Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1917

Chronique n° 2046
14 juillet 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Comme un bonheur ne va jamais seul, à l’heure même où le premier bataillon du premier contingent américain arrivait à Paris pour y célébrer avec nous la Fête de l’Indépendance, nous avons eu une bonne nouvelle. Le 1er juillet, l’armée de Broussiloff a repris l’offensive sur le terrain qui lui est glorieusement familier et où, l’autre printemps, elle avait remporté de si éclatantes victoires. Elle a presque inopinément attaqué l’ennemi chez lui, en Galicie, à quatre-vingts kilomètres de Lemberg, aux environs de Brzezany ; c’est-à-dire qu’elle recommence son effort au point extrême où ses campagnes précédentes l’avaient amenée. En deux jours, elle a fait dix-huit mille prisonniers, capturé trente canons, et la manœuvre, partie du village de Koniuchy, brillamment enlevé dès le début, semble se développer, entre les deux routes de Brzezany et de Tarnopol à Zloczov, dans la direction générale du Sud-Est au Nord-Ouest. Les résultats militaires en sont déjà intéressans, ils peuvent devenir considérables. Mais, quels qu’ils soient et si grands qu’ils puissent devenir, l’événement est d’ordre politique bien plus encore que stratégique.

Il a signifié au monde, suivant une expression jaillie spontanément de tous les cœurs, la résurrection de l’armée russe ; à l’Allemagne, aux Empires du Centre, la fin de leur rêve de paix séparée, de paix brusquée. La flamme des proclamations de M, Kerensky a rallumé l’immense et salutaire incendie. La révolution russe a compris qu’elle ne vivrait que par la victoire, qu’elle ne fonderait que sur elle le régime nouveau, et peut-être s’est-elle souvenue que son modèle, la Révolution française, aurait vite péri de la guerre civile, sans ce qui devait la tuer, la guerre étrangère. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement un homme en qui veillait et souffle l’âme des Danton, c’est le Soviet lui-même, et non pas seulement le Soviet de Pétrograd, mais le Congrès de tous les Conseils de tous les délégués ouvriers et soldats de toutes les Russies, qui, d’une voix quasi unanime, font entendre l’appel ou le rappel aux armes.

Nous ne nous vanterons pas de l’avoir bien prévu, mais c’est une des solutions qui nous avaient paru possibles, et c’est la meilleure. Elle est due sans doute avant tout, à la sagesse, heureusement alliée au courage, du ministre de la Guerre Kerensky, à l’esprit énergique et fertile en initiatives du généralissime Broussiloff, et, pour une part aussi, car il faut être juste, aux adjurations de M. Albert Thomas, de M. Henderson, de M. Vandervelde, de M. Elihu Root ; par là-dessous, à un mouvement national profond qui a rejeté avec horreur loin de la trahison, aussitôt qu’il l’a aperçue, ce peuple loyal et impulsif, tout frais, tout près encore de la nature, qui se meut précipitamment d’une seule masse, comme une force naturelle, et dont la diplomatie allemande a eu le tort d’ignorer la psychologie autant que celle de plusieurs autres : Slavus saltans. Mais il convient d’en faire également honneur à la fermeté que s’est enfin décidé à montrer le Gouvernement provisoire, en refusant de dissoudre la Douma sur la sommation des extrémistes, et en découvrant du même coup leur folie, leur faiblesse, ou du moins la limite de leur puissance, beaucoup plus courte en réalité que leur tapage ne le faisait croire, et la liaison, consciente ou inconsciente, de leur action avec l’intrigue germanique. La révolution parait, à l’intérieur et à l’extérieur, sortir de l’anarchie et s’orienter vers une organisation ; la victoire de Broussiloff est le premier bienfait du Gouvernement, qui en sera récompensé, s’il y prend une conscience plus claire de lui-même. Le nuage asphyxiant se dissipe, le ciel s’éclaircit dans le Nord. Et tout cela, ce miracle, s’est accompli, sans que nos socialistes, dont le voyage en Russie n’aura pas été inutile, aient eu besoin de se rendre à Stockholm ; cela les dispense d’y aller. A moins d’être ingrats ou aveugles, ils ne remercieront jamais trop les bons Français, grâce à qui leur aura été épargné un faux pas, où pouvait trébucher leur patriotisme.

Voilà donc le front oriental réveillé. Sur le front occidental, l’armée anglaise continue, ainsi que ses bulletins le disent volontiers, à faire « d’excellent travail. » Les vues qu’elle s’est données, au prix de sanglans combats, du haut de la crête de Vimy, elle ne les a pas acquises, on le pense bien, par dilettantisme, pour voir se lever et se coucher le soleil sur la plaine. Village par village, faubourg par faubourg, cité par cité, elle enserre et investit Lens, décrivant autour de la ville un demi-cercle de plus en plus étroit : Lens, la capitale du pays minier, consacrée déjà autrefois par une bataille libératrice. La cité Saint-Pierre, la cité Jeanne-d’Arc, au Nord, et au Sud, la commune d’Avion, où sont les fosses 4 et 4 bis de Liévin, en forment comme les avancées. La prise ou plutôt la reprise de Lens, outre sa valeur intrinsèque, aurait une valeur de symbole. Ce serait en quelque sorte la clef de toute une région industrielle, où sont accumulés dans un petit espace nos moyens de production, les alimens et les instrumens de notre vie de paix et de guerre, qui serait remise entre nos mains. Mais c’est ici qu’il importe de tenir fortement en bride nos imaginations et de ne pas voir du coup la chose faite. Ce sera probablement long et dur. En tout cas, il vaut mieux le croire que de s’exposer à une déception, qui risquerait, étant donné notre penchant à nous exagérer le mal comme le bien, et la fatigue légitime de trois accablantes années, d’être suivie d’une dépression. Mieux vaut le croire que de nous ménager encore le désenchantement, le découragement d’une fausse défaite, ou simplement d’un faux échec, qui n’aurait jamais existé que par rapport à l’énormité de nos espérances, mais qui n’en aurait pas moins l’inconvénient grave de nous abattre ou de nous rabattre en nous-mêmes, comme devant nos alliés, nos ennemis et les neutres. Nous ne pourrions être vaincus que par cette inclination de notre caractère que nous pensions avoir vaincue. Il y a longtemps qu’on a écrit de nous : « Ils savent si peu supporter leurs malaise et leur gêne, et, à la longue, ils négligent tellement les choses qu’il est facile de les trouver en désordre, et de prendre le dessus sur eux. » Mais trois ans de constance paraissaient avoir démenti ce dicton de trois siècles. Il ne s’agit plus que du dernier quart d’heure ; et il est vrai qu’étant le dernier, il dure plus, compte plus, pèse plus que d’autres heures tout entières ; mais aussi, étant le dernier, il est décisif et définitif. C’est le moment de nous rappeler que si, dans certains parlers locaux, on dit : « espérer » pour « attendre, » patienter, en bon français, signifie « supporter, » et, au besoin « souffrir. »

Depuis deux mois, nous supportons, au Chemin des Dames, au plateau de Craonne, l’assaut sans cesse renouvelé des Allemands, qui, eux, ne se sont pas trompés sur le prétendu insuccès de nos offensives du 16 avril et du 5 mai. Des deux cent trente divisions, qui, sauf erreur ou omission, composent à présent l’armée impériale, nous en avons sur le corps, sur les bras, les Anglais et nous, plus de cent cinquante. Nous les y avons, ou nous les y avons eues, puisque nous en avons usé beaucoup, et que, les Russes rentrant en activité, le jeu de navettes, où se plaît Hindenburg, est devenu ou va devenir plus difficile. Malgré ce déploiement colossal, le Kronprinz impérial n’a pas pu réussir à prendre la revanche de ses déconvenues. Ni en Champagne où il se venge bassement par le lent assassinat de Reims, ni à Verdun où il s’entête à vouloir enlever la cote 304 et le Mort-Homme, les sacrifices qu’il consent, comme s’ils ne lui coûtaient point, ne lui ont procuré le moindre avantage. N’eussions-nous fait rien de plus, — mais nous avons fait plus, et notre gain ne se borne pas à n’avoir pas perdu, — nous contenons les trois quarts de l’armée allemande, nous tenons contre les trois quarts de la puissance allemande. De Belfort à Dunkerque, notre ligne n’a bougé que pour se porter en avant ; tâtée partout, nulle part elle n’a été percée ; partout secouée, elle n’a fléchi nulle part.

Cependant la Chambre des députés s’est enfermée pour discuter en Comité secret sur la façon dont furent, au mois d’avril et au mois de mai. conduites les opérations, et sur plusieurs questions accessoires. Il est, à ce propos, permis d’émettre l’opinion, et nous ne nous en sommes pas fait faute, qu’il ne faudrait pas abuser de la procédure, nécessairement exceptionnelle dans le régime parlementaire, du Comité secret qui a ou peut avoir de sérieux défauts, dont le pire serait qu’il est secret, si ce n’était qu’il ne l’est jamais hermétiquement. En d’autres termes, un de ses vices, qui se double du vice contraire, est qu’au dedans, il autorise à tout dire, et qu’au dehors, il invite à tout supposer. Bien des secrets qui se confient là à des centaines d’oreilles sont, heureusement, de pauvres secrets : mais la foule, qui ne le sait pas, ou qui n’en attrape que des bribes, souvent déformées, les grossit, et se repaît, s’afflige ou s’irrite de ce qu’on lui cache.

On a, tous ces jours-ci (le texte des demandes d’interpellation en témoigne), beaucoup parlé de « contrôle » et de « sanctions. » Contrôle de qui, sur quoi, et quel contrôle ? Quelles sanctions, pourquoi, et contre qui ? On dirait qu’il est des esprits chagrins et, à leur manière, agressifs, qui se font, pour leur plaisir, les inquisiteurs de la République. C’est assurément un adage contresigné par d’excellens auteurs que a les accusations sont nécessaires dans les républiques, » mais il ne faut pousser rien à l’excès. Et c’est d’ailleurs, aussi, une maxime dûment établie que les peuples forts, avant le combat, « donnaient à leurs généraux les commissions libres, » en style moderne, ne les emprisonnaient pas, ne les emmaillotaient pas dans un contrôle tatillon, ne les frappaient pas comme d’une espèce de suspicion préalable ; et qu’après la bataille, ils ne se ruaient pas sur eux pour éplucher leurs actes et leur faire cruellement expier leur malheur. Même coupables de mauvaise intention, ce qui est rare et ce qui, en pareille matière, implique presque le crime, ils ne les punissaient que doucement, « humainement. » A combien plus forte raison quand un chef, n’avait « péché que par ignorance ! » Non seulement ils ne le punissaient pas, mais ils l’honoraient, et il arrivait même qu’ils allassent jusqu’à le récompenser. Cela non plus n’était pas d’une très exacte justice, mais c’était d’une très fine et très prévoyante politique. Ils avaient moins peur de la faute qui avait été commise que de la faute inverse qui pourrait l’être. Ils se souciaient moins d’atteindre par un châtiment rétrospectif le consul qui sortait de charge que de ne pas terroriser préventivement, de ne pas paralyser ses successeurs par la menace et l’effroi de la peine.

Je sais qu’il y a l’autre école, la jacobine, celle de la Convention, celle des « commissaires aux armées. » On ne veut regarder que les exploits, les succès, que les « grands ancêtres » ont provoqués ; on ne retient que ce qu’ils ont fait faire ; mais le passif l’emporterait peut-être, si l’on tenait compte de ce qu’ils ont empêché. Nous avons eu déjà l’occasion de citer une phrase du duc de Rovigo, qui a écrit, ou à peu près : « Personne n’acceptait plus de commander, personne n’osait plus entreprendre. » C’est le péril que porte en soi la manie délirante de la faute et de la sanction. Rien ne saurait être plus funeste pour une nation engagée dans une lutte à mort, où qui ne sera pas victorieux sera écrasé. Il ne peut pas suffire que la clameur d’une assemblée ou d’un parti exige des têtes pour qu’on les lui livre. Le rôle d’un homme d’État, dans les temps de crise, consiste moins souvent à céder aux entraînemens pseudo-populaires ou parlementaires qu’à leur résister. C’est à quoi, en l’occurrence, nous reconnaîtrons que nous avons un gouvernement.

Tandis que nous sommes en veine de préceptes, nous serions tentés d’ajouter que plus la forme d’un État est mobile, et plus les circonstances de sa vie sont agitées, plus il doit y avoir quelque chose de stable. Le point fixe de l’État, au milieu des vicissitudes de la guerre, lorsque ce n’est pas le gouvernement, ce devrait être le commandement. Or, nous avons déjà changé deux fois de général en chef. L’Allemagne, et, derrière elle, sa coalition, a eu successivement pour chef d’état-major Moltke le neveu et Falkenhayn, avant d’avoir Hindenburg ; mais, depuis qu’elle a, pour lui, réorganisé le commandement, encore qu’il n’ait vraiment pas fait merveille, elle s’est ingéniée à lui créer une légende, et elle l’a tenu pour tabou, fétichisé, presque divinisé. De son côté, l’Italie, avec la vigueur et la subtilité de son sens politique, s’est bien gardée de toucher au commandement, bien qu’un régime monarchique ait autre part son point fixe et donne un gouvernement de guerre plus facilement que ne le fait un régime démocratique. Entré au comité secret, où il a été, lui aussi, ballotté toute une semaine, en un état voisin de la dissolution, le ministère Boselli en est sorti comme un gouvernement vivant, avec un commandement renforcé. Avant toute autre considération, le président du Conseil italien a placé celle-ci, car, à Rome également, la « politique militaire » avait été portée dans le Comité secret : « Le Gouvernement entend assumer, a-t-il dit, toute la responsabilité qui lui incombe, parce que le Gouvernement veut maintenir au commandement suprême l’homme qui a su conduire glorieusement la guerre. Le pays peut être certain que rien ne peut ébranler la confiance que le Gouvernement et le pays ont mise dans le général Cadorna. »

Au surplus, il ne semble pas que le général Cadorna fût directement, ostensiblement visé. Autant qu’on peut de loin la débrouiller, l’affaire était montée et dirigée, sous des prétextes différens, voire opposés, d’une part contre M. Sonnino, ministre des Affaires étrangères, et, de l’autre, contre le ministre de l’Intérieur, M. Orlando. Les uns blâmaient en M. Sonnino, sinon sa témérité (une hardiesse avisée n’est pas téméraire), du moins la certitude hautaine, l’intransigeante rectitude de sa politique ; les autres, en M. Orlando, la timidité, le flottement, la mollesse de la sienne. Les adversaires, comme les motifs d’opposition, se croisaient : contre M. Sonnino, c’étaient les neutralistes, les socialistes, les « fatigués » des salons et de la rue, les gagne-petit inconsolés du parecchio ; contre M. Orlando, les nationalistes, les interventionnistes de droite et de gauche. M. Sonnino, à coup sûr, ne demandait rien, ne désirait rien, ne se prêtait à aucune combinaison, et, dans son poste, attaché seulement à son œuvre, ne briguait aucun autre poste. Pour M. Orlando, ses amis, et quelques-uns même de ceux qui ne le voulaient plus au ministère de l’Intérieur, le désignaient ou l’indiquaient pour la présidence du Conseil, et il n’était pas évident qu’il la repoussât.

Savant juriste, professeur éminent, orateur éloquent, M. Orlando serait parfaitement qualifié pour un rôle de premier plan, et nous ne dirons pas qu’il y songeait, mais le fait est qu’on y songeait pour lui dès la fin de 1915. On le disait alors assez tiède à l’égard, sinon de M. Salandra personnellement, du moins de son sacro egoismo. Mais il parla. Il parla à Palerme, dans une réunion solennelle, au lendemain du jour où, dans le naufrage d’un grand navire torpillé, des femmes et des enfans avaient péri ; et le vent de la mer, qui avait apporté les cris des victimes, remporta ses cris de colère et de vengeance, haussés au ton des voix siciliennes. On ne vit plus alors quelle différence il pouvait y avoir entre M. Orlando et son président du Conseil : avec des accens plus tragiques, et peut-être une autre pensée, il exprimait les mêmes sentimens que M. Salandra.

C’est une aventure du même genre qui de nouveau vient de lui arriver. Menacé comme ministre de l’Intérieur à cause de son manque d’énergie, il a dû se redresser, et, pour ne pas se plier, il s’est roidi. Mais on n’a entendu de son discours que les applaudissemens qui l’ont salué. En revanche, M. Sonnino, qui a été plus acclamé encore, s’est montré tel qu’il est et qu’on le connaissait. On devine, par le langage qu’il avait tenu quelques jours auparavant en séance publique, et par une allusion de M. Barzilaï dans les explications de vote, ce qu’il a pu dire ou répéter en Comité secret. Il a oublié sa personne « pour n’avoir que la vision de l’intérêt de la nation. » Il a affirmé que l’Italie voit et veut, dans cette guerre, « la continuation de la guerre de Mazzini et de Garibaldi, pour la libération de la terre de Battisti et de Sauro, pour la maîtrise de l’Adriatique. » C’est la guerre « pour une paix durable, fondée sur la sûreté des frontières nationales, comme condition indispensable d’une indépendance effective. Unité et indépendance de notre race (della nostra gente), selon la libre volonté populaire, voilà notre programme national, comme ce le fut en 1859 et en 1866 ; dans le dessein que l’Italie puisse représenter sûrement et d’une manière permanente en Europe un élément de paix et de civilisation. »

Langage sec et net d’un homme d’État à l’œil et à l’esprit clairs, qui hait les « vagues idéologies » et qui ne croit pas qu’il ait ni à s’expliquer longuement, ni à s’excuser. En résumé, M. Sonnino n’a pas plus consenti à réviser ses « buts de guerre » que M. Boselli n’a eu l’idée de changer le commandement. Une grosse majorité, 361 députés contre 63, les a suivis et soutenus. C’est maintenant le tour du Sénat, puisque, en Italie comme chez nous, les comités secrets alternent entre les deux Chambres. Le ministère, récemment modifié, et d’où s’est retiré en dernier lieu l’amiral Triangi, ministre de la Marine, n’est pas encore, bien que certain d’être dans le courant des aspirations nationales, complètement sorti de ses difficultés.

Celles de la Grèce étaient incomparablement plus grandes ; elle prend peu à peu le chemin d’en sortir. M. Venizelos, revenu de Salonique à Athènes, a formé, après la démission de M. Zaïmis, un ministère où nous retrouvons ses principaux collaborateurs, M. Politis aux Affaires étrangères, et, à la Marine, l’amiral Coundouriotis. Le général Danglis a été nommé généralissime. Les triumvirs sont ainsi chacun à sa place : les deux gouvernemens se sont fondus en un seul, et l’on peut espérer que bientôt il ne restera rien du conflit intérieur qui faillit déchirer la Grèce. Le jeune Alexandre, émancipé de la triple tutelle de son père, de sa mère et de son oncle, de tous ses oncles, paternels et maternels, dégagé de sa soumission déférente à son frère aîné, débarrassé des familiers tyranniques de sa maison, des Streit, des Dousmanis, des Metaxas, des Mercouris, a l’air de prendre goût à la royauté, et se fait fort accommodant. Son style personnel n’est plus du tout celui de sa proclamation, où l’on sentait la main d’un autre. Avec de bons guides, de bons maîtres à penser et à écrire, comme M. Jonnart et M. Venizelos, il a réalisé de rapides progrès. A tout ce que lui dit le Président du Conseil, il paraît qu’il n’a qu’une réponse : «Poly kala. Très bien ! » Et nous disons aussi : très bien, pourvu que cela soit sincère et que cela dure.

Mais il y a, contre tout retour offensif, des précautions à prendre. M. Venizelos n’est pas homme à les négliger. Il va, dit-on, convoquer prochainement la Chambre, sa Chambre, celle de juin 1915, la dernière légalement ou régulièrement élue, où il avait et n’a jamais perdu la majorité, et qui ne fut brisée que par un coup de force. Transformée en Constituante, elle réglera, — et elle en a le droit, aux termes de l’article 52 de la Constitution elle-même, quoique ayant été dissoute, — la question encore en suspens de la dévolution de la couronne, et remettra la Grèce dans les voies constitutionnelles, le long desquelles elle plantera deux haies assez hautes pour qu’aucun Constantin ne puisse, à l’avenir, la faire sauter pardessus. Après quoi, le royaume apaisé renouera, s’il est sage, le fil de ses destinées. Déjà M. Venizelos l’a fait rompre diplomatiquement avec les puissances de l’Europe centrale ; et, pratiquement, il est en guerre contre elles, une de ses provinces étant envahie par les Turcs, les Bulgares et les Allemands. Ainsi les choses s’arrangent pour la Grèce, et elles s’arrangent en même temps pour nous, en ce sens que notre armée d’Orient n’a plus cette menace derrière elle, et qu’au contraire elle aura désormais sa base naturelle et nécessaire. Mais il reste des points délicats, il s’en élève, il va s’en élever, ou il peut s’en élever d’autres, précisément parce que la Grèce unie rejoint la troupe des Alliés. Il y aura du moins à « causer. » Observons avec attention Rome, Athènes, l’Épire, les Douze-Iles et l’Asie-Mineure.

La situation demeure incertaine en Espagne. Sans la pousser au noir, et sans dire que le germe éclora, il n’y a pas de doute qu’en tout pays il serait mauvais que se formassent dans l’armée des Comités de défense d’officiers et de sous-officiers, mais que c’est particulièrement mauvais en un pays où, pendant trois quarts de siècle, se sont succédé des pronunciamientos de généraux et de sergens. C’est un sol à tremblemens de terre, c’est un milieu où les maladies politiques prennent subitement des allures et exercent des ravages d’épidémie. L’agitation des partis, des groupes, des groupemens est extrême, et d’autant plus redoutable qu’elle se développe çà et là, à Barcelone, par exemple, dans le cadre de la région-. Elle a causé assez d’inquiétude pour que M. Dato se croie obligé de suspendre les garanties constitutionnelles. Une censure impitoyable surveille les journaux avec une rigueur telle que l’un des plus modérés, l’lmparcial, imprime en gros caractères la liste des sujets qu’il est défendu d’aborder, et qui sont : la question militaire, les mouvemens des troupes, les comités de défense, les manifestes et proclamations de sociétés, les, meetings et les grèves, le mouvement des navires de guerre, les torpillages de navires nationaux ou étrangers dans les eaux juridictionnelles, les exportations ; enfin, sont prohibés tous commentaires sur la guerre.

L’énumération est instructive : c’est le tableau en raccourci des embarras nationaux et internationaux de l’Espagne. Et ils n’y figurent pas encore tous. Tandis que le parti libéral officiel, qu’on pourrait appeler la gauche dynastique, l’ancien parti de M. Sagasta, celui qui, à la mort du roi Don Alphonse XII. rendit possible ou plus facile la transmission du trône à son futur héritier mâle, est en pleine crise, et que les épigones, le comte de Romanonès et M. Garcia Prieto, se querellent pour la jefatura, les gauches plus avancées, les gauches radicales, réformistes et républicaines, lancent un manifeste lourd de sous-entendus. On voit renaître des mœurs politiques déplorables qu’on croyait mortes, et que Canovas avait mis tant de soin à détruire, entre autres, le retraimiento, la retraite hors l’État, la bouderie hostile, cette plaie des démocraties latines depuis que le peuple de Rome s’était retiré sur le Mont-Aventin. Un détail marque la gravité de tels incidens, qu’un rien précipiterait, répétons-le, en véritables événemens : le Roi a désiré avoir un entretien, sous couleur de le consulter sur les réformes sociales, avec le vieux républicain que fut toujours D. Gumersindo de Azcarate. La bonne volonté du souverain, la sincérité de son cœur, et l’ouverture de son intelligence, ne sont pas plus contestables que ne le sont la haute valeur, la loyauté, les bonnes intentions du président du Conseil, M. Dato. Mais, de toutes parts, les problèmes se pressent.

L’un des plus obsédans est celui que, par la cynique impudence de ses sous-marins, l’Empire allemand pose à l’Espagne comme à tous les neutres. M. Dato essaie de le résoudre pour son compte, dans un décret où, tout en s’appuyant sur la Convention XIII de La Haye, de 1907, la complète en ce qu’elle avait de trop sommaire et la corrige en ce que l’expérience a montré qu’elle avait de défectueux. L’article premier « interdit à tous les sous-marins des puissances belligérantes, de quelque classe qu’ils soient (de guerre ou de commerce), la navigation dans les eaux territoriales et l’entrée dans les ports nationaux, pour quelque motif que ce soit, et sous peine d’être internés jusqu’à la fin de la guerre. » Quant à présent, l’Espagne n’a reçu la visite que de sous-marins allemands, et il eût donc été plus simple de nommer en toutes lettres l’Allemagne, comme il eût été plus carré de commencer pai garder l’U. C. 52. Si M. Dato ne l’a pas fait, c’est qu’il en a eu d’impérieuses raisons. Nous ne les lui demandons pas, parce que nous les soupçonnons, mais il a dû sentir que sa décision nous a été pénible. Elle l’a été certainement aussi à la fierté espagnole, quoique nos amis d’outre-monts, on doit l’avouer, n’aient pas vu, dans le renvoi du pirate réparé et ravitaillé, ce que nous y avons vu nous-mêmes. Tout est bien qui finit même médiocrement, si, une bonne fois, c’est bien fini.

Les Pays-Bas non plus, et les Pays scandinaves non plus, ne vivent point tranquilles, dans un repos que la neutralité ne protège pas. Comme l’acte, en d’autres temps le plus ordinaire, a dans celui-ci des répercussions immenses, il s’en est fallu de peu que l’exportation des pommes de terre hollandaises n’amenât des complications. Du moment que la Hollande exporte, l’Angleterre veut avoir sa part, et du moment que la Hollande exporte, les États-Unis réduisent et limitent, pour ce qui les concerne, ses importations. Afin de les contrôler mieux, la Grande-Bretagne ne laisse aux communications maritimes des Pays-Bas qu’un chenal, qu’un passage plus étroit, et étend dans la mer du Nord, jusqu’aux approches du rivage, la zone interdite. A la frontière de terre, l’Allemagne affamée gronde et découvre de longues dents, comme un loup maigre. Mais c’est douceur au prix de ce qu’elle fait en Norvège. Le hasard a permis de saisir, dans sa valise diplomatique, des documens d’un nouveau genre : bombes du plus récent modèle, à éclatemens gradués, engins de meurtre et d’incendie à terme, à soixante-douze heures, à vingt et un jours, briquettes explosibles imitant à s’y méprendre l’inoffensif charbon de soute. En conséquence, le ministre impérial à Christiania, M. Michaélis, a été prié de demander ses passeports. Mais la légation n’a point chômé, et la Chancellerie a proposé à l’agrément du gouvernement norvégien qui ? le fameux amiral von Hintze, que précède un renom sinistre. L’Allemagne, dit-on selon la formule, a proposé. Mais la Norvège ne disposait pas. Le diable a, chez elle, remplacé l’ermite.

Pourtant, la cote de l’Empire que nous donnions l’autre quinzaine, ne remonte point. Les neutres, même tout petits auprès d’elle, qui veulent être libres, sont libres. La Suisse n’a pas craint de le lui faire voir, dans la suite et la conclusion de l’affaire Hoffmann Grimm. C’est un Suisse romand, un Genevois, dont la correction est irréprochable, mais dont les sympathies ne se sont jamais déguisées, le propre président de cette Croix-Rouge à qui nos blessés et nos prisonniers doivent tant, M. Gustave Ador, qui a été choisi comme chef du département politique, autrement dit comme ministre fédéral des Affaires étrangères. Il n’est, devant un brutal, que de se tenir droit. Tendre le cou, c’est appeler les coups.

L’Allemagne les assène en aveugle, mais son bras se lasse et son poing s’écorche, bien que ce soit encore ce qui lui reste de plus solide. Surtout, ses illusions s’envolent, à mesure que se multiplient ses déceptions. Elle a, l’un sur l’autre, encaissé l’échec de sa manœuvre de Stockholm, l’insuccès de ses tentatives sur l’Aisne et contre Verdun, l’avance de l’armée anglaise, la reprise de l’activité militaire des Russes et l’arrivée du secours américain, que ses sous-marins, même en essaim, n’ont pas pu empêcher ; bientôt elle va se trouver face à face avec lui, et, drapeau déployé, il lui fera voir ses quarante-huit étoiles. Dans leurs confidences au Reichstag, M. Zimmermann, M. Helfferich, M. von Rœdern, l’amiral von Capelle, vice-dieu de la torpille, et le ministre de la Guerre, sous leurs assurances de commande, ne se sont pas du tout montrés lyriques. Ils ont évidemment le caquet rabattu. Et, par compensation, le ton des parlementaires qui réclament des réformes et des foules qui réclament du pain ne cesse de monter. N’en attendons à bref délai ni la révolution ni même l’émeute ; n’en disons pas plus qu’il n’y en a ; mais il y en a assez ; et au trouble allemand s’ajoute le trouble austro-hongrois, qui peut aller beaucoup plus vite.

La double monarchie se distingue et s’affirme, comme de raison, à ce que son mal est double : elle est atteinte tout ensemble du côté autrichien, et du côté hongrois. A Vienne, le chevalier de Seidler, qui a succédé, avec un cabinet de fonctionnaires, au comte Clam-Martinitz, est fragile comme verre et, au premier choc, ira se briser contre quelque bloc slave, polonais, ruthène ou tchéco-slovaque. L’amnistie qu’accorde l’empereur Charles est à demi un geste de clémence, à demi un signe de détresse. A Budapest, le comte Esterhazy est, dans la Chambre des députés, faite à l’image d’Etienne Tisza, en minorité de cinquante voix. Toutes les nationalités de l’Empire et du royaume se jetteraient les unes sur les autres avec bien plus d’ardeur qu’on n’en a éveillé en elles pour les jeter sur un ennemi qu’on leur présentait comme commun.

Mais, ici encore, n’exagérons rien, ne rêvons pas, regardons. Attendons plus de nous-mêmes que des autres, et plus de la force de nos armes que de l’expansion de la démocratie. Qui pourrait le nier ? Un soleil inconnu paraît se lever sur la Russie, sur l’Orient européen, et, jusqu’en Asie, certains s’imaginent qu’une aube blanchit sur la Perse, par delà ce vingt-cinquième degré de longitude Est, que le parlementarisme et le libéralisme semblaient ne pas devoir dépasser. Ainsi chantent joyeusement, dans les pleurs que versent tant d’hommes et de femmes de toute nation, les disciples de Walt Whitman. Sur ces entrefaites, et pendant que monte l’hymne à la démocratie rayonnante, à la bienfaisante et purifiante démocratie, une république, là-bas, tout là-bas, se retransforme en Empire. Et le philosophe aurait de quoi méditer, si, à la vérité, cela ne se passait en Chine, qui n’a jamais rien pu faire comme tout le monde.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC