Alphonse Lemerre (p. 142-148).

XVII

Parmi les inexprimables besoins dont languissent ici-bas les créatures finies qui s’y agitent, il en est un dans lequel peut-être tous les autres se fondent engloutis. C’est un mystère comme toute la vie. C’est une mélancolie comme tous les sentiments du cœur. C’est un désir comme l’homme tout entier. Les êtres les plus forts l’ont senti se glisser dans leur force pour la faire craquer par moments, et les êtres faibles, cette race nombreuse et gémissante, le gardent éternellement au fond de leur faiblesse encore plus découragée. Il apparaît dans tous et demande à tous : aux hommes de génie quand ils sentent leur tête trop pesante pour la porter seuls et qui voudraient des genoux de femmes pour la soutenir, dignes coussins de cette couronne de roi, — aux hommes de courage qui souhaiteraient pourtant que cette lèvre aride fût rafraîchie, que ce front en sueur fût essuyé. Ce n’est point l’amour. Ah ! ne le croyez pas ! Quoiqu’il ressemble à l’amour, il est plus pur, et l’amour ne l’a pas toujours satisfait. Souvent il le précède ; plus souvent encore il le suit. C’est le besoin de l’intimité.

Non, l’amour qui produit l’intimité ne la vaut pas, et l’enfant est plus beau que la mère. Elle n’a pas ce terrible et impétueux caractère qui brise la vie, comme le bonheur de l’amour. Miséricorde infinie, qui a mis au souffle d’une bouche humaine la puissance de dissiper les nuages qui relèvent, de nos cœurs inquiets, à nos fronts ! Fait bien simple et dans lequel respire toute l’intimité ! C’est « balaye-moi tout ce flot de noires pensées qui m’inondent, ô ma chère âme ! », une main prise, — pas même une main prise, un regard, — pas même un regard, mais se savoir là tous les deux, et le cœur jouit et se repose, et c’est assez ! assez pour les aspirations éternelles de cette difficile humanité !

Du moins, on aurait pu penser que, si les délires de l’amour d’Allan n’avaient pas été partagés, la vie intime ne lui manquerait pas et que cette grande berceuse des âmes, qui les endort avec des riens délicieux, apporterait quelque rafraichissement à la sienne. Mais il y a des destinées tellement arides que le brin d’herbe et la goutte d’eau manquent également au sable dont elles sont faites. Allan, désespéré par madame de Scudemor, ne pouvait trouver de soulagement dans sa liaison avec elle. Elle lui était trop supérieure pour que la confiance de l’intimité pût s’établir entre eux. Quoi de plus redoutable que la supériorité dans les affections ? Aigle qui s’est trompé d’aire, qui déchire les oiseaux transis et réchauffés sous sa grande aile comme si elle lui avait été donnée pour les abriter !

Il craignait, quand sa tête était froide et qu’il se mettait à réfléchir, le mépris de madame de Scudemor. Profonde ignorance de la nature des femmes, dans cet enfant ! Quand on souffre par elles, elles ne méprisent pas, si petit qu’on soit. La comtesse de Scudemor, le type de l’entraînement, de la passion, de la faiblesse, de la femme toute entière, et qui, grâce à une organisation de choix et à une intelligence de premier ordre, avait, par la pensée, survécu à une vie de cœur qui emporte ordinairement tout dans les femmes quand elle est finie, n’en était-elle pas l’irrésistible preuve ? Si la Bible, ce livre de toute vérité, n’avait pas dit que la femme devait écraser sous son pied la tête du serpent, on pourrait croire que son cœur l’aurait empêchée d’appuyer.

D’une autre part, la crainte qu’elle lui imposait souvent par la façon brutale dont elle traitait les illusions de son cœur, le retenait quand il était tenté de s’élancer à elle de toutes les forces qui étaient en lui. Elle le muraillait dans sa personnalité, et il n’échappait à cette captivité douloureuse que par les côtés les plus terrestres de l’amour. Les seuls moments dans lesquels cet amour rendait Allan moins malheureux, étaient ceux où les sens étouffaient l’imagination sous leurs voiles de chair. Chose qu’il faudrait avoir l’intrépidité de dire ! Les motifs de la comtesse de Scudemor écartés, que devait-elle être pour Allan ?… Et ces motifs élevés les séparaient plus complètement encore que l’inerte abandon qu’elle faisait d’elle-même.

Aussi, les paroxismes passés, Allan tombait dans un abattement affreux ou dans des colères inutiles contre le sort qui finissent par le mépris de soi. Que deviendra-t-il donc, quand les premiers instants de la possession désirée et ses ivresses, pour lui si nouvelles, auront disparu ?

Cette courageuse et extraordinaire madame de Scudemor ne se démentait pas. On ne pouvait lui reprocher ni une pusillanimité ni une inconséquence, c’est-à-dire une pusillanimité encore. Elle jugeait la passion d’Allan vis-à-vis d’elle. Elle savait qu’il devait souffrir, mais elle espérait que cette souffrance ne durerait pas assez pour mener cette vie qui commençait au marasme. Elle aurait pu, comme bien des hypocrites, grimacer assez d’amour pour abuser Allan, mais elle aurait craint de retarder le déclin de son sentiment pour elle.

Ce sentiment, comme on l’a dit, avait absorbé chez madame de Scudemor toutes les sollicitudes maternelles. Camille, abandonnée à elle seule, avait ainsi vécu quelques jours. Depuis le soir du grand salon, la comtesse avait écarté sa fille davantage. Toujours, si Camille était là, elle trouvait un prétexte pour l’éloigner. Prudence nécessaire, mais tâche difficile. Les précautions que prenait madame de Scudemor n’étaient-elles pas plutôt de nature à faire soupçonner à Camille ce qu’il importait tant de lui cacher ! Je sais bien qu’elle avait sur ses grands beaux yeux ce bandeau blanc de l’innocence, aussi épais que le bandeau aux mille arcs-en-ciel de l’amour ! Mais, d’un jour à l’autre la pénétration pouvait s’éveiller. Il ne faut qu’un mot pour dérouler tout un poème dans une imagination soudainement embrasée, un regard qui fait curieusement réfléchir, un rien, pour troubler ce formidable et à jamais ignoré quelque chose qui s’appelle « l’âme » dans les langues humaines. Cette idée tourmentait madame de Scudemor. Le peu d’abandon qu’elle avait dans ses rapports avec sa fille disparut. Rien n’était changé au fond, et pourtant tout était changé. C’était triste, mais était-ce cruel pour ces deux êtres entre qui Dieu n’avait pas mis cette tendresse qui n’est si grande, chez les mères, que parce qu’elle est l’adoration d’un passé consacré à tous les titres, par la peine ou par le bonheur ?

Elle en parlait souvent à Allan : « Voyez-vous, » — lui disait-elle un soir, à la place même où elle s’était donnée, sur ce divan que, dix fois par jour, troublé à des profondeurs insensées et défaillant sous la brûlante lourdeur des souvenirs, Allan allait furtivement couvrir de baisers aux endroits où les coussins, tièdes encore, avaient plié sous des pressions bien connues, — « j’ai peur que ma fille ne s’aperçoive de ce qui se passe en vous, mon ami. Je tremble, parfois, que le mystère que nous savons seuls ne soit trahi par une de ces habitudes plus familières échappées à l’entraînement du cœur, par un de ces mots irrévocables qui constatent ce que des regards passionnés ont déjà appris. Mon pauvre Allan, cachez mieux votre déplorable amour ! Ayez quelque force sur vous-même. Ayez du respect pour cette enfance tranquille et dont je voudrais prolonger le calme longtemps, trop sûre que cette fillette n’échappera pas, car elle a de mon sang dans les veines, aux passions qui ravagèrent le cœur de sa mère. »

C’était le devoir qui priait. Allan promit de tout cacher devant Camille. Cette promesse lui rappelait combien son amour devait rencontrer d’obstacles, et il se prenait d’un sentiment toujours plus âpre contre Camille, l’obstacle vivant et sacré !

Hélas ! il y avait un moyen d’anéantir les douleurs d’une vie intime faussée et empêchée. Il y avait un moyen de sortir de cette dissimulation étouffante devant les autres, et de se reposer de son amour comme en Dieu ; un moyen hardi, la seule crânerie que le bonheur suprême ait quelquefois couronnée… Oh ! bien souvent, depuis qu’il aimait, la pensée d’Allan était allée se briser aux côtes riantes de cet Archipel, dans la mer agitée de ses rêves. Bien souvent elle s’était arrêtée à la porte de ce foyer domestique à laquelle, mendiante fière et tremblante, elle n’avait pas osé frapper ! Et ce moyen, ce refuge dont le nom lui brûlait les lèvres, il n’en prononça pas même le nom ! Ah ! de toutes les peines honteuses qui lui rappelaient les misères de sa destinée, c’était celle-là qui devait le déchirer davantage.

Le cœur lui saignait dans le silence en pensant à cela. Il était tard. On voyait à peine son visage. Au bas du jardin, d’où le regard s’étendait de la fenêtre jusque sur les marais, la lune incertaine rondissait à l’horizon vaporeux et s’élevait comme à regret de la terre, qui la repoussait doucement vers le ciel obscur. Elle faisait miroiter les mille mares éparpillées de ce marais de toutes parts argenté par la pâle lumière de son disque. C’était un samedi. La Douve était trop loin pour qu’on l’aperçût, dans ses ondulations assouplies comme un boa d’hermine entortillé aux épaules d’une femme qui repose, mais on entendait le bruit des rames de quelque barque qui s’en allait.

— Cette vie à trois, — reprit gravement madame de Scudemor en poursuivant ses idées, — ne peut pas rester ce qu’elle est. Tôt ou tard, Camille découvrirait tout. Voilà ce qu’à tout prix il faut empêcher. J’ai pensé que voyager serait bon et commode. Un intérêt toujours nouveau s’emparerait de la curiosité de ma fille et l’occuperait, de manière à n’en pas faire un danger pour elle. D’un autre côté, en voyage il y a tant d’imprévu qu’on peut arranger la vie comme on veut, sans que personne y trouve rien d’étrange. Enfin, pour vous-même, Allan, qui mourez sous une idée fixe dans ce tous-les-jours uniforme, voyager serait encore un bien. Voulez-vous que, l’hiver qui vient, nous partions tous les trois pour l’Italie ?…

— Qu’est-ce que cela me fait ? — répondit-il avec fatigue. — Je me soucie de l’Italie comme de tous les pays du monde ! Traînez-moi partout où vous voudrez, Yseultl partout y aura-t-il autre chose que vous pour moi ? — ajouta-t-il avec une langueur passionnée, et d’un timbre de voix à faire mourir toutes les femmes de mélancolie.

Elle demeura sans répondre. L’accent d’Allan lui avait-il causé quelque émotion ? Comprenait-elle de quoi il souffrait ? Ou réfléchissait-elle sur le néant de ce qu’elle pouvait pour lui, à qui elle avait donné tout ce qui lui était resté !…