Alphonse Lemerre (p. 132-141).

XVI

On arrivait à la mi-septembre. C’est le plus beau temps de l’année pour la Normandie. Elle n’a plus sa plantureuse verdure, mais ses chênes rougissent sous son ciel rougissant. Les aubépines ne fleurissent plus dans les sentiers où le vent les détache et les roule de la haie qu’elles blanchissent, comme une poussière odorante et épaisse à combler l’ornière qu’y laissa la charrette aux jours de l’hiver, mais la ronce disparaît sous les mûres noires qui la courbent. On ne voit plus l’or clair des colzas ondoyer au loin dans les plaines, opposé au violet pourpre et ras des trèfles en fleur, mais partout la teinte brune des terres labourées. Les pommiers droits ou penchés des enclos ont perdu leur parure de draperies roses et blanches, mais les pomme vermillonnées et drues, qui sont nos oranges et nos raisins à nous, gens de l’Ouest, brillent à travers leurs branchages et tombent au pied des troncs, de leurs têtes inclinées, comme d’une corne d’abondance. Les sarrazins, ce pain noir du pauvre qui fleurit si blanc, les sarrazins ne sont pas encore coupés mais ils vont l’être dans quelques jours, et de leurs gerbes, liées et relevées sur le sol à d’égales distances, ils formeront comme un camp de petites tentes carminées. Quand le soir vient (les soirs nacarats de Normandie !), des nuages superbes de couleur et de forme se nouent au-dessus de ces campagnes d’un aspect si exubérant, et, devant leurs déployements magiques, on ne regrette pas la pureté sereine du plus beau ciel de printemps. On n’entend plus les chœurs joyeux des moissonneuses et des faucheurs revenant des champs souper aux fermes, mais les aboiements mélancoliques d’un chien que l’écho impatiente, sur les pas de quelque chasseur attardé. Un pareil automne rachète d’avance les neiges qui vont suivre, et en le voyant, un Italien comprendrait, sans doute, qu’on pût voir Naples et ne pas mourir…

Midi sonnait, gai comme l’heure de se mettre à table, du clocher de Sainte-Mère-Église, et à ces sons doux et confus au sein d’un air humide de lumière, les vieilles femmes qui travaillaient à la porte cintrée de leurs maisons de chaume, dispersées sur la route qui va de Sainte-Mère-Église à Montebourg, faisaient leurs signes de croix et récitaient leur Angelus. Le soleil était assez chaud encore pour qu’on recherchât l’ombre et le frais.

C’était probablement à cause de cette chaleur de l’atmosphère, dilatée par un soleil alors à sa plus grande hauteur, que deux personnes à cheval (un homme et une femme) prirent un cheminet ombreux qui serpentait entre deux haies dépouillées et qui conduisait à un tertre d’où l’on apercevait la campagne, qui riait, par là, entre ses bouquets d’arbres et ses pâturages. Ces deux personnes semblaient avoir fait une longue course, car leurs chevaux étaient trempés de sueur. Ils marchaient au pas, sous la main abandonnée et les rênes flottantes de leurs maîtres, jusqu’au tertre où elles s’arrêtèrent. Le jeune homme descendit pour donner la main à sa compagne, mais, aussi agile que lui, d’un saut elle fut à terre sans se servir de l’appui qu’il s’était empressé de lui offrir.

— Arrêtons-nous ici, et attendons que la chaleur soit passée pour retourner aux Saules, — dit-elle, tandis que son compagnon attachait les chevaux à un arbre de la haie, et elle rejeta le voile qui lui couvrait le visage par dessus son chapeau d’homme.

— N’es-tu pas fatiguée, mon amie ? — demanda le jeune homme avec le tremblement de la crainte et le respect de l’adoration.

— Ce serait à moi à vous faire cette question, Allan, — répondit-elle avec un sourire. — Vous êtes un convalescent encore, et nous avons peut-être trop couru pour vous ce matin.

— Oh ! ne crains rien, — fit-il, — mon Yseult ! La vie est à l’ancre dans ma poitrine. Elle ne me quittera plus désormais.

Elle le regarda, de ses yeux tranquilles, comme si elle eût regardé un insensé. À vrai dire, son visage était bien pâle et sa taille bien mince et bien brisée pour parler ainsi de la vie. Il avait l’air d’un spectre gracieux.

— Asseyons-nous, Yseult, — dit-il, et ils s’assirent sur le revers du tertre, le soleil derrière eux, mais protégés par le tertre contre ses rayons. — Que tu es belle ! — lui faussa-t-il d’une voix enivrée. C’était presque vrai. L’automne paraissait aussi beau, quoique plus avancé, dans cette femme que dans la nature.

Jamais le sculpté poignant de ces formes, qui semblaient avoir été moulées pour les luttes éternelles de la volupté, ne s’était révélé d’une manière plus émotionnante que dans cette amazone de mérinos noir. La course et la chaleur avaient un peu gonflé les veines de son visage et fait flamber, à la sommité des joues pâlies, une flamme que depuis longtemps on n’y voyait plus. Les lèvres s’entr’ouvraient et l’air frappait aux dents humides, — à ces dents que la femme, cette lionne de tendresse, a reçues pour remplacer les lèvres impuissantes aux baisers. L’animation de cette figure était si grande qu’on oubliait les rides qui commençaient à la sillonner, et qui auraient dû se creuser davantage à ce jour cruel de midi, à l’âpre lumière de ce ciel bleu.

Elle ôta son gant de chamois, et elle se mit à lisser sur ses tempes ses cheveux bruns, dont les peines de la vie avaient blanchi prématurément quelques-uns.

— O Allan, — reprit-elle après un silence, pendant que l’amoureux jeune homme lui ceignait d’un bras la cambrure de la taille, — je suis belle comme vous êtes heureux ! Demain est là qui nous menace l’un et l’autre. Il y a au fond de cette beauté que vous aimez, comme au fond du bonheur dont la jouissance vous est si présente, un germe de mort que demain peut tout à coup développer.

Et, comme pour lui donner raison à l’heure même, l’éclat de la course et de la chaleur qui l’illuminait s’évanouit. Sans doute, elle sentit qu’elle redevenait pâle, — que la femme flétrie reparaissait, car elle se prit à sourire tristement d’un sourire que l’humidité savoureuse séchée déjà aux lèvres ne baignait plus, et qui découvrait des dents belles encore, mais entre lesquelles il y avait le petit point noir imperceptible qui se cache dans les fleurs et les fait mourir.

— Que tu es cruelle, Yseult ! — dit Allan avec amertume. — Vous autres femmes, êtes-vous toutes ainsi ? Empoisonnez-vous toujours le fruit que vous donnez au malheureux qui meurt de soif et qui vous bénit ? Pendant que je m’enivre de toi assez pour oublier que tu ne m’aimes pas, tu taris tout d’un accent funèbre ! Tu m’accables sous ta raison.

— Allan, — répondit-elle, — en répétant souvent aux hommes qu’ils n’étaient que de la poussière, on leur a parfois retourné le cœur vers le ciel ! Si un rayon mourant de ma beauté passée n’avait pas relui sur mon front, vous ne m’auriez jamais aimée, vous, enfant et poète, c’est-à-dire deux fois homme pour les amours de chair. Quand les vers de la vieillesse seront à ce corps sans cœur que je traîne à ceux de la tombe, votre amour n’existera plus. En vous le répétant, savez-vous ce que je vous épargne ?… L’effroi de demain.

— Ah ! tu penses toujours à l’avenir, toi ! C’est le mot éternel dont tu te sers pour me gâter le moment actuel !

— C’est que je n’ai plus, mon ami, que le vôtre devant moi. C’est que je n’ai pas les yeux pleins de ces larmes qui empêchent de voir et qui vous aveuglent.

— Eh bien, créature inexplicable mais puissante, — reprit Allan, — déchire-moi au nom de ta sagesse, je ne me plaindrai plus désormais ! Ne suis-je pas ton esclave ? Ne te donnerais-je pas le sang de mes veines s’il t’en fallait pour laver tes pieds adorés ! N’as-tu pas échangé ta beauté pour mon cœur, le contact de ta bouche pour mon âme ? Quelque plein d’amour et de jeunesse que ce cœur puisse être, ta beauté ne le paye-t-elle pas ? Ah ! j’aurais vendu le ciel et la terre pour ton sourire, et ce n’est pas seulement ton sourire que tu m’as donné !

Et, de ses lèvres fulminantes il pressait celles qui ne résistaient jamais sous les siennes. Quels ravages voulez-vous que fasse la foudre dans les lieux où elle a tout dévasté ?…

— Comme tu m’as trompé ! — disait-il, en sentant que cette vie glacée et durcie ne se fondait pas sous son souffle, — ah ! Yseult, comme tu m’as trompé ! Avant de te connaître mieux, je m’imaginais que tu étais une femme encore, et que ton âme, cette fleur éternelle, se r’ouvrirait à un amour comme le mien. Je me disais qu’il y avait de mystérieuses harmonies entre ce qui finit et ce qui commence, entre la virginité d’un premier amour, dans un cœur pur, et le martyre des amours éteints dans un cœur flétri. Tu me paraissais encore plus touchante que belle, et ta beauté qui vacillait sur ton front, obscurci déjà, tourmentait en moi le sentiment de l’infini et rendait mon amour immense !

— Je le comprends, pauvre enfant, — dit-elle avec rêverie et un regard doux comme dans la jeunesse, — ceci aurait bien pu ne pas être une illusion. Oui, vous auriez pu rencontrer une femme de l’âge même de votre mère et qui, pourtant, ne vous eût pas aimé de l’amour qu’on a pour un fils. Allan, vous dites vrai. À menacer de mourir bientôt, l’amour et la beauté gagnent-ils peut-être ce qu’ils ont de plus enivrant et de plus beau. Peut-être Dieu a-t-il voulu qu’il n’y eût qu’un amour digne du premier amour, et que ce fût le dernier. Dieu a mis peut-être en cet amour une initiation à la vie comme la consolation d’avoir vécu…

— Ah ! dis toujours ainsi ! dis toujours ainsi ! — interrompit Allan, avec âme et mollesse, en cachant son front sur l’épaule de madame de Scudemor. — Dis-moi que je n’étais pas un insensé… que tu pouvais m’aimer… que c’était possible…

— Oui, peut-être, oui, — reprenait-elle à son tour. — Mais il n’y avait pas que des années entre nous, Allan, des années qui font pleurer sur la beauté perdue parce qu’on a peur qu’il n’en aime une autre demain ! Ah ! ces années enflamment encore davantage l’amour que l’on ressent par l’inquiétude et la jalousie, cette double conscience des bornes de soi. Hélas ! est-ce ma faute, à moi, si cet amour magnifique, puisqu’il résume le cœur tout entier, la main du sort l’a arraché de mon âme ; s’il m’est impossible, ce dernier soupir ! Est-ce ma faute, à moi, si je ressemble au Zahuri des superstitions espagnoles, qui voit dans les cimetières le cadavre, sous le drap funéraire de gazon et de fleurs qui le couvre ?

Des larmes amères vinrent aux yeux d’Allan.

— J’aime vos larmes, — continua-t-elle dans un de ces moments où la femme réenvahissait tout, — pauvre enfant, j’aime vos larmes ! La mort de mon âme est dignement pleurée par vous, par vous dont la vôtre est entière. Des larmes prises aux plus sereines sources du ciel comme un éther incorruptible, et scellées dans le cristal de roche d’un cœur pur, sont plus belles à couler sur tant de souillures ensevelies que celles de Madeleine sur les pieds de Jésus. C’était sur elle qu’elle pleurait encore ; mais vous, enfant, vous êtes plus généreux, car vous ne pleurez que sur moi, et comme Jésus, qui portait les Neuf Cieux du pardon pour cette pauvre femme dans un regard satisfait, je n’ai pas de paradis à vous offrir ni même à vous faire espérer.

— Si ! tu en as un, mon Yseult ! — répondit-il avec l’éternel enfantillage des passions, — et si ce n’est pas celui de l’amour c’est sa ressemblance, sans hypocrisie. C’est son appellation délicieuse. Pourquoi me dis-tu toujours vous au lieu de toi, en me parlant ? J’y ai pensé bien souvent, puisque maintenant… Ah ! si tu es reconnaissante de mes larmes, si tu les trouves dignes d’être répandues sur ce cœur que j’aurais voulu ranimer, dis-moi une seule fois, ne fût-ce qu’une seule fois, dis-moi : « Mon Allan, je te remercie, » car ne suis-je pas à toi, Yseult ? À toi jusqu’à ma dernière pensée ! Je rêverai l’amour dans son langage, et ce sera comme si tu t’étais donnée une seconde fois.

Cette fantaisie d’un cœur amoureux la toucha, cette raisonnable femme.

— Eh bien, oui : « Mon Allan, je te remercie » ! — répéta-t-elle comme il le voulait, en passant, avec une coquetterie maternelle, sa main de neige sur les cheveux moites de la chaleur du front qui brûlait. Le malheureux jeune homme s’épanouissait sous ce mot et sous cette main comme la tourterelle, l’aile ouverte, au soleil de mai. Il en frissonnait… comme le faible oiseau.

— Voyez-vous, Allan, — reprit-elle avec, ce regard altéré que l’on a quand on cherche en soi quelque chose qu’on craint de retrouver, au fond de son cœur, dans des rêves en débris et des souvenirs confus, — je peux vous dire « toi », puisque vous le voulez. Ce mot déshabitué à mes lèvres, je peux m’en servir comme si j’aimais, tant il est éteint ! tant il est vide ! Tiens donc, enfant, prends et respire cette écorce d’un fruit qu’ils ont dévoré, sans en laisser une goutte pour toi !

Et il y avait dans son expression un dédain doux, comme l’est celui de la raison quand elle cède aux exigences d’une sensibilité niaise ou aux désirs capricieux d’un malade. Allan perdit tout le bonheur qu’elle avait d’abord créé en lui en le tutoyant. Ainsi, toujours, elle était l’infanticide des joies qu’elle faisait naître dans le cœur de son jeune amant.

— Écoute, Yseult, — lui dit-il, après le silence d’une résolution, — je ne te demanderai plus rien désormais. Les fleurs de tes dons sont empoisonnées. Elle me font plus de mal que de bien, et je n’en veux pas ! Mais, mon Dieu, pourquoi t’ai-je aimée ?… — Et il la serra sur son cœur avec délire en levant les yeux vers le ciel, muet et inexpressif dans ses ténèbres d’azur comme au jour de la création, avant qu’il y eût une douleur ou une ignorance qui lui envoyât d’à genoux un « pourquoi ? »

Jamais il ne l’avait aimée davantage. Elle ne répondit pas plus à sa question désespérée que ce qu’il avait appelé : « mon Dieu », avec ce désir de savoir qui enfante la foi dans nos âmes. ..........................................

 
 

Ils parlèrent longtemps encore, mais il y eut un moment où le soleil qui déclinait avertit madame de Scudemor de retourner au château. Ils en étaient loin. Qui sait, d’ailleurs, si toute cette vie passionnée qui se mêlait avec tant d’impétuosité à la sienne ne la fatiguait pas un peu ?… Qui sait si sa résignation n’élevait pas une plainte dans son âme, malgré le plaisir que les femmes ont à être victimes ? Qui sait si elle ne retournait pas la tête avec regret vers la solitude ? Mais l’avait-elle jamais quittée, cette solitude, à l’heure même qu’on pouvait le croire davantage ?…

Quand Allan lui amena son cheval, il ne lui donna pas le temps de s’élancer en selle, du tertre où elle était, mais il la saisit et la souleva de terre comme si elle eût été une jeune fille légère et fluette. — Vous allez vous faire mal, Allan ! — cria-t-elle épouvantée. Contre sens de toutes les femmes quand on s’expose au bonheur de se faire mal pour elles, parce qu’on les aime à en vouloir mourir ! Convalescent, pâle et épuisé, il la tint un instant sur sa poitrine dont les vaisseaux craquèrent sous le poids de cette robuste créature. Il éprouvait ce regret fou de ne pouvoir être écrasé davantage par ces formes idolâtrées, qu’on n’identifie jamais à soi…

Lorsqu’elle fut à cheval, dans cette pose presque coupable, tant elle trahit ce que la femme a de plus enivrant dans les mouvements et dans les contours ! il la regarda frissonnant, béant, bouleversé. Un désir de flamme lui courait de l’âme dans le corps. Pauvre misérable ! il imprima sur le brodequin, couvert de poussière, de madame de Scudemor, un baiser à brûler une lèvre de vingt ans. — Mais elle, qui connaissait les frénésies qu’elle avait soulevées tant de fois chez les hommes qui l’avaient aimée, mit son cheval au galop et prit la direction du château.