Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1917

Chronique n° 2047
31 juillet 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Si nous n’avions pas eu, sur le front russe, faisant suite aux opérations de Broussiloff autour de Brzezany, l’offensive de Korniloff au Nord-Ouest de Stanislau, la quinzaine, du 10 au 25 juillet, appartiendrait militairement et politiquement à l’Allemagne. L’histoire politique et militaire, ou, pour rester dans les proportions, la chronique de cette quinzaine se ramènerait presque toute, comme à son point central, à l’action et à la situation de l’Empipe allemand. Mais on ne saurait négliger de mettre en leur juste valeur les événemens de Galicie. L’élan de Korniloff avait, en deux bonds, porté son armée sur la Lomnitza jusqu’à Halicz et à Kalusz. Contre-attaquée violemment, cette armée, deux fois victorieuse, a dû évacuer Kalusz, et se retirer sur la rive droite de la rivière. Le prince Léopold de Bavière menace Tarnopol. Les Russes n’en ont pas moins, en treize jours, fait plus de 36 000 prisonniers et enlevé près de cent canons. Ici ou là, ils peuvent bien être battus, mais ils se battent.

Certaines gazettes des deux Allemagnes, de l’Allemagne prussienne et de l’Allemagne autrichienne, n’en reviennent pas de leur étonnement et crient à l’ingratitude. Eh ! quoi, les Impériaux ont eu la magnanimité de ne pas profiter de l’anarchie des mois passés pour écraser dans l’œuf la révolution russe, de traiter cet ennemi en ami et en frère, de le ménager, de le caresser presque, et, au lieu de l’accabler, de le flatter afin de se le réconcilier, et voilà en quelle monnaie ils en sont payés ! Ce désespoir serait du plus profond comique, si l’hypocrisie, même conduisant au ridicule, n’était pas toujours odieuse et si, tandis qu’elle suspendait son offensive militaire, l’Allemagne n’avait pas poussé à fond, de toutes ses ressources, par tous ses moyens, et d’abord par ceux qui lui ont à jamais valu la réprobation du monde, son offensive diplomatique. Mais il faudrait que la jeune Russie fût bien jeune, et plus jeune encore qu’elle ne l’est en effet, pour n’avoir pas vu que ce qu’il y avait dans les calculs de Berlin, dans ces intentions déguisées en attentions, c’était de venir à bout d’elle sans coup férir, et, par elle, mise hors de cause, de venir à bout de ses alliés. Surtout il faudrait qu’elle fût par trop jeune pour s’en émouvoir, car c’est double plaisir de tromper un trompeur, et le plaisir est pur de tout mélange, exempt de tout remords, quand on ne le trompe qu’à force de loyauté.

Pareillement, les Russes ne seront pas surpris que maintenant l’Allemagne change de jeu. Hindenburg recommence à faire sa grosse voix, à rouler ses gros yeux, à montrer son gros poing, à gonfler toute sa grosse personne. Il est possible, comme on l’annonce, que, revenant à sa vieille idée, en entêté qui y tient d’autant plus que longtemps il n’en a eu qu’une, il essaye de percer par Riga vers Pétrograd, pour y refaire un État stockpreussisch, puisqu’aussi bien, la Révolution se gagnant, c’est prudence pour les voisins que d’écarter d’eux les risques de contagion. Mais le souffle irrité du colosse n’éteindra pas, il ne fera qu’exciter la flamme qui brûle dans le corps débile et maladif de Kérensky. Déjà le dictateur a entrepris dans le secteur septentrional l’œuvre de résurrection qu’il a si merveilleusement menée à bien sur le Dniester. La Russie a beau être grande et composée de peuples divers : une même âme peut lui être inspirée, et ce peut être l’âme d’un seul homme. Néanmoins, qu’elle y prenne garde : ce n’est pas l’heure de dépenser ou de disperser en luttes intestines si peu que ce soit de son pouvoir. L’essentiel, pour un pays qui vient de faire une révolution et qui continue de faire la guerre, n’est pas d’avoir tel ou tel gouvernement, le gouvernement de tel ou tel parti, mais de ne pas cesser une minute d’en avoir un et de ne pas souffrir une minute d’en avoir plusieurs, ce qui revient à n’en avoir pas. Le pire des gouvernemens, en temps de guerre plus qu’en tout autre temps (et la Révolution y expose doublement), est, répétons le mot de Carlyle, « le Gouvernement du Pas-de-Gouvernement. » Si le gouvernement est défaillant, ou incertain, ou faible, ou flasque, eût-on d’ailleurs toutes les chances de vaincre, il y a dans la nation une fissure par où la ruine peut entrer. Non plus que des querelles civiles, et bien moins encore, la guerre n’est l’heure des « autonomies » : elle doit tendre les ressorts, unifier les efforts, elle coordonne et subordonne, elle concentre et ne décentralise pas. Autrement, on se met soi-même hors ses lois, on abolit en soi les conditions de la victoire, et, dans le vain espoir de faire vivre ou revivre des nationalités, on tue la nation. « Une et indivisible, » dit la Révolution française.

Tout à fait à l’extrémité du front occidental, à l’endroit justement où il vient s’appuyer à la mer du Nord, au point terminus, il y eut, le 10 juillet, une alerte. Ce ne fut qu’une alerte ; ce n’a pas été « la bataille des Dunes. » Par l’étroite bande de sable qui forme comme une chaussée et pour ainsi dire comme un isthme, entre la mer et l’étrange lacis de canaux, l’inextricable filet d’eau, la lagune flamande, l’Allemagne ne pouvait guère s’ouvrir le chemin de Dunkerque. Elle le savait déjà, le sait mieux encore à présent, et ne l’a probablement pas voulu. L’attaque qu’elle a prononcée là, si ce n’était un simple sondage, était comme une parade préventive, une sorte d’offensive défensive ; elle a attaqué pour rompre les préparatifs d’attaque. On avait beaucoup parlé, les dernières semaines, peut- être trop, en tout cas trop tôt et trop haut, d’un grand dessein du commandement anglais. L’état-major ennemi n’avait pas été le dernier à en recueillir les bruits. D’où le coup de main sur Nieuport. Mais le coup a été tout de suite arrêté et la main tout de suite immobilisée. Les Allemands ont atteint la rive droite de l’Yser, ils ne l’ont pas dépassée ; si, par hasard, il leur prend la fantaisie de se mirer dans son flot trouble, ils n’y verront sans doute que de tristes figures qu’assombrit un cruel souvenir, et que n’éclaire plus aucune illusion.

De même pour la partie du front tenue par l’armée française. Le Kronprinz impérial, ou son précepteur Hindenburg, ou le conseiller du magister, Ludendorff, qui pourrait bien être l’Esprit de cette trinité, ont multiplié les assauts, de trois côtés simultanément : à notre gauche, au-dessus de l’Aisne, sur le Chemin des Dames, entre Froidmont et le Panthéon, entre Cerny-en-Laonnois et Ailles, entre la ferme Heurtebise et Craonne ; à notre centre, dans le massif de Moronvilliers, sur le Mont-Haut et le Téton ; à notre droite, sous "Verdun, sur les deux rives de la Meuse, à la cote 304, entre le bois d’Avocourt et le Mort-Homme, au bord de la route d’Esnes à Malancourt, comme à Bezonvaux. Ou ces assauts, pour acharnés et répétés qu’ils aient été, n’ont rien donné à l’ennemi, ou ce qu’ils ont donné lui a été aussitôt repris. Celui du plateau de Californie, magnifiquement soutenu par nos troupes, tourne pour le kronprinz au plus sanglant échec. Mais, sous réserve des chances à courir, cette combativité, cette « agressivité » allemande, est avant tout de la défensive préalable. L’état-major allemand nous tâte, moins pour savoir ce qu’il peut faire contre nous que pour apprendre ce que nous voulons faire contre lui. Il ne parvient pas à se persuader qu’après avoir inutilement attendu tout le printemps l’heureuse coïncidence d’une offensive russe, nous laissions, cet été, passer, sans la saisir, l’occasion que nous offre la marche de Broussiloff et de Korniloff ; qu’après avoir tant proclamé la coopération des Alliés, nous n’y servions pas et ne nous en servions pas.

Peut-être aussi, à cet égard, quelqu’un chez nous qui, plus que tous, a le devoir de mesurer ses paroles a-t-il un peu inconsidérément enfreint la loi du bienfaisant et puissant silence ; des mots se sont en public envolés de la tribune, qu’il eût mieux valu retenir. A la guerre, il ne faut pas plus dire : « Nous ne ferons pas cela » que dire : « Nous ferons cela. » Combien de fois la Chambre n’a-t-elle pas, en France, invité le gouvernement à avoir et à pratiquer « une politique de guerre ! » Et il est parfaitement vrai que la guerre a sa politique, dont un des premiers élémens est à tirer de la psychologie même du peuple, du caractère, du tempérament national. Le premier devoir, la première règle, est par conséquent d’adopter une politique de guerre qui soit conforme, non pas contraire à cette psychologie, et ne puisse devenir déprimante par son inertie seule. Il y aurait plus d’une réflexion à faire sur cette observation du major Moraht : « Le Français privé d’espérances est, comme déjà le Gaulois, un navire aux voiles déchirées que la vague emporte à l’aventure ; » observation qui ne fait du reste que reproduire un trait des Ritratti delle cose di Francia, ou quelque autre trait, d’un plus âpre accent, du Ubelle Della natura de’ Francesi ; lesquels, au surplus, ne faisaient, il y a quatre siècles, que rajeunir des traits semblables de Tite-Live et de César. Certes, les Français d’aujourd’hui ne sont pas « privés d’espérances ; » la troisième année de guerre qui, en s’achevant, les laisse avec le droit d’inscrire sur leurs drapeaux les noms radieux de la Marne, de l’Yser, de l’Artois, de la Champagne, de Verdun, les laisse fermes en leur vaillance, inébranlables en leur confiance. Mais ce ne sont point des taciturnes, ou ils ne sont point comme le Taciturne. Ils ont besoin d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer ; d’espérer plus que de raison, de rêver un peu. Ils n’accomplissent tout le possible qu’en s’élançant vers l’impossible. On a dit de nos fantassins qu’ils gagnaient les batailles avec leurs jambes. Ils les gagnent bien plus sûrement encore avec des ailes.

Mais qu’est-ce que « gagner une bataille ? » L’avance et le recul sur le terrain, dans une pareille guerre, sont souvent si minimes, si imperceptibles, se réduisent si souvent à l’occupation ou à l’abandon momentané d’un bout de tranchée derrière laquelle il y a des kilomètres de tranchées, que ce mince avantage et ce mince désavantage ne peuvent pas être l’enjeu d’une telle partie, le prix de tels sacrifices. Ils l’ont été, tant qu’il a été permis de croire qu’ils seraient décisifs, en août 1914, dans la guerre de mouvement ; ils ne le sont plus, et le sont de moins en moins, dans la guerre d’usure. Le véritable enjeu, depuis que la guerre s’est fixée et figée sur l’Aisne, après la Marne, est moins militaire que moral. C’est-à-dire que Hindenburg, chaque fois que nous l’avons attaqué ou repoussé, s’opiniâtre en ses ripostes, non pas en réalité pour reprendre le petit carré de sol français que nous lui avons arraché, et dont la possession ne lui promet, il le sait, ni Paris, ni Calais, ni même Verdun, mais pour garder à ses soldats la foi dans leur supériorité, et à l’Allemagne sa foi dans la supériorité de ses soldats, pour maintenir ou relever « le moral » allemand, à l’armée et dans le pays, au front et à l’arrière, pour nourrir l’orgueil allemand et la volonté allemande des communiqués de Ludendorff. Du même coup, il se propose d’abaisser, de faire fléchir, de briser notre moral à nous, et il ne s’en cache pas : il estime que « la force de résistance de la population civile de l’Entente est très inférieure à sa puissance militaire. « De là, le redoublement d’activité, l’emploi intensif de toute ruse et de toute astuce germaniques, l’espèce de frénésie d’intrigue, dont l’Empire, en se débattant sous l’étreinte, donne le scandaleux spectacle. Mais le moral d’un peuple ne se redresse pas ou ne se soutient pas longtemps par des procédés immoraux, ni même simplement amoraux. Le succès en est bref, et, parce qu’il ne dure pas, il prépare toujours, pour peu que l’on attende, la revanche de la morale. On ne l’offense, en fin de compte, que sans profit et à son propre détriment.

L’Allemagne a déjà commencé à en faire l’expérience, au dedans et au dehors. Au dehors, premièrement : « Tout Allemand, avouait la Gazette de Voss du 26 juin, est considéré en Norvège comme un espion, comme un être méprisable. » Sentant, malgré son inconscience et son infatuation, qu’elle se noie dans ce « mépris, » l’Allemagne a recouru à l’expédient ordinaire : « Ce n’est pas moi ! C’est lui ! » Ni ses hommes d’État, ni sa presse, n’en sont, après trois ans de mensonge, à une impudence près. — Grimm était un agent de l’Entente, qui a attiré dans un piège le candide Hoffmann. En sa qualité de « Zimmerwaldien, » il ne pouvait travailler pour l’Allemagne, puisqu’il est avéré que c’est l’Entente qui avait monté le coup de Zimmerwald. Rien n’est plus évident, si ce n’est que c’est encore l’Entente qui a monté le coup manqué de Stockholm. — L’innocente Allemagne, la vierge blanche et bleue, l’Iphigénie des nations, est la triste victime d’un infernal complot. Mais cela n’a pris sur personne, et il semble, à divers indices, que cela ne prenne plus sur elle-même. L’effet de cette politique à l’esbroufe s’est renversé. Ce qui paraissait être et ce qui vraiment était si difficile est fait : la carapace de crédulité, de vanité, de superbe du peuple allemand a craqué.

Nous en avons des témoignages de tout ordre et de toute marque. L’illustre professeur Harnack, conseiller privé. Excellence, et théologien de l’Empereur, écrivait, ces jours-ci, à l’une de ses confidentes : « Le plus grand danger vient de ces Allemands qui croient encore à la victoire. » Et le socialiste majoritaire Lensch imprimait dans le Tag de Berlin : « L’Angleterre, depuis trois ans, a fait, en Asie et en Afrique, des conquêtes d’une telle valeur politique et militaire que celles des Puissances centrales, même la Belgique, sont peu de chose à côté d’elles, si l’on en juge d’un point de vue universel et non européen. » De sorte que tout se résume en ceci : « Si l’Angleterre ne gagne pas la guerre, elle l’a perdue ; si l’Allemagne ne perd pas la guerre, elle l’a gagnée. » Dans ce cas, comme il arrive, la lettre qui devait rester secrète, et où l’auteur ne se donne pas une attitude, est peut-être encore plus significative que le journal. Mais, les tenant l’un et l’autre pour ce qu’ils sont, n’y trouve-t-on pas l’explication de la crise, qui mêla si étrangement tous les pouvoirs publics de droit et de fait, toutes les influences, tous les rôles, toutes les initiatives dans l’Empire allemand et dans le royaume de Prusse, qui y fit apparaître tant de désordre sous l’ordre, tant de faiblesse en un gouvernement fort, et qui, comme nous ne nous en représentions assez clairement ni les causes profondes ni les circonstances actuelles, nous demeura, toute une semaine, obscure, confuse et inexplicable ? Or, cette explication, la voici en deux mots : l’Allemagne s’est sentie malade, et M. de Bethmann-Hollweg en est mort.

Cette crise de l’opinion allemande, pour ne pas dire de l’âme allemande, il serait intéressant de pouvoir en tracer la courbe. Chose curieuse : à l’origine, ou plutôt au début, il y a Scheidemann, la conférence de Stockholm, la secousse de la révolution russe, et c’est bien encore une sorte de revanche de la morale. On ne sait d’une manière juridiquement certaine, avec preuves écrites à l’appui, qui avait eu l’idée de la Conférence, qui en avait provoqué la réunion, ni si Scheidemann et ses socialistes d’Empire y avaient été envoyés en mission officielle ou officieuse, ni jusqu’à quel point les déclarations qu’ils devaient y porter étaient autorisées, avaient été concertées, eussent été ratifiées. Mais le fait est que c’est au retour de Stockholm que Scheidemann a fait connaître qu’il ne serait possible de parler de paix, là-bas, entre socialistes, que si l’on s’était mis d’accord pour ne parler que d’une paix sans annexions ni contributions, selon la formule du Soviet, et que d’ailleurs la conversation serait rendue beaucoup plus facile par une réforme, dans le sens libéral, des institutions allemandes. L’enseigne n’était pas engageante ; si l’on voulait attirer le client, il fallait la repeindre et blanchir la façade de la maison. Telle était la lumière que rapportaient du Nord les socialistes éblouis. Peu à peu, et de proche en proche, elle se répandait d’abord sur ce qu’on appelle, d’un terme un peu vague, les partis de gauche, et qui correspondrait chez nous aux radicaux-socialistes et anciens radicaux. Puis il y eut plus fort : le rayon toucha le Centre, et, dans le Centre, baigna, inonda le visage satisfait de M. Mathias Erzberger.

Le Centre est un parti catholique, mais n’est pas spécifiquement un parti conservateur ; il a une tendance socialiste ou socialisante par laquelle s’établit le contact entre sa fraction la moins timide et le socialisme orthodoxe. De cette fraction la moins timorée, M. Erzberger est le plus hardi représentant. Jeune encore, il est venu au Centre, après avoir traversé vite d’autres milieux, avec toutes les certitudes d’un primaire et toutes les audaces d’un aventurier. C’est un homme que la vie ne semblait pas devoir gâter, qui l’a forcée, et qui veut la vivre large et pleine, et qui veut du tapage autour de ses jouissances. C’est un ambitieux, non du genre tenace, mais du genre pressé, marqué par sa passion comme par ses besoins pour les besognes que ne font pas la politique en habit noir et la diplomatie en habit doré ; c’est un vibrion qui, depuis le commencement de la guerre, tourbillonne. Depuis trois ans, on n’a pas pu le voir sans qu’il arrivât de quelque part. Il arrivait de Rome, où il était allé en février 1895 doubler le baron de Stockhammer, première doublure du prince de Bülow, et le prince lui-même avait été plus ou moins heureux de sa présence, ne sachant trop si on le lui avait dépêché pour l’assister ou pour le surveiller, et si le chancelier, en lui donnant un auxiliaire de cette qualité, ne songeait pas, autant qu’à aider son ambassadeur, à « handicaper, » en lui, un rival. Ensuite, M. Erzberger arrivait de Suisse, de Lucerne ou de Lugano, et l’on disait, et il disait que ce que le socialisme international n’avait pu faire, cette autre puissance internationale, l’Eglise catholique, avait pour devoir d’y travailler. Probablement sans en avoir obtenu la permission, peut-être sans l’avoir demandée, il allait de l’avant, persuadé que l’on n’est, dans ces manigances, désavoué que lorsqu’on échoue, et trop content de lui pour douter qu’il réussirait. Enfin, il arrivait de Vienne, et avec une grosse joie, tout rouge encore de cet honneur, s’étendant complaisamment sur les détails de l’audience qu’il avait eue de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sur le temps qu’elle avait duré, sur les choses, — des choses ! — qui lui avaient été confiées, ne gardant du secret que ce qu’il convient de mystère pour augmenter l’importance de l’entretien et du personnage, n’avançant pas qu’on l’en avait prié, ne le démentant pas, il lançait tout à coup la motion, inattendue de lui plus que de quiconque, en laveur « d’une paix de conciliation. »

Parallèlement ou par opposition, les pangermanistes, les impérialistes, les agrariens, les nationaux-libéraux, les conservateurs, se déclaraient pour la guerre à outrance, pour une paix à dividendes, pour Hindenburg et pour Tirpitz, contre Bethmann-Hollweg, qu’ils prétendaient apercevoir sous le masque de ces Scheidemann et de ces Erzberger ; esprit médiocre, faible cœur, trempe molle de bureaucrate, pour qui l’Empire n’est qu’un cercle administratif, bon tout au plus à faire le chancelier d’une Petite-Allemagne, et, à ce titre, par son infériorité à sa tâche, espèce de péril national et de criminel d’État. A ce moment, qui est le premier de la crise, l’Extrême-Gauche. et le Centre, ayant opéré leur conjonction, espèrent pousser le gouvernement à entrer, à l’intérieur, dans la voie des réformes démocratiques, et à rompre, à l’extérieur, avec le programme annexionniste des pangermanistes. En face de ces partis qui se font, ou qui ont l’air de se faire exigeans, M. de Bethmann-Hollweg, certainement, et vraisemblablement Guillaume II, cèdent sur l’un des points, filent de Ia corde sur l’autre, manœuvrent en apparence pour détourner la crise, la limiter, la résoudre ou la différer par quelques concessions où, non pas même l’Allemagne, mais la Prusse seule, soit engagée. Pour ce qui est de lui, le chancelier affirme que le poste n’est point si agréable qu’il « s’y cramponne ; » mais qu’il ne doit ni ne peut ni ne veut faire du tort à la patrie ; et que, puisqu’il y est, il y restera donc, jusqu’à ce que l’Empereur l’en relève. Quant à l’Empereur, il ne relève pas son chancelier, et il ne le contredit pas. Sa personnalité numéro un s’efface, et il découvre sa personnalité numéro deux. On l’a interpellé comme Empereur allemand ; il répond comme roi de Prusse, par un message où il annonce la mise à l’étude d’une réforme future du système électoral pour la Chambre des députés du Landtag prussien. C’est-à-dire que la question est mal posée, ou qu’il n’y est pas répondu. On a dit : Allemagne, Guillaume II a entendu : Prusse. Du côté de l’Empire, était sa mauvaise oreille.

Cependant, le Centre, les groupes de gauche, acceptent, remercient, se congratulent, pour le premier point, et, pour le second, ils demandent un supplément d’informations. C’est le deuxième moment de la crise, et c’est le moment où elle se corse, où le conflit se noue. Jusqu’alors, elle a paru s’orienter, à l’intérieur, vers une solution libérale, et, sur le reste on temporise, on feint de se désintéresser. Mais les pangermanistes sont en éveil. Ils craignent qu’une concession n’emporte l’autre, et que l’inclination vers la réforme ne soit un glissement vers la paix. Ils tirent alors toutes les courroies de la mécanique fédérale, bandent tous les muscles de la caste féodale et de la caste militaire, appellent au secours les princes qu’effraient les répercussions possibles dans leurs États héréditaires, les royaumes qui ne sont pas la Prusse et qui, avec la Prusse, forment l’Empire, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg ; ils appellent leurs amis, leurs favoris, les hommes de leur sang et de leur chair, en qui sont leurs remparts et leurs forteresses, le Kronprinz, Hindenburg, Ludendorff. Une fois de plus, ils jettent le fils en travers des desseins du père. Celui-là, c’est le complice sur qui l’on a la main ; il ne peut ni s’évader, ni se dérober, ni s’enfuir : il n’est pas las, mais avide de régner. Dès qu’il est à Berlin, l’Empereur disparaît dans son ombre dégingandée. Lui, si théâtral, il ne se montre plus ; lui qui a prononcé, dans la foudre et dans les éclairs, tant de « Je » et de « Moi, » il se tait, et presque il se terre ; lui qui se piquait d’associer sur le trône Frédéric et Napoléon, Charlemagne et Louis XIV, il n’a plus de commun avec le soleil que l’éclipse. Il reviendra, quand il n’y aura plus à présider que des thés à baisers Lamourette. Pour les affaires graves, c’est Ludendorff qui confère avec les chefs de partis, Hindenburg opinant du bonnet et de la moustache, et c’est le Kronprinz qui préside le colloque. Cet héritier prend une avance d’hoirie. Sous son impulsion, le mouvement oblique et dévie. Le ministre de la Guerre, général von Stein, donne sa démission, suivi de plusieurs ministres prussiens, et l’on pronostique retraite sur retraite, chute sur chute : M. Zimmermann, M. Helfferich, M. de Lœbell, M. Beseler, M. Soif, M. de Sydow. Soudain, c’est M. de Bethmann-Hollweg qui s’en va, et, sans délai, c’est M. Michaelis qui le remplace. Troisième moment et quatrième moment de la crise. Revirement, dénouement provisoire.

M. Michaelis est peu connu. On se rappelle qu’il est docteur en quelque chose d’une quelconque Université ; qu’il fut professeur de droit au Japon ; puis, rentré en Allemagne, tour à tour magistrat, sous-préfet, préfet ; qu’il était, en dernier lieu, commissaire aux vivres pour la Prusse ; qu’en cette qualité il eut maille à partir avec le Ministre de l’Agriculture, lui-même agrarien, M. de Schorlemer, et que c’est lui, M. Michaelis, qui eut la meilleure poigne et fit partir la maille. Si la fortune voulait qu’il fût un nouveau Bismarck ! L’Allemagne attendit avec anxiété l’homme nouveau à son premier discours. Ce fut une déception. Elle ignore encore ce qu’il est, mais elle sait déjà que ce n’est ni un Bismarck tout fait, ni de quoi le faire.

Lisons ce discours avec nos propres yeux, et non avec des lunettes allemandes. Il est si peu original qu’il suffit de le parcourir. Dédaignant la fastidieuse et inutile controverse sur « les responsabilités de la guerre, » au sujet desquelles ni la justice ni l’histoire ne sauraient admettre une discussion, nous avons noté cinq ou six passages : celui où M. Michaelis apostrophe indirectement M. von Tirpitz et l’amiral von Capelle, ces gens qui, en prédisant la fin de la guerre à date fixe par le triomphe du sous-marin, « n’ont pas rendu service à la patrie ; » celui où il jure que l’Empire, fidèle à ses alliances, observera, repentir méritoire, ses contrats et ses traités ; celui où il est contraint de faire « la pénible constatation que, par suite de l’économie de la guerre, les relations des villes et des campagnes « ont été troublées. » Cela regarde spécialement l’Allemagne, mais ceci nous regarde pour notre part. L’Allemagne, « qui n’a pas voulu la guerre, » ne voudra la paix que comme une nation « qui s’est battue victorieusement, » sur la base, toujours, de la carte de guerre. « Tout le territoire de la patrie est sacré. Nous ne pouvons négocier avec un adversaire qui réclame une partie du territoire de l’Empire (l’Alsace-Lorraine). Nous devons obtenir que les frontières de l’Empire soient garanties à jamais (la Belgique, le bassin de Briey). Nous devons, par voie d’entente et de compromis, garantir les nécessités vitales de l’Empire allemand sur terre et sur mer. La paix doit constituer une base pour la réconciliation durable des peuples, empêcher leur hostilité lointaine exprimée par des boycottages économiques, nous protéger contre la transformation de la ligue militaire de nos ennemis en une ligue économique. »

C’est là que perce le bout de l’oreille, c’est là que le bât blesse le peuple allemand ; aussi M. Michaelis est-il pour le moins maladroit de railler lourdement « l’impuissance américaine, » comme si la guerre ne contenait pas, ne commandait pas et ne conditionnait pas l’après-guerre. La grande terreur de l’Allemagne industrielle et commerçante, sa blessure mortelle, on la voit bien. Elle ne lui permet point de sourire d’une quatorzième ou quinzième déclaration de guerre, non pas des États-Unis, mais du Siam. Les contradictions qui embrouillent la harangue du Chancelier tiennent à ce qu’il était obligé de faire parler dans la même phrase Hindenburg, Ludendorff, et les Stumm, les Thyssen, les Siemens, les Ballin ; la Prusse et la Hanse, la gloire et la marchandise ! Mais ce langage, qu’est-ce en somme ? Est-ce la motion Scheidemann-Erzberger ? la motion de la majorité ? Pas absolument. Est-ce le contraire ? Pas davantage. Ce n’est pas elle dans la forme, et, au fond, c’est elle. Ce n’est pas elle dans le ton, et c’est elle en son essence. C’est la guerre, et ce n’est pas la guerre. Ce n’est pas la paix, et c’est la paix. « Nous ne pouvons pas offrir la paix encore une fois. Mais avec le peuple entier, avec l’armée allemande et ses chefs, qui sont d’accord sur cette déclaration (qu’on ne s’y trompe pas : cette incidente est la proposition principale de tout le discours), avec l’armée allemande et ses chefs, — avec le Kronprinz, avec Hindenburg, avec Ludendorff, eux-mêmes, — le gouvernement estime que, si les ennemis veulent revenir de leurs idées de conquêtes, de leurs projets d’anéantissement, nous écouterons loyalement et prêts à la paix ce qu’ils ont à nous dire. » En d’autres termes : « Nous ne demandons pas la paix, nous ne l’offrons pas ; mais nous demandons qu’on nous l’offre. » Faut-il serrer les mots de plus près, en mettre au jour le sens caché ? Hindenburg ne croit plus à la victoire du sous-marin, Tirpitz ne croit plus à la victoire de l’armée, le gouvernement ne croit plus à la victoire de l’un ni de l’autre. Le peuple n’y croit désormais que par habitude de croire. L’Allemagne veut peut-être encore la guerre, mais l’instant approche où elle ne pourra plus que la paix. Mais ses attaques réitérées, ses coups de bélier à l’Est et à l’Ouest ? Oui, militairement, dans le présent, elle peut encore la guerre ; mais politiquement, économiquement, pour son avenir, elle ne pourra bientôt plus que la paix. C’est pourquoi elle nous invite à parler ; et c’est pourquoi il faut nous taire. C’est sous ce signe et sous ces auspices que doit s’ouvrir la Conférence des Alliés.

Pendant que l’Empire allemand avait sa crise, la Révolution russe a eu ses Journées de Juin. Les ministres prussiens, qui devaient partir. ne partent pas, et les membres du gouvernement provisoire, qui ne devaient pas partir, sont partis. Le prince Lvoff lui-même s’est retiré. M. Kerensky, président du Conseil, ministre du Salut public, n’est plus seulement la voix, il est la tête de la Russie. Elle n’en a pas de rechange ; qu’il la garde bien au milieu des défections, des trahisons, des attentats dont il va être la cible, de toute cette folie anonyme et de toutes ces conspirations pseudonymes où les Lénine ne s’appellent pas Lénine, où les Zinovieff s’appellent Apfelbaum, les Kameneff, Rosenfeld,et à qui l’argent vient de Berlin par Stockholm. Peut-être l’heure et l’œuvre réclamaient-elles sa jeune et farouche énergie. Après tout, la Montagne sauva la France par des moyens que la Gironde n’eût pas employés. Si Kerensky est tout ensemble Danton et Carnot, comme on le dit, ce n’est pas trop pour animer et pour organiser tout ce qui, dans la Russie en désarroi, doit être réanimé et réorganisé.

En Angleterre, M. Winston Churchill est rentré dans le cabinet. Quelques changemens ont été introduits, qui n’ont rien changé à la politique. M. Lloyd George a répliqué, comme il aime à le faire, au maiden speech de M. Michaelis. D’une chiquenaude, il a réduit en poudre l’édifice branlant de cette logomachie. Si le Chancelier allemand désirait avoir, sur la guerre navale, sur les disponibilités et les dispositions de la Grande-Bretagne, des faits et des chiffres, il les a. — En Espagne, à Barcelone, le 19 juillet s’est passé mieux qu’on ne l’aurait cru, dans le calme relatif de la rue et des esprits. Une seule barricade, un seul mort ; un manifeste courtoisement remis au gouverneur, et la séance levée. Mañana, on verra demain. — En Chine, l’infortuné Pou-Yi est détrôné aussitôt que restauré. Il aura connu, dès sa petite enfance, les vicissitudes humaines. Cet Empereur de huit ans, pour son second essai, aura régné huit jours. Mais nous, apprenons, par cet exemple, à ne pas philosopher sur les empires et les révolutions, avant que les révolutions se soient rassises et que les empires se soient consolidés.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC