas poursuivit :

« Tu comprends que cette revanche, que j’ai fait serment d’avoir, il me la faut ! — Ah ! il y a longtemps que je la médite ! Là-bas j’en rêve dans la tranquillité des oasis. Des lueurs rouges me passent devant les yeux ; les grands arbres qui dressent leurs branches vers le ciel m’apparaissent comme les formes vivantes de mes aïeux qui me reprochent mon inertie — et dans le jaillissement des sources je crois entendre couler à flots le sang des vaincus, le sang de ma race. »

Il s’arrêta de parler ; un mince filet d’écume blanchissait sa bouche ; il l’essuya du revers de son bras nu.

Cependant Antoine demeurait pensif.

« Pour avoir eu l’idée de lutter contre Rome, de combien de soldats disposes-tu donc ? » lui demanda-t-il au bout d’un instant.

Magas était redevenu calme.

« Tu connais, dit-il, les contrées qui s’étendent des Gaules cisalpines à la Sicile et qui s’appellent Campanie, Étrurie, Ammœur, Latium ? Eh bien, je n’aurai qu’à faire un signe et tu verras surgir de mon désert sept fois plus de barbares qu’il n’en faut pour noircir du nord au midi cette région détestée. Moins disciplinés mais plus farouches que les tiens, mes soldats ne portent ni la tunique serrée à la taille, ni la cuirasse, ni le casque ; et leurs cheveux flottent librement sur leurs épaules ; pour armes ils n’ont ni le glaive ni la lance, mais la pique étroite et longue et le boumérang, souple comme le corps d’un reptile, dont ils se servent pour abattre au vol les oiseaux sauvages. Malgré cela, leurs traits sont redoutables et quand ils passent à travers les dunes, pressant entre leurs cuisses nerveuses les flancs de leurs chevaux, ils semblent des êtres fantastiques vomis par la terre pour punir l’injustice et les crimes des hommes. Tous ils viendront. Il faut qu’ils fondent sur Rome comme une trombe et qu’ils l’engloutissent sous un amas de ruines sanglantes. »

Il s’agitait de nouveau et frappait violemment la dalle de sa pique de bronze. Puis il reprit :

« Pour cela il ne nous manque qu’un chef expérimenté qui nous conduise. Tu seras ce chef, toi Marc-Antoine, et tu vengeras Cléopâtre en même temps que je vengerai Carthage. »

Il s’était rapproché du triumvir et lui parlait d’une voix qu’il faisait douce, humble presque.

Marc-Antoine restait silencieux, la tête basse. Enfin, comme Magas insistait encore, il s’éloigna de quelques pas et, le regardant bien en face :

« Écoute, lui dit-il ; je suis pris, acculé, traqué de toutes parts, et dans un instant sans doute je vais tomber sous les coups de César Octave ; mais, fût-ce même pour sauver Cléopâtre, jamais — entends-tu bien ? jamais — je ne tournerai la pointe de mon épée contre ma glorieuse patrie. Crois-tu donc qu’il soit dans le destin de Rome, arrivée à l’apogée de sa puissance, d’être livrée par un de ses fils aux mains cupides des Barbares ? »

Le chef chercha quelque chose à répondre ; les paroles ne lui vinrent pas.

« J’attendrai la reine d’Égypte », dit-il simplement.

À cet instant, Paësi entrait dans l’atrium ; sa figure paraissait bouleversée ; avant qu’il eût parlé, Antoine l’avait saisi par un pan flottant de son manteau :

« Cléopâtre ? Il est arrivé malheur à Cléopâtre ?

— Est-ce donc un malheur de quitter ce lieu terrestre pour monter sur les ailes de l’ibis divin jusqu’en la sainte demeure d’Osiris ? » répondit gravement le prêtre.

Il fit une pause et ajouta :

« La reine vous a cru mort et, selon le serment que vous avez échangé, elle n’a pas voulu vous survivre. Elle s’est tuée ce matin dans le temple d’Isis Lochias. »

Alors Antoine poussa un cri strident, et ce fut une chose étrange pour le Grand Prêtre, habitué à saisir dans une seule note toutes les vibrations d’une âme, de percevoir dans ce cri un sentiment de soulagement et de joie. C’est que le triumvir avait douté de Cléopâtre ; il n’avait pas d’inquiétude plus poignante que celle de la voir appartenir à César Octave ; cela le lancinait comme un dard, dont la pointe, à chaque nouvelle défaite, lui entrait plus profondément dans le cœur. Et maintenant il la retrouvait au contraire telle qu’il l’avait connue au moment de leur vive tendresse, l’attendant à ce rendez-vous dans la mort, qu’ils s’étaient donné comme le but suprême de leurs amours.

Il ôta sa cuirasse et, se tournant vers Magas :

« Tu vas voir, lui dit-il, comment un Romain sait mourir. »

Lentement dans sa poitrine il enfonça la lame de son épée ; son sang gicla, puis retomba sur l’onyx des dalles, en larges gouttes, comme une pluie de rubis étincelants.

Le chef barbare en eut le visage éclaboussé. Sans effacer cette traînée sanglante, il s’éloigna recueilli. Ses yeux venaient de s’ouvrir à des horizons nouveaux, où lui apparaissaient pour la première fois les tendresses immarcessibles et l’amour plus fort que la mort.


  1. Voir note justificative no 40, p. 349.