Chronique de la quinzaine - 14 août 1917

Chronique n° 2048
14 août 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La roue a vite tourné. L’armée russe, qui avait semblé bien partie, portait en elle des germes de décomposition. En moins de huit jours, Tarnopol était prise, les Austro-Allemands se glissaient par les vallées du Sereth et de la Strypa, se répandaient sur les deux rives du Dniester, réoccupaient Halicz, Stanislau, Nadvorna, obligeaient le général Korniloff à une retraite qu’ils inquiétaient ; rentraient dans Kolomea, s’emparaient de Kuty, pointaient vers Czernovitz, vers Kimpolung, débloquaient les cols des Carpathes ; et tous ensemble, le prince Léopold de Bavière, Boehm-Ermolli, l’archiduc Joseph, Kœwess, poussant de toutes leurs forces, à toute vitesse, rejetaient les Russes hors de la Galicie, les pressaient en Bukovine, les ramenaient à leur frontière, la franchissaient. Le Kaiser, réapparu à la lumière, après les entretiens de Berlin d’où il s’était, en l’honneur de son fils, si inopinément exclu, était venu à Tarnopol, moins sans doute pour voir que pour être vu ; et, bien installé au spectacle, dans son automobile changée en trône roulant, il avait à loisir admiré les heureux effets de la valeur de ses soldats et du travail de ses agens.

Malgré la magnifique ardeur de Kerensky, malgré la volonté des chefs, malgré l’effort énergique des régimens restés intacts ou ressaisis, la trahison et l’anarchie ont accompli leur œuvre. Le communiqué russe en fait, étape par étape, le douloureux, l’expiatoire aveu. « En raison de l’inexécution de certains ordres militaires, la résistance de nos troupes ne s’étant pas affirmée comme suffisante... » dit-il le 21 juillet. Le 23, relatant un combat qui s’était d’abord dessiné favorablement dans la direction de Vilna, région du bourg de Krevo : « La conduite d’une partie de nos troupes n’a pas permis d’exploiter ce succès. » Le 26 : « Nos contre-attaques, par suite des faibles effectifs de nos élémens ainsi que des conditions morales, n’ont amené aucun résultat positif. Quelques, élémens continuent à abandonner leurs positions et n’exécutent pas les ordres prescrits. » Mais, hâtons-nous de le remarquer, il y a la contre-partie. Le bulletin relève, comme une consolation : « Il faut souligner la vaillance des officiers qui sont tombés en grand nombre dans l’accomplissement de leur devoir... » — « Les officiers se sont fait remarquer par leur héroïsme et se sont fait massacrer en grand nombre. » Et comme une espérance : « A côté de tels élémens se trouvent des troupes qui remplissent avec abnégation leurs devoirs envers la patrie et qui opposent une résistance obstinée à l’ennemi. »

Enthousiaste et impassible en même temps, dans un esprit de total sacrifice, sachant ce qu’il risque et le risquant délibérément, Kerensky s’efforce de reprendre en main l’État et l’armée. Il ne recule pas devant les mesures extrêmes. Il a juré au peuple russe, il s’est juré à lui-même, dans sa grande pitié de la patrie, de faire un gouvernement de Salut public. Or il sait qu’un gouvernement de Salut public, gouvernement de désespoir, de combat au dedans et au dehors, doit être ou plutôt ne peut pas éviter d’être un gouvernement « de sang et de fer. » C’est précisément le langage qu’il tient ; ce sont justement les mots qu’il emploie ; ce sont ceux qu’il dicte ou qu’il inspire à ses commissaires aux armées. Il le fallait. Il faut, comme quelqu’un osa jadis l’écrire en une formule à la fois cynique et superbe, « il faut que la patrie se défende ou avec ignominie ou avec gloire ; et, n’importe comment, elle est bien défendue. » Il faut donc ce qu’il faut pour que cela soit. Parlant de cette nécessité première et revenant à cette nécessité première, se déroulent, enchaînées, toutes les autres nécessités.

« Pour que le sang des héros n’ait pas été répandu inutilement, télégraphiait le commissaire Savinkoff (qui devient ministre), à la suite de son inspection de la 7e armée, il faut que vous fassiez preuve d’une volonté de fer... Qu’ils soient punis, ceux qui refuseront d’exposer leur vie pour la patrie commune. Alors seulement le sang n’aura pas été versé en vain. » Korniloff, Tcherbatcheff, les meilleurs généraux, tous les bons soldats, ont pensé et parlé ainsi. Il en a été ainsi ordonné. « Placé devant l’alternative soit de sacrifier l’armée aux lâches et aux traîtres, soit d’avoir recours à l’unique moyen qu’ils puissent craindre, » le gouvernement révolutionnaire a dû rétablir sur le front la peine de mort qu’il avait abolie.

Dans de pareils cas, c’est moins le mauvais troupeau qui est coupable, que le mauvais berger, que le chemineau jeteur de sorts. A l’intérieur aussi, il a fallu se résigner à sévir. Trop longtemps couverts par le voile d’une popularité indignement captée, Lénine et ses complices sont apparus tels qu’ils étaient, et l’on a eu la preuve qu’ils n’étaient pas seulement des politiciens extravagans et délirans ; de Berlin à Stockholm et de Stockholm à Petrograd, on a pu suivre à la trace les trente deniers de Judas. Oulianoff, dit Lénine, s’est enfui : il a sans doute trouvé un refuge en Allemagne, son pays de prédilection. Reste sa séquelle, moins puissante maintenant que ses mobiles sont découverts, mais toujours dangereuse par ses artifices. La trahison est comme un fleuve qu’il est possible de tarir à sa source, très difficile de briser dans son cours, impossible d’empêcher d’inonder et d’emporter tout, quand il a pris, en coulant largement, la force de s’épandre. Si Kerensky veut en venir à bout, c’est chez les faux Zinovieff et les faux Kameneff, chez les Apfelbaum et les Rosenfeld, qu’il est obligé d’aller la chercher, puisqu’il ne peut étendre le bras assez loin pour l’atteindre à son origine.

En attendant, les conséquences sont là : tout l’effort militaire de trois ans est compromis, ou même davantage ; l’offensive de Broussiloff, celle de l’été de 1916, avec ses 500 000 prisonniers, ses milliers de kilomètres carrés reconquis ou conquis, est annulée ; en Galicie, en Bukovine, les Empires centraux effacent et rectifient « la carte de guerre ; » ils entament la Podolie, la Moldavie ; ils guettent la Bessarabie. La Russie, mordue au Nord, ne mord plus au Sud ; envahie, elle ne rend plus l’invasion. Peut-être, à présent que l’état-major allemand ne croit plus avoir d’intérêt à la ménager, et qu’il a versé dans ses veines les philtres de dissolution, se prépare-t-il pour elle de grandes batailles. Mais la plus grande de toutes est certainement celle que Kerensky livre à l’anarchie. Qu’il la gagne, qu’il forme à son image un gouvernement de guerre, qu’il le pénètre et qu’il pénètre la nation de cette vérité élémentaire que la guerre a ses lois auxquelles les révolutions elles-mêmes ne sont pas dispensées de se soumettre, et rien n’est définitivement perdu. En soi, le fer et le sang sont injustes et impurs, un gouvernement de Salut public est tyrannique ; il n’est gouvernement de Salut public et ils n’en deviennent les instrumens sacrés, ils ne se purifient qu’à la condition qu’ils sauvent.

Par bonheur, sur les autres fronts, les Alliés ont eu d’assez belles compensations, des revanches où la Russie, la première, s’est taillé sa part. L’armée russo-roumaine, — indemne ou moins touchée en ses élémens russes, reconstituée en ses élémens roumains, — a attaqué, dans les vallées du Trotus, de la Susita et de la Putna ; sur une longueur de soixante kilomètres, elle a enfoncé les lignes ennemies d’une vingtaine de kilomètres en profondeur ; mais les événemens qui se sont passés sur le Dniester ralentissent et suspendent sa marche, s’ils ne la mettent en péril.

Sur notre front occidental, les Anglo-Français, ayant mené à bien une préparation d’artillerie telle que cette guerre, qui en avait déjà vu tant, et à pleine puissance, n’en connaissait pas encore d’aussi formidable, se sont ébranlés simultanément, une armée française en liaison, sur sa droite, avec les armées britanniques, sur sa gauche, avec l’armée belge. Une bataille s’est engagée, formidable comme sa préparation même, mais, selon toute probabilité, formidable en durée comme en intensité ; bataille de patience autant que de violence, dans laquelle la tempête du 1er août et les pluies diluviennes qui l’ont suivie n’auront fait que marquer une pause, juste le temps d’organiser le terrain gagné et de faire avancer, par des chemins défoncés, les canons géans. Une bataille aussi décisive qu’aucune bataille puisse l’être dans cette guerre jusqu’ici sans décision où chaque bataille est toute une guerre, c’est bien ainsi que la jugent les Allemands qui la voyaient venir, puisque la seule image en a par avance glacé la joie lyrique, assombri l’éclat oratoire et épistolaire de l’Empereur, dans sa harangue de Tarnopol, dans ses dépêches à Hindenburg et à M. Kaempf, dans ses manifestes commémoratifs à la nation et à l’armée. Les nuées que le vent amasse dans l’Ouest obscurcissent à ses yeux le nouveau soleil qui se levait à l’Orient. Il pense au « bombardement » qui, là-bas, se prolonge, s’accroît sans cesse, se décuple, se multiplie, aux « assauts » qui vont se produire. Il sent, sur sa tête et sur sa langue, le poids « d’un monde d’ennemis. » Où sont les trompettes du triomphe ? Le ton est résigné, le souffle court. Par habitude, automatiquement, dans un soupir beaucoup plus que dans un défi, Guillaume II balbutie encore : « Dieu est avec nous ! » Les deux larrons du Golgotha purent aussi le dire sur leur croix. Mais ils ne ressuscitèrent pas avec Jésus, le troisième jour.

Pour nous, la bataille des Flandres commence bien, et même un peu mieux que bien, mais elle ne fait que commencer, et nous devons savoir, nous ne devons pas oublier que, comme toutes les batailles de cette guerre, elle sera longue et dure. Longue et dure comme cette guerre elle-même, dont la fin seule est sûre. Elle va continuer, avec des intermittences, des péripéties, des contretemps, des incertitudes, des émotions, pendant des semaines et des semaines, peut-être pendant plusieurs mois. Ne retombons pas dans les fautes ou dans les erreurs d’un récent passé. Ne nous élançons pas trop haut et ne nous lassons pas trop tôt. Vaincre, dans une bataille de durée, est naturellement une affaire d’endurance. Verdun et l’Aisne ont démontré que nous avions cette vertu, ou que nous l’avons acquise, et que nous sommes capables de la conserver. Mais mesurons et bornons nos desseins, sinon nos désirs ; réglons sur le possible sinon nos ambitions, nos satisfactions. De la bataille qui commence, et sur le caractère de laquelle il importe de ne pas se tromper, n’attendons pas directement, immédiatement, de trop grands résultats territoriaux. Là, dans ce décor historique, sur ce sol humide et bourbeux, sur cette espèce de chaussée ou de digue à peine émergente, comme sur une planche jetée au-dessus des marécages, va être vidée, en champ clos, la querelle, depuis longtemps fatale, de l’Allemagne et de l’Angleterre. C’est là qu’avec les Belges et nous comme seconds, « la misérable petite armée anglaise, » que ce grossier Allemand d’Erzberger voulait jadis faire prendre tout entière par un vieux général prussien décrépit, hissé sur un cheval fourbu, pour l’exhiber, à titre de curiosité, dans les cirques, cette petite armée, devenue une nation en armes, — et quelle nation, qu’alimentent les ressources de la moitié de l’univers ! — a appelé en duel la colossale armée de l’Empire, grossie de toutes les classes qu’elle a drainées jusqu’aux raclures et épluchures, encadrée par ses plus vieilles bandes, commandée par ses chefs les plus réputés.

Déjà, dans la période préparatoire et dans la première phase de la bataille même, l’Allemagne paraît être dominée. Nos alliés et nous, lui opposons cinq pièces de canon pour une ; ses feux sont éteints, ses avions descendus, ses yeux crevés, ses réseaux barbelés détruits, ses repaires éventrés, toutes ses malfaisantes et maudites inventions,, ses flammes et ses fumées d’enfer retournées contre elle, à son tour empoisonnée par ses odeurs, tuée par sa propre pestilence. Elle n’a pas répugné à faire de toutes les sciences une encyclopédie du meurtre ; en invoquant, à l’aide de sa perfidie et de sa brutalité, une chimie dévastatrice, assassine et incendiaire, elle nous a forcés, pour nous défendre, à convenir, plus de cent ans après la Révolution française, que la République, elle aussi, peut avoir besoin de chimistes. L’Allemagne a voulu faire la guerre d’usure, voir qui frapperait le plus fort, qui supporterait le plus aisément. La voilà accrochée au croc qu’elle a elle-même tendu. Lorsqu’elle sortira de la bataille des Flandres, quelle que soit la variation de la « carte de guerre, » quelle que soit, sur le terrain, l’étendue de nos gains et de ses pertes, il n’y aura plus qu’un coup de lime à lui donner. Et la lime sera de belle taille et de bonne trempe, tenue par une main robuste. Elle sera, comme on dit à Paris, quand on y veut tout dire, « américaine ! »

Ainsi se présente, en son ensemble, dégagée de considérations incidentes ou accessoires qui n’y changeraient rien, la situation militaire, dans ce qu’elle a de favorable et ce qu’elle a de défavorable. Tâchons, en simplifiant de même, de montrer aussi clairement de quelle situation politique elle se double. Une des forces de l’Allemagne dans cette guerre a été de souder l’une à l’autre les deux tactiques, de joindre et de combiner ses deux offensives. Parlant de la crise allemande, nous en avons parlé sérieusement, comme si, sérieusement, il y avait eu crise en Allemagne. Nous avons cherché de notre mieux le sens du discours prononcé au Reichstag par le nouveau chancelier, comme si M. le docteur Michaëlis avait tenu à ce qu’il eût un sens, à ce qu’on lui en donnât un, et à ce que ce fût bien celui que l’on préférait y attacher. Mais l’opération peut se présenter sous un autre aspect. Il n’est pas interdit d’admettre, ou du moins on ne doit pas rejeter a priori, l’hypothèse d’une pure comédie, dans laquelle M. Scheidemann, M. Erzberger, M. Michaëlis lui-même, auraient joué chacun leur rôle, dont tous les groupes politiques se seraient faits plus ou moins les comparses, et qui aurait eu pour objet, en faisant croire à un désir de paix chez les Allemands, de surexciter les « maximalistes » russes, de semer des hésitations ou des dissentimens chez les Alliés, de rompre dans les différens pays l’union des âmes, et de brouiller entre elles, si c’était possible, les puissances de l’Entente, sournoisement induites à se méfier les unes des autres. Une chose, après coup, corrobore l’hypothèse qu’il y eut, dans la dernière crise, de la comédie : l’incident que vient de soulever, avec une inconscience rare même parmi ses compatriotes, M. le docteur Michaëlis.

Il n’avait pas dû être enchanté de ses débuts comme chancelier devant le Parlement de l’Empire, où il avait en effet trouvé le secret de décevoir ou de mécontenter tout le monde et de ne réaliser ni les espérances ni les craintes que sa nomination avait fait naître. Ce fonctionnaire bien noté, mais peu reluisant, que la fortune était allée soudain tirer du rang des gens « qui ne sont pas nés, » qui ne sont ni hoch, ni wohl, ni, à plus forte raison, hochwohlgeboren, et dont elle avait fait, en le touchant, un personnage, le premier de l’Allemagne après l’Empereur, avait laissé surtout à son auditoire une impression de médiocrité. Il l’a senti. D’autre part, les journaux, le Times en tête, venaient de rappeler l’attention sur la Conférence tenue à Potsdam, le 5 juillet 1914, un mois avant la déclaration de guerre, entre Allemands et Autrichiens, souverains et princes héritiers, ministres, chefs d’état- major ; et par cette publication, qui n’était du reste qu’une réédition, venait d’être posée derechef, ravivée, la question toujours brûlante des « responsabilités de la guerre, » que Guillaume II s’évertue à secouer, mais qui lui colle au dos comme une tunique enduite de soufre. Le crime des Empires du Centre, qui, dans la position réciproque de l’Allemagne et de l’Autriche, dans l’enchaînement des causes et des faits, est avant tout le crime allemand, — ici encore, l’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout ! — était une fois de plus démontré. M. Michaëlis, encore novice, s’est cru assez malin pour donner le change, par un recours à la ruse puérile que pratiquent tous les écoliers, et dont nous avons souri l’autre jour : « Ce n’est pas moi ! C’est lui ! » Mais tandis que, d’abord, il n’avait fait avec une légèreté relative, ensuite, de peur que le coup n’eût pas porté, il a insisté germaniquement. Ne pouvant, décemment ou indécemment, prétendre que c’était la France qui, il y a trois ans, avait rendu la guerre inévitable, il s’est proposé d’établir que c’était elle qui maintenant en rendait nécessaire la prolongation.

Par cette révélation, M. Michaëlis se flattait de faire du neuf, de se distinguer de M. de Bethmann-Hollweg, demeuré empêtré dans ses chiffons de papier, et de ses compères viennois qui n’avaient su que rabâcher piteusement des fables ridicules, des histoires absurdes, des contes à dormir debout. Et l’instant lui paraissait bon. Chargé de résoudre le problème, il en repassait en esprit les données, telles qu’il aimait à se les représenter : la débâcle russe, le fléchissement, signalé avec complaisance et combien d’exagération ! du moral des nations de l’Entente, les difficultés que certains d’entre les Alliés devaient avoir à s’accorder sur certains points, les lenteurs obligées, mais pesantes, de l’intervention américaine, la lassitude plus sensible au quatrième anniversaire (l’Allemand, homme d’imitation, est, naturellement aussi, un homme à anniversaires), la douleur des familles ravagées ou séparées, les souffrances, les privations, la gêne, la satiété de la mort, la poussée de la vie qui veut renaître, les agitations des partis et des syndicats de profiteurs qui pensent aux affaires de demain, les tracasseries en vue d’une paix brusquée et bâclée dont quelques-uns grilleraient de s’attribuer le mérite, fût-il illusoire, et l’avantage, ne fût-il qu’électoral. Le milieu, comme l’instant, était donc propice. Le chancelier a alors lancé son brûlot, tiré son pétard, dernier gaz asphyxiant sorti du laboratoire de la Wilhelmstrasse. Solennellement, comme s’il déposait une pièce capitale dans les archives des siècles, M, Michaëlis a pris le monde à témoin. « Il sera de la plus haute importance pour le monde entier, a-t-il dit aux cinquante reporters qu’il avait convoqués tout exprès, de connaître que des preuves écrites de la convoitise de nos ennemis sont tombées entre nos mains et que nous savons ainsi les vraies raisons de la continuation des sanglans massacres entre les nations. Je veux parler des rapports de témoins oculaires et auriculaires des débats secrets dans la Chambre française des députés, le 1er et le 2 juin. »

Expédions tout de suite une question préjudicielle. A interpréter littéralement l’affirmation de M. Michaëlis, le chancelier allemand aurait entre les mains « des preuves écrites » de nos « convoitises ; » et ces preuves écrites seraient « des rapports » émanant, à un degré quelconque, de « témoins oculaires et auriculaires » du comité secret de la Chambre française. Ce n’est, à coup sûr, un mystère pour personne que des comptes rendus d’un des comités précédens ont couru tout Paris, qu’on en offrait des copies à prix fixe, et que, pour le dernier, celui auquel M. Michaëlis a fait allusion, il en a circulé de café en café des versions, les unes assez fidèles, les autres défigurées. On l’a su. La police l’a su, le gouvernement l’a su, la Chambre des députés l’a su. Qui s’en est ému ? Ou du moins qui a fait quelque chose de plus que si l’on ne s’en émouvait pas ? Et, aujourd’hui que des « rapports » fondés sur ces feuillets clandestins sont arrivés en Allemagne, qu’est-ce que cela prouve ? Non point qu’il y ait quelque part chez nous un traître, mais qu’il y a dans la Chambre beaucoup de bavards, et qu’un secret confié à six cents personnes ne saurait plus être, on s’en doute bien, un secret (l’art des conjurations le bornait strictement à trois, et encore !). Cela prouve, par surcroît, que les comités secrets, qui sont sans secret, ne sont pas sans inconvénient, comme voulut le dire M. le général Lyautey, à qui il en coûta son portefeuille de s’être permis de le supposer.

Mais, sur le fond, sincèrement, sans commettre une indiscrétion que nous reprocherions à d’autres, nous pouvons nous porter garant que, si la chancellerie a payé cher ce prétendu document, elle a été volée. Il a peut-être été dit, en comité secret, les 1er et 2 juin, quelque chose de cela, mais pas cela, et pas comme cela. L’informateur des informateurs de la chancellerie s’est embrouillé dans une matière délicate, tout en nuances, qu’il est possible que tous « les témoins oculaires et auriculaires » n’aient pas toutes très finement discernées ni très exactement perçues ; qu’au demeurant il était impossible aux informateurs de seconde main, même s’ils n’étaient pas professionnellement des déformateurs, de comprendre et de rendre en leur subtilité. Nous n’osons dire rien de plus, et c’est dommage : M. Michaëlis verrait à quel point il a été trompé. Il lui est d’ailleurs facile de le deviner, et même de le toucher du doigt. S’il tient à être renseigné sur ce point d’histoire, qui n’est et ne sera, quoi qu’il veuille, qu’un point d’histoire, qu’il lise attentivement la réponse de M. Ribot. Jamais un plus honnête homme n’a tenu un plus honnête langage.

A quoi bon biaiser ? Le point vif, et que le chancelier a voulu faire aigu, c’est la condition future de la rive gauche du Rhin. Il a accusé nos ministres, ou même personnellement M. le Président de la République, d’avoir conclu, à ce sujet, dans les derniers temps de l’ancien régime en Russie, un traité secret avec le tsar, nous réservant de procéder, sur la rive gauche du Rhin, à « de vastes modifications territoriales. » M. Ribot a répondu : « Il ne s’agit que de nous garantir contre une nouvelle agression, non pas en annexant à la France les territoires de la rive gauche du Rhin, mais en faisant au besoin de ces territoires un État qui nous protégerait ainsi que la Belgique contre une invasion d’outre-Rhin. » M. Michaëlis lui-même doit voir à présent qu’il y a une nuance, et il doit en prendre son parti. Personne en France ne veut aller au delà, mais personne non plus ne veut rester en deçà. Contre une nouvelle agression de l’Allemagne, nous qui les comptons par centaines depuis qu’il y a des Allemands et avant même qu’il y eût une Allemagne, nous entendons qu’on nous donne des garanties, et des garanties positives. Nous ne disons pas « territoriales, » par des annexions, mais nous disons catégoriquement positives, par des démantèlemens, des démobilisations, des démilitarisations, en un mot par une « déprussification. » En quoi nous nous montrons singulièrement plus modérés que les pangermanistes, qui réclament Longwy, Briey, Calais, Dunkerque, Anvers et toute la côte belge, au minimum. A qui la faute, si l’Allemagne est un voisin si incommode que l’on ne puisse vivre à côté d’elle sans s’en garder par une « marche ? »

C’est tout, et voilà bien du bruit. Mais peut-être M. Michaëlis désirait-il simplement faire beaucoup de bruit. Hors d’Allemagne, l’Alsace-Lorraine, du point de vue allemand, ne « rend » plus. Il n’est pas, jusqu’au Soviet qui, sous réserve des formes, ne s’associe à notre revendication, et que la chancellerie impériale ne renonce à échauffer ou à refroidir sur l’Alsace-Lorraine. Mais elle a cru qu’il en irait bien autrement de la rive gauche du Rhin, surtout en y mêlant les sinistres projets du tsarisme exécré. Elle a cru souverainement habile de marier à nouveau, après la lettre, le tsar et la République française. Et elle n’a pas visé la Russie seulement. Ailleurs encore, de l’autre côté de l’Océan, les mots d’annexions et de conquêtes pouvaient faire dresser l’oreille dans un geste ombrageux. Divide et impera, disait l’autre ; mais il avait la manière. M. Michaëlis ne l’a pas ; il découvre trop son jeu ; il montre trop la patte. Ce n’est pas du bel ouvrage. La double fin de sa machination se voit des extrémités de la planète : soutenir l’esprit de guerre en Allemagne, et le faire baisser dans l’Entente, troubler les Alliés et attendrir les neutres, en feignant que l’Allemagne veut une paix raisonnable que la vorace Entente s’obstine à repousser. Cependant, avec une maladresse qui a l’air d’une flatterie, le comte Czernin appuie la manœuvre. Lui, c’est à l’Angleterre qu’il s’adresse. Il affecte de prendre au bond une phrase de lord Robert Cecil disant : « L’Autriche-Hongrie n’est pas notre principal ennemi. » Qu’est-ce à dire, pour le comte Czernin ? Il supprime l’épithète, comme évidemment déplacée, et c’est-à-dire : « L’Autriche n’est pas notre ennemi. » Sur quoi, tout allié qu’il est de l’Allemagne qui matin et soir prie Dieu de punir l’Angleterre et de faire de l’Empereur le ministre de ses vengeances, il offre tranquillement son arbitrage.

De l’une et de l’autre démarche, nous concluons que les Empires du Centre, ainsi que nous l’avons dit, veulent encore la guerre, mais qu’en dépit de chances militaires que la complexité même de l’Entente fait reverdir à chaque saison, ils la peuvent de moins en moins, et ne la pourront bientôt plus. Cette guerre n’est point une guerre ordinaire : plus de la moitié de l’univers y est en lutte contre quatre puissances, deux grandes et deux petites, sous le régime des nations armées, mais armées de tout ce qu’elles possèdent ou se procurent, population, production, richesses, subsistances, industrie, capacité d’achat et de transport. Il est possible qu’elle se termine par une victoire qui ne soit pas une action spécifiquement militaire, par une défaite qui soit surtout une faillite ou une défaillance. Mais ce qui est tout à fait impossible, d’une impossibilité physique et mathématique, c’est qu’à la longue, l’univers ne l’emporte pas.

Tandis que le chancelier s’occupait, avant de commencer ses visites, à préparer ainsi son camouflet (dans les deux sens du mot), la Conférence des Alliés à Paris, était close par la déclaration réitérée de leur inébranlable résolution. Certaines difficultés, qu’on escomptait dans le camp adverse, ou n’avaient pas été soulevées, ou avaient été écartées, ou avaient été esquivées. Le fagot d’épines des questions balkaniques avait été délié par les mains souples des Grecs et des Italiens assis autour de la même table. L’opinion de la révolution russe sur « les buts de guerre » et le ferme propos des puissances occidentales ne s’étaient pas entre-choqués. La suite des conversations avait été opportunément renvoyée à une seconde réunion qui devait se tenir à Londres. Mais, dans le même temps et à Paris même, siégeaient, en une sorte de Conférence officieuse, à côté de la Conférence officielle, des délégués des partis socialistes de France, d’Angleterre et de Russie. Toujours la concurrence des diplomaties. Le Soviet de Pétrograd s’y était fait représenter par quatre plénipotentiaires, notamment par MM. Ehrlich et Goldenberg, qui sont, à n’en pas douter, d’excellens patriotes russes, bien que leurs noms ne rendent pas un très pur son de cristal slave. Ces quatre citoyens, tout frais émoulus de l’autocratie, nous ont prodigué leurs conseils avec une largesse parfois un peu choquante. « Voici ce que nous voulons, » tranchent-ils. Mais que veulent les autres ? Car les autres aussi ont le droit de vouloir. La révolution russe, ou quelques révolutionnaires, pensent et parlent de la sorte, c’est entendu. Et, avec leurs avis, qu’est-ce qu’ils apportent ?

Ce que MM. Ehrlich, Goldenberg et leurs compagnons ont dit, dans cette conférence à côté, nous passionne médiocrement et même nous intéresserait peu si nos socialistes, à nous, ne l’avaient pas entendu, et si ce n’étaient pas des perroquets. Le lendemain, M. Renaudel se perchait à la tribune de la Chambre. Sous le prétexte un peu gros d’empêcher M. le président du Conseil de favoriser par son silence la manœuvre de M. Michaëlis, il le sommait de renoncer publiquement pour l’avenir à toute autre garantie contre le retour d’une agression allemande que l’institution de la « Société des nations. » Mais l’homme peut s’instruire chez les bêtes, et se souvenir que la première « Société des nations » fut celle du Loup et de l’Agneau, et la seconde, celle des Animaux malades de la peste. M. Ribot l’a vu clairement et clairement dit. Il convient de lui en savoir gré, autant que d’avoir posé, comme une borne infranchissable à des empiétemens qui devenaient excessifs, cette maxime fondamentale : « Il n’y a pas, en France, d’autre gouvernement que le Gouvernement. » Que si tout ce tapage avait pour objet final d’obtenir de la fatigue de l’autorité la facilité de se rendre, au sortir d’une conférence préliminaire, à un autre congrès international, où ne seraient pas seulement des socialistes alliés, quand il abandonnerait Stockholm pour Christiania, nous nous retournerions encore vers M. le président du Conseil et nous en appellerions de M. Renaudel à M. Ribot. Les paroles restent.

Il y a des paroles qui méritent de rester. M. Balfour, M. Bonar Law, M. Sonnino, M. Pacbitch, en ont prononcé ces jours-ci. M, Lloyd George, à lui seul, peut en inscrire deux à son compte. « La guerre, a-t-il dit, est une terrible chose, mais pas aussi terrible que le serait une mauvaise paix. » Et encore : « L’Allemagne, qui a manqué son coup, s’arrangerait pour ne pas le manquer une autre fois. Il faut qu’il n’y ait pas d’autre fois. » Une paix juste et réparatrice, une paix solide, une paix durable, une paix moins terrible que cette terrible guerre, et la guerre qu’il faut pour l’assurer, tant qu’il la faudra, parce qu’il nous faut une paix définitive, c’est à cette pensée que le globe est comme suspendu. Toute sa vie se rassemble et s’organise autour de cet axe. Autour de lui, se groupent en un système d’événemens les accidens ou incidens quotidiens dont la terre et les mers s’emplissent jusqu’à en déborder. Même les affaires intérieures de chaque pays, conflits constitutionnels, orages parlementaires, embarras ministériels, empruntent de cette grande et unique affaire un immense surcroît d’importance. Affaires d’Irlande, d’Espagne, de Grèce : l’Occident, le Midi, l’Orient, l’Extrême-Orient. Il nous est arrivé de dire de la Chine qu’elle ne faisait rien comme personne. Nous lui devons amende honorable. Elle vient de faire comme tout le monde (y compris la république noire de Liberia), et de déclarer la guerre à l’Allemagne.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC