Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 2/Chapitre II

Armand Colin et Cie (p. 179-194).

CHAPITRE II

Reddition de Péluse. — Retour d’Antoine à Alexandrie. — Le camp d’Octave à Juliopolis. — Première sortie d’Antoine. — Sa victoire. — Défection de sa flotte ; il soupçonne Cléopâtre de l’avoir trahi.

Le désir de César avait été exaucé : Péluse était tombée sans lutte entre les mains de l’armée romaine[1].

Dans toute l’Égypte un grand trouble s’était répandu à cette nouvelle ; quelques-uns l’estimaient heureuse, comme le premier pas vers le dénouement d’une situation désespérée ; d’autres — et c’était le plus grand nombre — tenaient encore pour Antoine ; nul n’avait songé à accuser Cléopâtre d’avoir été l’instigatrice de cette subite reddition.

Mais de Parœtonium le triumvir accourut. Il voulait couvrir Alexandrie et défendre Cléopâtre malgré les défaillances dont il soupçonnait la reine, car des doutes lui étaient venus, à lui qui connaissait mieux que personne les ressources que Péluse aurait pu opposer à l’ennemi. Pendant qu’il rentrait dans sa capitale par la Porte de la Lune, César Octave établissait son camp au nord-est de la ville, à l’Oppidum de Juliopolis[2], en vue de la mer.

Les soldats du jeune César étaient fatigués de la route ; sans attendre le soir ils s’étendirent sur le sable fin et s’endormirent, rêvant des délices promises à la prise prochaine d’Alexandrie. C’était là l’étape dernière après laquelle devait s’ouvrir l’ère de la paix universelle : Octave le leur avait dit et ils croyaient à la parole d’Octave.

Au milieu de cette quiétude Antoine vint les surprendre. Il avait réuni les parties éparses de son armée. Ses vétérans lui étaient restés fidèles ; quelques-uns des gladiateurs, qu’il exerçait jadis à Cyzique en vue de jeux insignes pour le triomphe qu’il se flattait de remporter sur Octave, étaient parvenus à le rejoindre ; enfin, il avait encore une phalange macédonienne, puis les cavaliers montés et les chars de la milice d’Alexandrie[3].

Octave les vit de loin s’avancer comme une trombe ; leurs ombres mouvantes envahissaient déjà la plaine d’Éleusis et la vallée des Sépulcres. Vivement il parcourut l’Oppidum et fit rassembler les soldats ; le jour commençait à baisser ; pêle-mêle les chevaux furent tirés des litières et amenés en ligne, tandis que les troupes de pied se massaient à la hâte sous la conduite de leurs officiers.

Mais à peine les premières escouades de cavaliers étaient-elles hors du camp que l’armée d’Antoine venait les cerner de tous côtés. Les Romains cependant se défendaient avec énergie, malgré le désordre de leur équipement ; plusieurs, dans la précipitation de l’alerte, avaient laissé sous les tentes quelques-unes de leurs armes, leur javeline ou leur lance, et, en des corps-à-corps désespérés, ils attaquaient les soldats égyptiens pour s’emparer des longues piques et des khopesch, dont ils se servaient pendant le combat ; mais ceux-ci, exercés à lutter, avaient presque toujours l’avantage.

Écrasés par les forces massives d’Antoine, les bataillons romains faiblissaient sensiblement. Octave, resté dans le camp, envoya à la rescousse ses dernières réserves de troupes légères. Ils vinrent et tout en courant ils lançaient de longues flèches, dont les soldats égyptiens cherchaient à se garer avec leur bouclier de peau de bœuf, qu’une rondelle de métal renforçait au milieu.

Cette fois, c’était la cavalerie d’Antoine qui se trouvait prise entre deux colonnes ennemies ; pour protéger les chars, les vétérans et les gladiateurs se multipliaient. Ils se tenaient à l’avant des chevaux et frappaient de l’épée ou du poignard tous ceux qui cherchaient à en approcher.

Mais le résultat était incertain encore quand une partie de la phalange macédonienne, demeurée en chemin à la hauteur des Salines, escalada le plateau de Juliopolis et accourut au secours du triumvir. Un soldat marchait en tête, excitant ses compagnons à l’attaque ; et avec sa hache il se faisait une vaste trouée au milieu de la masse des archers romains. Les autres le suivaient en l’imitant ; ils allèrent rejoindre Antoine au centre de la bataille.

Alors dans l’obscurité grandissante ce fut une mêlée terrible. Le triumvir, repris de toute sa fougue, se battait avec une témérité inouïe et ne laissait même pas à son écuyer, debout près de lui à l’avant du char, le temps de le protéger avec son bouclier contre les flèches des ennemis. La même ivresse s’était emparée de tous les hommes ; maintenant dans le vertige du combat ils se ruaient les uns sur les autres, avides de sang et indifférents au danger.

Quand la nuit vint, beaucoup de soldats romains étaient couchés dans le sable, leur casque rabattu sur la figure ; dans les ténèbres, Antoine avec ses cavaliers et ses chars poursuivit l’armée d’Octave le long des chemins en pente jusqu’aux rives du canal de Canope.

Le triumvir revint à Alexandrie avec la même promptitude ; sans prendre le temps de se débarrasser de ses armes, il rentra au palais du Bruchium ; la revanche qu’il venait de prendre le ravissait surtout à cause de Cléopâtre, et il était aussi pressé de la lui apprendre que s’il en avait été à son premier fait d’armes, tant l’amour de la reine d’Égypte lui suggérait au cœur de juvéniles faiblesses.

Prévenue par Kaïn, la reine l’attendait avec Paësi et quelques-unes de ses femmes. Pendant les trois heures qu’avait duré le combat, elle était restée hésitante entre deux sentiments opposés. La capitulation de Péluse lui donnait le droit de considérer Octave comme son allié et elle se croyait trop engagée vis-à-vis de lui pour ne pas souhaiter sa victoire définitive. Toutefois Antoine, malgré la trahison dont elle venait de l’accabler, était resté le maître de son cœur. Encore et surtout était-il le maître de ses sens, — et Cléopâtre, en voulant le rassurer à son retour de Parœtonium et dissiper les doutes qu’elle sentait naître en lui, s’était laissée reprendre elle-même aux séductions de cet amour.

Telles étaient ses pensées quand le triumvir entra ; il ploya d’abord devant elle le genou et, se relevant prestement, il l’attira sur son cœur et l’embrassa avec effusion.

« Que ma déesse, la nouvelle Isis, dit-il, soit satisfaite de son fidèle adorateur : l’armée d’Octave vient de subir un rude échec. Sans les ténèbres malencontreuses qui nous ont interrompus dans notre besogne, nous chassions l’ennemi assez loin pour lui ôter l’envie de revenir. »

Puis, la baisant plus tendrement encore, il ajouta :

« Mais elles sont les bienvenues, ces ténèbres puisqu’elles me ramènent auprès de toi, ma Cléopâtre. L’occasion, d’ailleurs, ne tardera guère d’une nouvelle rencontre, et cette fois définitive. »

Comme il se retournait pour déposer son armure, il aperçut un soldat qui se tenait debout, immobile, sous le linteau doré de la porte. De la main, il lui fit signe d’approcher :

« Je t’avais oublié, mon brave. Que n’oublierait-on pas aux pieds de la divine Cléopâtre ? »

Tout en parlant, il le poussait devant lui jusqu’auprès de la reine d’Égypte :

« Déesse, voici le plus brave de mes hommes, celui dont l’intervention m’a sauvé au milieu du combat et dont la vaillance a excité celle des légionnaires. Qu’il vous plaise de le récompenser selon son mérite ! »

Le soldat avançait gauchement sans lever les yeux. C’était un fantassin de la phalange. La splendeur de Cléopâtre l’éblouissait. Il aurait voulu retourner au Camp Macédonien où ses camarades étaient rentrés avant lui.

Cléopâtre qui souriait répliqua aussitôt :

« Je veux faire don à ce brave d’un casque et d’une cuirasse d’or[4] semblables à ceux de Marc-Antoine ; et, pour mieux lui montrer mon estime, je l’en revêtirai de mes propres mains. »

Puis elle s’approcha de Paësi et lui parla quelques instants à voix basse.

Le prêtre eut un mouvement de surprise.

« Comment, Reine ? murmura-t-il, vous choisiriez, pour le faire passer au camp ennemi, un soldat qui vient de donner de telles preuves de dévouement à la cause d’Antoine ?

— Qu’importe ? reprit Cléopâtre. S’il était Romain, je n’essayerais même pas de le séduire ; mais il est Grec, et un Grec est toujours disposé à vendre ses services au poids de l’or. Va, Paësi, et, pendant que je vais le revêtir de son armure, rédige en mon nom un message pour César ; il faut à tout prix que l’Imperator sache que je suis restée étrangère à la sortie de Marc-Antoine. Ajoute que je suis toujours prête à lui livrer les vaisseaux restés dans le port d’Alexandrie. Cela fait, guette cet homme quand il quittera le palais et remets-lui le message avec un sac de mille drachmes et la promesse d’en recevoir autant des mains de César Octave dès son arrivée à l’Oppidum de Juliopolis. »

Paësi sortit et, à la porte, il rencontra deux esclaves qui revenaient de la Maison des armes ; ils s’inclinèrent profondément devant le Grand Prêtre.

Avec des soins minutieux la reine prit la cuirasse et le casque d’or ; il n’y avait que les chefs supérieurs et les princes qui eussent le droit de porter cette armure ; les soldats des légions égyptiennes étaient simplement coiffés d’un bonnet de feutre et revêtus d’une sorte de brassière en cuir qui leur préservait la poitrine et le haut du ventre. Pendant qu’elle lui plaçait la cuirasse sur le corps, Cléopâtre interrogeait en riant le soldat qui tremblait :

« Comment t’appelles-tu ?

— Léosthénès.

— Es-tu riche ?

— Non, Grande Reine. C’est tout au plus si j’ai de temps en temps un demi-outnou de cuivre pour aller boire aux tavernes des Navalia avec mes compagnons.

— En ce cas, je te plains, dit la reine en continuant à le parer ; la richesse, vois-tu, c’est le bien par excellence, le seul avec lequel on puisse se procurer tous les autres ; car dans ce monde chaque plaisir s’achète. Si j’étais soldat macédonien, au lieu d’être reine d’Égypte, je voudrais échanger une à une les gouttes de mon sang contre autant de pièces d’or. »

Elle dardait les rayons de ses yeux étranges à travers le visage du soldat, tout en lui enfonçant sur la tête le lourd casque étincelant ; et lui frémissait au contact des doigts de Cléopâtre qui effleuraient doucement ses tempes et sous la caresse féline de ce regard qui éveillait en sa chair la soif des voluptés vénales.

À la fin Antoine s’impatienta :

« Il me semble, ma déesse, que voici un héros suffisamment récompensé. Vous oubliez sans doute qu’un autre de vos serviteurs attend, lui aussi, son salaire ? »

Il riait de son franc rire de soudard inaccessible à la fatigue et toujours disposé à des prouesses nouvelles.

Cléopâtre laissa le soldat, qui s’inclina profondément devant les deux souverains ; le sentiment des riches présents dont il était revêtu lui donnait de l’assurance et il se retira d’un pas ferme.

Le lendemain Antoine, en se rendant au Camp Macédonien, apprit que Léosthénès avait déserté ; il supposa qu’Octave l’avait fait séduire à force de promesses ; à son tour, l’idée lui vint d’employer les mêmes moyens d’action ; car il était las de voir, depuis la défaite d’Actinus, ses meilleurs soldats le trahir successivement. Immédiatement sa résolution fut prise d’acheter, lui aussi, au poids de l’or, tout ce qu’il pourrait de l’armée de son rival. Pendant toute la journée, des scribes furent occupés à écrire sur des triangles de papyrus des billets par lesquels il promettait quinze cents drachmes à chaque légionnaire romain qui abandonnerait pour le sien le parti de César[5]. La nuit suivante, ses archers se répandirent autour de Juliopolis et lancèrent dans l’Oppidum des flèches autour desquelles les billets étaient enroulés. Mais Octave veillait encore ; il ne se reposait qu’aux heures du jour, lorsque son armée était sur pied ; et la nuit il se promenait à travers les tentes, méditant sur les moyens de surprendre Alexandrie sans que Cléopâtre et ses richesses pussent lui échapper dans le désordre de la défaite ; il craignait aussi une seconde attaque d’Antoine, ou quelque ruse nouvelle de la reine d’Égypte, dont le message porté par Léosthénès ne l’avait que médiocrement rassuré. Quand ses yeux s’étaient fatigués à regarder du côté de la plaine d’Éleusis et de la Porte du Soleil, il consultait superstitieusement le scintillement des astres ou le vol des oiseaux nocturnes. Au premier billet qu’il avait ramassé dans le camp, Octave avait compris qu’il tenait le moyen de porter un coup définitif au prestige un instant réveillé de son rival. Il resta longtemps immobile à écouter les allées et venues des archers d’Antoine ; puis lorsqu’il les eut entendus s’éloigner définitivement dans la direction d’Alexandrie, il releva au hasard quelques-unes des flèches qu’ils avaient jetées : toutes elles contenaient la même promesse ; alors il appela ses soldats et, les ayant fait se grouper en cercle autour de lui, il leur lut à voix haute la proposition du triumvir.

« Soldats de la République, ajouta-t-il, voilà comment l’on vous traite ; c’est par de l’or qu’Antoine, vous confondant avec ses mercenaires, prétend payer le sang que vous versez librement dans les combats pour le triomphe de Rome. Tel est le degré d’abjection où le triumvir en est arrivé, conseillé par Cléopâtre. »

Des murmures d’indignation coururent comme un grondement lointain de tonnerre entre les rangs des soldats. Octave les domina de sa voix perçante :

« Soldats ! leur dit-il encore, tenez-vous prêts à toute attaque ; et, si dans trois heures l’ennemi n’est pas venu nous surprendre, c’est nous qui marcherons à sa rencontre dans Alexandrie. »

Une immense acclamation de joie salua longuement les paroles de César. De leur palais du Bruchium, Antoine et Cléopâtre, qui reposaient dans les bras l’un de l’autre, en entendirent l’écho affaibli. Le triumvir se leva à la hâte et courut sur la terrasse : l’aube blanchissait, laissant la ville dans une ombre vague, d’où émergeaient seulement la pointe dorée des obélisques et le faîte des grands mâts plantés devant les temples. Sur la mer, une brume lumineuse teintait de rose les flots bleus.

Antoine resta quelques instants à écouter dans le silence et à interroger l’espace. Tout à coup un cri rauque sortit de sa gorge.

Sur sa couche Cléopâtre tressaillit.

« Qu’as-tu, Antoine ? reviens près de moi ; reviens vite ! »

Elle l’appelait de l’élan impérieux de tout son corps dressé à demi hors de la couche, mais le triumvir restait immobile, le bras tendu vers un point fixe à l’horizon. Il venait de voir ses trirèmes sortir une à une de la passe du Taureau, contourner la jetée du cap Lochias et, saluant de leurs rames celles de César, voguer côte à côte avec elles vers la pleine mer.

Anxieuse, Cléopâtre se leva à son tour et alla rejoindre son amant sur la terrasse. On apercevait encore au large comme une volée de goélands les voiles blanches des trirèmes, toutes trempées de la lumière fluide du soleil.

« Tout est fini, dit Antoine. C’est toi, Cléopâtre, qui m’as trahi. »

Elle s’enlaça à lui, le nouant dans la souplesse ophidienne de ses membres :

« Moi te trahir ! Antoine, y penses-tu, quand tu sais que nos destinées sont communes et que nous avons juré de mourir ensemble ? »

Elle se faisait plus caressante, plus persuasive encore, lui soufflant aux oreilles des paroles amoureuses, des protestations de fidélité et de tendresse ; et elle cherchait de nouveau à l’entraîner vers le lit béant, au fond de la chambre que la clarté matinale emplissait peu à peu.

Mais, lui, demeurait insensible ; il regardait toujours à l’horizon le point où ses vaisseaux avaient disparu — et deux grosses larmes coulaient de ses yeux.


  1. Dion Cassius, liv. LI.
  2. Voir note justificative no 39, p. 348.
  3. Dion Cassius, liv. LI.
  4. Plutarque, Antoine, lxxxii.
  5. Dion Cassius, liv. LI.