Autour de l’Afghanistan/Chapitre II

Librairie Hachette et cie. (p. 26-50).

CHAPITRE II

DE MESCHED AU TRANSALAÏ

Les pierres pèlerines. || Koutchan et ses tremblements de terre. || Frontière russo-persane à Gaoudan. || Ashkabad. || En chemin de fer jusqu’à Andijan. || Organisation de la caravane à Osch. || En route pour le « Toit du Monde ». || Goultcha. || Col du Taldik. || Les pâturages de l’Alaï. || Col du Kizil-Art. || Première vision des Pamirs.
* * *


N ous sommes sortis du désert. De Mesched à Askhabad nous allons suivre — je dirai tout à l’heure comment — une route à peu près carrossable, établie par les Russes en 1891 pour faciliter les échanges commerciaux entre la Transcaspie et le Khorassan. C’est la continuation du haut plateau iranien que nous n’avons pas quitté durant notre première étape, et nous avons à parcourir encore, avant d’atteindre le chemin de fer du Turkestan, une distance de 250 kilomètres en nous élevant graduellement jusqu’à la frontière.

14 mai. — Nous quittons la ville sainte. Le capitaine Battye, par une délicate attention, nous adresse un charmant mot d’adieu épinglé à un bouquet de roses, et quatre cavaliers indiens de sa garde arrivent pour nous escorter au moment où nous montons en voiture. Notre véhicule est cette fois une sorte d’immense phaéton où nous serons très à notre aise… s’il ne pleut pas. Le mode d’attelage pratique autant qu’original est curieux à noter : les deux chevaux du milieu sont attelés au palonnier, absolument comme en Europe, mais les chevaux de côté tirent sur de solides chaînes qui entraînent l’arrière-train de la voiture, souvent menacé de rester en route dans les passages difficiles.

Sitôt les portes franchies, nous croisons de nombreuses charrettes dont le va-et-vient incessant marque quel important trafic commercial les Russes ont établi par cette voie. L’orage nous prend à Chan-Kaleh : il faut s’arrêter un instant dans un affreux et minuscule caravansérail où sont déjà installées plusieurs familles persanes qui voyagent comme nous. La pluie ne cesse pas jusqu’à Tchinaran où l’on arrive à cinq heures et demie dans un fleuve de boue. Heureusement nous trouvons là un abri qui offre presque tout le confort moderne : une table, des chaises et un excellent pilaw[1] que nous ingurgitons, le dos au poêle qui ronfle. On se sèche et l’on dort.

15 mai. — En route vers Koutchan. Chemin épouvantable ! Une vraie rivière : cela nous rappelle, à Enselme et à moi, nos plus mauvais jours de Mandchourie. Abbas, qui parle peu, fait parler de lui pour la première fois. À un tournant de la route un chaos le jette du haut du siège et il roule dans une mare de fange. Le pauvre homme se relève du reste sans aucun mal, mais il est vertement tancé par notre cocher qui lui explique avec force gestes, de quelle façon il faut se tenir sur un siège. Sa chute a fait fuir une famille de petites marmottes, couleur chamois, qui nous regardaient passer assises au bord de leur trou…

On traverse Seïd-Abad, gros bourg à l’aspect misérable. Route défoncée, paysage désolé, pas un arbre à l’horizon. À droite et à gauche, de gros nuages noirs courent le long des montagnes.

Vent, pluie, tempête : toute la lyre orageuse… et pas moyen de se sécher au caravansérail de Mir-Abad, car la cheminée se refuse à tirer et nous enfume. De guerre lasse, nous nous réfugions dans les écuries, beaucoup plus confortables, où d’immenses braseros sont allumés pour les chevaux.

Notre vieux cocher nous réveille le lendemain dès l’aube : le ciel est bleu foncé sans un nuage et il souffle une brise fraîche du Nord qui va sécher les routes.

On roule vers Koutchan à travers une vaste plaine argileuse où je suis très surpris de rencontrer d’énormes blocs de pierres — de forme à peu près sphérique — dont rien ne justifie la présence et qui semblent être tombés du ciel. Intrigué, je fais appel aux lumières d’Abbas et je le prie de me renseigner sur un tel phénomène.

« Ce sont des pierres, Saheb, me répond sérieusement Abbas, qui se rendent en pèlerinage à Mesched. »

Je crus d’abord qu’il voulait abuser de ma crédulité, mais il avait pris un air grave ; impressionné, comme tout bon musulman, par l’idée religieuse, par l’acte de foi vraiment admirable qui se dégageait d’un fait connu de tous. Je le relate ici pour donner une idée du fanatisme extraordinaire de ce coin de la Perse, car voici ce qu’il me conta : « Ces pierres sont parties un jour des montagnes de Koutchan ; véritables pèlerines, elles s’échelonnent le long de la route jusqu’à la ville sainte, compagnes muettes des pèlerins persans qui se rendent à Mesched. Et elles marchent à côté d’eux parce qu’il n’est pas un musulman qui ne mette une joie fanatique à les aider dans leur pieux pèlerinage. Des mains, des épaules, elles sont poussées dans la bonne voie par les pieux voyageurs : ceux qui vont en chariot les transportent l’espace d’une lieue ; ceux qui marchent à pied leur donnent ce qu’ils ont de force et ainsi, petit à petit, lentement, mais sûrement — parfois après plusieurs années de voyage — les pèlerines de granit arrivent jusqu’au pied des murailles de Mesched. Dès que l’une d’elles a accompli son pèlerinage, ce sont alors dans la mosquée, des cris de joie, une émotion indescriptible, un enthousiasme extraordinaires. Tout un peuple de pèlerins et de mollahs fanatisés vient à sa rencontre. On la reçoit en grande pompe, puis au milieu des acclamations on la roule pieusement jusqu’au tombeau du saint iman Reza… »

Ne voilà-t-il pas une admirable histoire qui donne
GORGES DE LA HAUTE VALLÉE DE L’ATREK, ENTRE ALI-ABAD ET LA FRONTIÈRE RUSSO-PERSANE.
une couleur de vérité à la parole de l’Écriture : « La foi déplace les montagnes ? »

À Zafir-Abab trois goulams[2] de la douane nous attendent. Dès qu’apparaît la voiture ils se mettent en selle et, caracolant à nos côtés dans une sorte de fantasia, ils forment à notre modeste équipage une brillante escorte, avec leurs chevaux vifs et ardents dont les harnais plaqués d’argent étincellent au soleil. Vers midi, au fond de la plaine grise, l’oasis de Koutchan apparaît tout à coup… Une longue ligne d’arbres. Pas de mosquées, peu de caravansérails à étage ; la ville est rasée comme un pont de navire après la tempête. C’est le pays des tremblements de terre.

Aux portes de la cité un terrain argileux nous arrête. Une voiture qui précédait la nôtre s’y trouve enlizée et barre le chemin ; alentour un gros Persan s’agite au milieu de huit ou dix femmes. Il glousse d’effroi en nous apercevant, et comme un vieux coq jaloux emmène ses poules qu’il fait tenir en rond, assises dans la boue, à cent mètres de nos moustaches étrangères. Puis il revient porter aide à son cocher. Le sauvetage est compliqué, mais le temps presse : je fais appel aux goulams qui rapidement amènent à notre secours une dizaine d’indigènes. Ceux-ci ont vite fait de nous ouvrir un passage à côté de la route et l’on repart, laissant piétiner dans la fange le vieux coq remuant et ses poules indifférentes.

Accueil des plus cordiaux chez M. Spinella, le directeur des douanes, dont la femme est Française. Nous voici dans sa compagnie, roulant en voiture vers le vieux Koutchan, situé à 12 kilomètres. Partout des ruines, vestiges navrants d’une ville importante qui, depuis des siècles, a subi l’effroyable secousse de tremblements de terre successifs. En l’espace de quarante ans, trois cataclysmes analogues ont ébranlé Koutchan par ses bases. Le premier, en 1852, coucha les murailles et ouvrit deux mille tombes dans le sol crevassé, En 1871, nouvel effondrement ; les habitants relèvent les murs, invoquent Allah et reprennent courage. Vingt-deux ans d’accalmie leur ont donné confiance, ils se croient épargnés ; la cité est florissante, active, joyeuse. Soudain, le 17 novembre 1893, le ciel s’obscurcit, la foudre éclate, la terre se soulève, puis dans un chaos indescriptible, la ville est engloutie comme par une vague monstrueuse, et lorsque les malheureux indigènes se comptent après le désastre, la population de vingt mille habitants est diminuée de moitié. Ceux qui restent ne désespèrent cependant pas encore, ils se resserrent dans le dernier coin habitable. Deux ans après une quatrième secousse achève leur ruine. Convaincus désormais que Koutchan était voué à une destruction inévitable et qu’Allah en chassait ses fidèles, les survivants abandonnèrent pour toujours la cité maudite et s’en furent créer une ville nouvelle à 10 kilomètres plus à l’est.

Nous visitons les débris de cette immense nécropole. Quelques isolés vivent encore là, profitant de
BOKHARA. — LES BOURREAUX DEVANT LA PORTE DE LA PRISON.
l’avantage qui leur est accordé de ne pas payer d’impôts. Ils se sont armés contre les tremblements de terre en construisant des huttes en torchis dont la charpente est faite de longues branches de peuplier qui s’entrecroisent dans le haut et dépassent le faîte. Autour des ruines — seule apparence de vie au milieu de cette mort — croissent et prospèrent de magnifiques vignobles qui sont la richesse du pays.

Nous sommes accompagnés au retour par des nuées de pigeons sauvages, dont les plumes changeantes prennent tout l’éclat d’un clair soleil couchant…

Le soir, dans la confortable demeure de nos hôtes, j’ai la bonne fortune, qui ne m’avait pas été encore donnée, d’entendre le fameux ténor Caruso. Malheureusement ce n’est que dans le phonographe. Et tandis que le docile appareil nous soupire un solo de violon de Kübelick ou une romance de Puccini, j’admire un superbe chat blanc qui ronronne doucement entre les pattes d’un tigre — son grand oncle — tué vers Boudjnourd, au pied des montagnes, et dont l’admirable peau hospitalière sert de nid préféré à ce diminutif du roi des jungles.

Au matin du 17 mai nous voici de nouveau en route par un mauvais chemin qui grimpe sur un large plateau et descend ensuite rapidement dans une vallée des plus riantes. Après le gros village d’Imam-Gouli, on passe entre deux falaises granitiques, et laissant à droite un hameau dont les cubes de pierre s’accrochent au flanc du rocher, on arrive au caravansérail tout neuf d’Ali-Abad, Le colonel Ali, propriétaire de cette auberge et des terrains avoisinants, est venu s’installer là avec sa famille dans l’espoir d’y créer une colonie. Mais il n’a pas été suivi : l’habitant fait défaut, l’hôtel reste désert, et nous apercevons le brave homme, mélancoliquement assis sur le bord du chemin, qui semble guetter l’improbable voyageur. Il nous regarde d’un œil curieux et stupéfait.

La nuit venue, pendant que nous nous remettons des fatigues de la route, des nuées de grenouilles compatissantes éveillent les échos du jardin solitaire et je m’endors, me figurant cette petite oasis peuplée de couples heureux pour la plus grande satisfaction de son colonel. Mais mon sommeil est fréquemment troublé par le passage des caravanes, et ce qui à tout instant frappe mon oreille, c’est le tintement répété des boîtes en fer-blanc suspendues au col des chameaux, et dans lesquelles un os de mouton, en choquant les parois au pas rythmé des bêtes, fait comme un bruit lointain de joyeux carillon.

18 mai. — Nous pénétrons par un défilé très étroit dans le massif montagneux qui sépare le Turkestan de la Perse et où l’Atrek prend sa source. De vieux ponts persans en ruines et tout à coup, dans une éclaircie, un tableau singulier : sur une prairie émaillée de fleurs, des pèlerins tout nus se sèchent au soleil. Les uns recousent leurs vêtements déchirés, d’autres essaient de chasser la vermine en passant à la fumée d’un feu de bois vert leurs chemises en loques…
LE REGHISTAN OU PLACE DU MARCHÉ À BOKHARA.

On traverse Dourb-Adam, Darband, Dach-Arazé, où des femmes vêtues de rouge et portant des sequins autour de la tête cuisent le pain, affairées près des fours, tout en bavardant comme des pies d’Europe. Puis la route grimpe, bordée par endroits de thuyas rabougris, et d’innombrables alouettes, que poursuivent des mulots, se lèvent avec un petit cri effrayé vers le ciel de plus en plus noir où tourbillonne un couple de faucons… Enfin, après une longue montée et le passage d’un col, on débouche devant la douane persane, au petit village de Badchguiran. Les trois ou quatre verstes qui nous séparent de la frontière sont rapidement franchies, et nous nous trouvons très vite, après la ligne de partage des eaux, devant Gaoudan, le poste de douane russe, où des officiers examinent aimablement nos bagages.

Il s’agit de découvrir un gîte pour la nuit. De braves Malakans[3] qui dormaient déjà dans la chambre d’une vague auberge, sont priés de nous céder la place et ils déménagent aussitôt avec la meilleure grâce du monde…

De Gaoudan, la route maintenant excellente descend par des lacets nombreux et rapides au flanc de la montagne, jusqu’à la grande ville militaire d’Askhabad.

Après une halte de deux jours, occupée par des visites et des formalités douanières, nous voici le 21 mai en route pour Andijan, le terminus du chemin de fer transcaspien.

La voie ferrée qui traverse des déserts de sable conduit le voyageur vers de merveilleuses oasis, vers l’enchantement de la magie orientale. On récrirait tous les contes des Mille et une Nuits rien qu’à rappeler les visions éblouissantes de Merv, aux antiques murailles ; de Bokhara, aux bazars grouillants et colorés ; de Samarkand, la cité sainte, toute bleue dans le ciel d’un azur éclatant ; de Tachkent, la capitale du Turkestan russe ; de Kokand, la ville d’or, aux cuivres étincelants, aux soies multicolores, que domine de ses minarets le palais des anciens Émirs…

Des écrivains de tous pays, des poètes certes ont essayé d’habiller les mots et les phrases de toute la parure des épithètes les plus claironnantes ; ils ont pris la plus riche palette pour peindre le rêve et l’invraisemblable, ils ne sont arrivés, quelque délicat que fût leur toucher, qu’à ternir, en effleurant leur velours, ces papillons fulgurants et uniques épinglés dans la solitude des sables. Je ne me laisserai donc pas tenter par l’attrait de descriptions cent fois faites et de paysages si souvent esquissés. Nous sommes d’ailleurs anxieux de gagner Osch, au pied du Pamir, afin de quitter les contrées civilisées avant le 1er juillet et de pouvoir ainsi traverser les hauts plateaux au moment le plus chaud de l’année. Nos arrêts en cours de route n’ont de véritable intérêt que pour nous. Le seul qu’il soit utile
UNE MOSQUÉE À SAMARKAND.

ENTRÉE DU TOMBEAU DE TAMERLAN.
de signaler est celui fait à Marghilan, où nous descendons de wagon le 12 juin, pour y passer huit jours à préparer l’organisation de notre caravane qui sera complétée à Osch.

C’est là que vint nous rejoindre M. Zabieha, un agent de la maison Révillon de Paris, Français d’origine polonaise qui, à Bokhara, s’était aimablement offert à m’accompagner dans mon expédition. Nerveux, actif, intelligent, il m’avait plu tout de suite, Sa connaissance parfaite de la langue russe et ses qualités d’endurance et de bonne humeur en firent vite un précieux compagnon de route.

Avec lui je m’occupai immédiatement de compléter les approvisionnements de conserves, dont une grande partie avait été achetée à Tachkent, et de rechercher un domestique interprète qui pût remplacer Abbas. Il eût été en effet, inutilement cruel et dangereux d’emmener plus loin ce bon vieillard qui ne connaissait ni le russe ni le kirghize et qui, surtout, risquait de finir ses jours dans les rochers du Pamir ou du Karakoroum. Notre premier soin fut donc de le remercier de ses services et de l’installer confortablement dans le train qui allait le ramener près de ses petits-enfants. Son remplaçant n’était pas facile à trouver. Grâce au chef-adjoint de la police, nous fûmes dotés d’un interprète, à la fois cuisinier et valet de chambre, un Sarte nommé Iskandar sachant tout faire et faisant tout gaiement. Qu’on s’imagine un grand et fort gaillard au teint bronzé, dont le large sourire se faisait jour à travers une barbe noire taillée en pointe. Très bavard, parlant d’ailleurs toutes les langues de l’Asie centrale et un peu le russe, il fut l’âme véritable de notre caravane.

Restait à nous procurer l’argent nécessaire pour aller jusqu’au Kachmir, ce qui fut fait à la Banque russo-chinoise… et le 20 juin nous parvenions à Andijan, terminus de la voie ferrée[4].

Le lendemain, dès l’aube, on reprend la vie en patache, un grand phaéton à quatre chevaux du modèle de celui qui nous mena de Mesched à Askhabad. Il fait un temps merveilleux, le soleil colore d’une lumière rosée les cimes neigeuses de l’Alaï, et c’est avec une joie mêléé de quelque émotion que je vois enfin se dresser devant moi la fantastique muraille rocheuse derrière laquelle se cache ce « toit du monde » un peu mystérieux. Que nous réserve l’inconnu de ces solitudes ? Pourrons-nous y atteindre jamais ? Demain nous le dira.

À moins d’une lieue d’Andijan commence un désert de 10 kilomètres environ, vaste plaine rôtie par le soleil, sans herbe et sans abri. Par bonheur, c’est jour de marché et le désert prend de l’animation avec ses innombrables cavaliers kirgbizes, coiffés du chapeau pointu, qui se rendent à la ville par petits groupes et dont quelques-uns portent, en travers de la selle, une longue perche aux extrémités de laquelle pendent
LE MARCHÉ AUX MOUTONS À SAMARKAND.
des sacs remplis de cocons. Puis voici tout à coup la surprise verdoyante et claire d’une délicieuse oasis. De tous côtés des champs de coton, des peupliers, de gras pâturages. C’est un des coins charmants de la haute vallée du Syr-Daria que Reclus, dans l’Homme et la Terre, a si justement appelée « la Lombardie asiatique ».

Nous sommes de bonne heure à Osch — petite ville enfouie dans la verdure au pied des monts Alaï — et sitôt débarqués, nous allons saluer le colonel Riabkoff, commandant du 10e bataillon de chasseurs, qui nous emmène dans sa troïka chez le chef du district, le lieutenant-colonel Alexeieff. Tous deux, avec une bonne grâce charmante, se mettent à notre entière disposition pour nous faciliter les préparatifs de départ et nous procurer les renseignements indispensables.

Après plusieurs conférences avec les officiers qui avaient déjà parcouru le Pamir, j’arrêtai définitivement la route à suivre.

Mon plan était de gagner le Pamirski-post par les cols du Taldik, du Kizil-Art et d’Ak-Baïtal, puis de remonter la rivière Ak-Sou, de franchir le col du Beïk et d’atteindre aïnsi les sources du Sarikol. Arrivé là, je comptais passer le col d’Ili-Sou et rejoindre le chemin de Yarkand au Karakoroum, au point marqué Ak-Tagh sur les cartes, en suivant la haute vallée du Raskem-Daria. D’Ak-Tagh nous gagnerions Leh, dans le petit Tibet, par la route des caravanes.

Il n’était en effet interdit de pénétrer aux Indes par les passes qui descendent sur Tchitral ou sur Hunza, car le gouvernement de Calcutta ne s’était décidé à m’ouvrir que la voie difficile et peu directe du Karakoroum. Dans les Pamirs, au contraire, j’avais pleine liberté d’action : le général Soubotitch gouverneur général du Turkestan, dont j’avais reçu à Tachkent l’accueil le plus bienveillant, avait bien voulu me donner carte blanche pour ma traversée des territoires russes.

Restait à déballer le matériel de campement et les armes, à compléter les approvisionnements, à trouver des hommes sûrs et des chevaux solides, bref à organiser la caravane qui dans mon esprit devait me conduire jusqu’aux Indes.

Ces minutieuses et délicates opérations, ces importants préparatifs, me furent grandement facilités par les autorités russes qui se montrèrent, à notre égard, d’une cordialité et d’une obligeance que je ne saurais oublier. Grâce à la bonne volonté et au concours précieux de chacun, la caravane put être prête à se mettre en route le 26 juin, et le lendemain nous prenions congé de nos hôtes, disant adieu pour de longs mois aux régions du monde civilisé.

27 juin. — Dans la cour de la caserne, dont un pavillon nous avait été réservé pour la mise en ordre de notre bagage, c’est dès le matin l’agitation criarde des caravaniers qui s’interpellent et se bousculent au milieu des ballots épars, tandis que piaffent et s’ébrouent les vingt chevaux de la caravane. Nous
TOMBEAU À KOKAND.

KOKAND. PALAIS DES ANCIENS ÉMIRS.
arrivons au milieu de cet effarement général ; il est impossible de se faire entendre. Les chargements sont dix fois faits et refaits sous l’œil paisible et autoritaire du caravanbasch avec qui nous avons traité, et qui est là pour s’assurer de la bonne organisation du départ.

Peu à peu pourtant le calme s’établit avec l’ordre, les clameurs cessent, tout est prêt : nous prévoyons que nous allons partir… Le colonel Alexeieff vient nous serrer la main une dernière fois et nous nous mettons en route vers Goultcha, à travers les bazars de la ville indigène.

Le chemin, peu pittoresque, remonte une large vallée caillouteuse ; çà et là seulement quelques maigres bosquets. À trois heures et demie nous arrivons à l’entrée du village de Kadourkoul. Des Kirghizes, à la longue barbe, sont rangés en bataille devant une magnifique yourte[5] qui nous est destinée, et se prosternent la main sur le cœur. Le site est admirablement choisi à côté d’un petit étang bordé de saules.

Nos caisses sont descendues et rangées. Un vieux Kirghize, suivant l’usage du pays, nous présente un mouton que nous devons accepter avant qu’il se décide à l’occire. En quelques secondes et sans un cri l’animal est proprement égorgé, et il nous revient en morceaux dans la grande marmite au pilaw. Un autre indigène apporte au galop et dépose à nos pieds une outre pleine de koumis[6] dont nous nous délectons.

Dans la yourte, après dîner, c’est soudainement une invasion de grenouilles que la curiosité sans doute a chassées de l’étang et qui viennent effrontément nous regarder dormir. Zabieha leur donne vigoureusement la chasse et elles s’en retournent à petits sauts, peu flattées de notre accueil.

Notre première nuit de vie nomade se passe le mieux du monde… C’est le reflet du jour sur le crâne d’Iskandar qui me réveille ! Préparatifs assez lents, adieux aux Kirghizes, et en route. Nous suivons le lit d’une rivière, entre deux falaises à pic dans lesquelles nichent des couples piailleurs de moineaux !… La vallée est elle-même assez encaissée et serpente entre de hautes montagnes aux flancs arrondis et couverts de pâturages. On passe auprès du refuge de Langar — deux maisons et trois arbres — et toujours en remontant la rivière, on arrive à Sout-Boulak[7] devant trois ou quatre yourtes qui se dressent isolées dans la plaine. La faim nous oblige à camper.

Pendant l’installation, nous voyons défiler une famille kirghize qui se rend dans l’Alaï. En tête, marche un peloton compact formé de tous les êtres à protéger : les femmes avec les enfants, les juments avec leurs poulains et les chamelles avec leurs chamelons. Assez loin derrière, suit le groupe des hommes
ITINÉRAIRE D’ANDIJAN À YARKAND.
qui chassent devant eux, avec l’aide de gros chiens au poil fauve, la multitude affolée des bœufs et des chevaux.

Le ciel, au coucher du soleil, est couleur d’opale rose, mais le beau temps ne dure pas et nous sommes réveillés dans notre premier sommeil par un violent orage qui rappelle ceux du Khorassan.

Nous sommes en route le lendemain de bonne heure. Le chemin passe le col de Tehigirtik où nous atteignons la hauteur de 2 400 mètres. Un peu plus loin notre petite caravane dépasse la tribu kirghize ; Iskandar, qui a causé avec le vieux chef, m’apprend qu’elle vient du village d’Aravang, à l’ouest d’Osch.

La descente vers Goultcha se fait à travers des gorges sauvages et le passage du gué n’est pas commode. Nous avons de l’eau jusqu’à la ceinture ; quant aux chevaux, ils pataugent stoïquement, poussés à la croupe par les caravaniers. On sort pourtant sans accroc de ce mauvais pas et l’on va camper sous de grands peupliers, non loin du poste des cosaques, dernière garnison russe à l’entrée des Pamirs.

Zabieha et Enselme tirent quelques pigeons, après quoi nous allons saluer le commandant du fort qui nous prie à dîner pour le soir même. Il nous offrira tout à l’heure, en guide de concert, l’assourdissant tintamarre de l’école des trompettes.

30 juin. — Brouillard et pluie. Les caravaniers se refusent à sortir de la tente. Il faut faire acte d’autorité, sinon je suis à leur merci et qui sait, dans la suite, ce qu’il pourra en advenir. Je parle fort et ma foi je secoue rudement quelques épaules. On m’obéit, les bêtes sont chargées et nous partons sous une pluie battante.

La route suit la rive droite du torrent dans une vallée très resserrée aux flancs tantôt rocheux, tantôt gazonnés. Partout de ravissantes fleurs des Alpes. Nous rejoignons bientôt la famille kirghize dont le vieux chef nous attend, une outre de koumis à la main. Il me présente Mlle Aï-Bala, sa fille, qui monte fort bien à cheval. Cette jeune indigène me regarde avec une grande curiosité, car je suis le premier Européen qui se présente à ses yeux. Mais comme je demande en le désignant du doigt l’âge d’un jeune chamelon, son favori, Aï-Bala s’imagine que je veux acheter le gracieux petit animal et me tourne le dos en fondant en larmes, Un geste a suffi pour me ravir son cœur !

On s’arrête à Kizil-Kourgan, groupe de cinq ou six misérables cubes de pierre construits sur le bord du torrent. Près de nous campent les Kirghizes. Le tableau est d’un autre âge. Au milieu d’un étroit vallon que dominent de hautes falaises couleur de sang, se mêle et s’agite la foule bariolée des troupeaux, des serviteurs et des enfants ; les femmes vêtues de robes écarlates circulent affairées, faisant çà et là, sur le vert délicat des prairies, des tâches aussi éclatantes que des coquelicots ou des pivoines. Entravés soigneusement à part, les chevaux de selle, tout recouverts de longs camails bordés de rouge, sont caparaçonnés comme
LE CHEF KIRGHIZE D’ARAVANG ET NOTRE INTERPRÈTE ISKANDAR.
pour un tournoi, et devant les yourtes déjà prêtes, les hommes coiffés de leurs bonnets pointus causent immobiles autour des feux en attendant l’heure de la prière.

Le lendemain, les caravaniers sont prêts dès l’aurore. Zabieha se lève en chantant. Il astique son fusil et paraît disposé à vouloir échanger le mouton traditionnel contre quelque gibier, pourtant improbable. « Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il parlera ! » dit en russe Iskandar à notre compagnon, en touchant du doigt son arme. D’ailleurs il ne faut pas troubler ces solitudes où erre, paraît-il, une petite âme de princesse. Pendant la marche, l’interprète nous conte qu’au delà des gorges magnifiques que nous traversons, se trouvent à Tigerak, sur un plateau qui domine à pic la rivière, les ruines d’un fort où vécut longtemps avec toute sa cour une jeune et jolie Chinoise, fille de roi. Des caravaniers, par des nuits claires, ont vu l’étoile en diamant de ses cheveux briller au sommet de la forteresse.

Pendant qu’Iskandar nous charme au récit de cette légende, Zabieha fait soudain parler son arme et manque un superbe sougour[8] qui le siffle en se sauvant.

La route coupe plusieurs fois la rivière dont les gués à passer sont profonds et peu commodes. Un orage arrive en même temps que nous au refuge de Soufi-Kourgan[9], mais nous trouvons là une chambre confortable, et le poêle qui ronfle a vite fait de sécher nos vêtements. Dans la cour s’agite une foule bariolée de Kirghizes qui viennent payer l’impôt[10] et ils hurlent avec ensemble sous nos fenêtres, peu satisfaits, semble-t-il, d’avoir à donner leur argent.

C’est à Soufi-Kourgan que viennent se réunir les deux grandes routes qui traversent le Pamir : l’une venant de Kachgar par Irkechtam et le Terek-Davan, l’autre du Pamirski-Post par le col du Taïdik. Au dire des gens du pays, les caravanes tendent à abandonner de plus en plus le chemin du Terek-Davan, souvent encombré par les neiges, et se rendent de Soufi-Kourgan à Irkechtam par le Taldik et la haute vallée du Kizil-Sou.

2 juillet. — La pluie nous accompagne tout le long de la route. Nous passons devant le campement du vieux Kirghize dont je suis autorisé, aidé de mon « block-notes », à fixer l’image pour la postérité. D’épais brouillards nous cachent les crêtes neigeuses de l’Alaï, mais le vallon est égayé d’une herbe fraîche semée d’épicéas et de roches rouges. Un triangle blanc perce la brume : c’est le poste télégraphique de Boussaga, où loge un surveillant chargé d’inspecter la ligne qui va d’Osch à Irkechtam[11]. Là encore, grâce à la précieuse autorité du colonel Alexeieff, nous trouvons deux yourtes préparées à notre intention. Un noble vieillard nous en fait les honneurs, ayant auprès de lui
MONTAGE DE NOS YOURTES PRÈS DU POSTE TÉLÉGRAPHIQUE DE BOUSSAGA.

COL DU TALDIK (3520 MÈTRES).
son fidèle yak, et comme la brise du soir souffle déjà glaciale, il enlève la calotte de notre petite maison de feutre afin de permettre à Iskandar d’allumer un feu clair d’épicea qui embaume. De tous côtés s’ouvrent de profondes vallées, les unes vertes, les autres rocheuses, et nous foulons un tapis de gazon vraiment français, avec ses touffes épaisses de myosotis, bleus, roses et blancs. Le baromètre donne 2 750 mètres d’altitude et dès le coucher du soleil, le thermomètre tombe à zéro.

Pendant la nuit la neige a changé le tableau : il fait ce matin un froid merveilleux et clair. De nombreux sougours prennent leurs ébats dans la vallée toute blanche où nous nous engageons. Enselme et Zabieha sautent sur leurs armes et réussissent à tuer chacun une de ces grosses marmottes au poil fauve. Plus loin, au pied même du Taldik, campe une tribu avec ses yourtes et ses troupeaux. Le chef nous apporte en souriant le kalyan de l’amitié, puis nous reprenons notre marche ascendante à travers un terrain schisteux, parsemé de plaques de neige.

Nous voici maintenant arrivés au col, le premier d’une longue série sans doute. L’altitude n’est que de 3 520 mètres, mais les rafales qui balayent la passe nous obligent à endosser bien vite les peaux de mouton.

Après une courte halte, on reprend la route[12] dont il ne reste plus guère de traces, et la caravane dégringole une pente rapide qui mène au col de Khatin-Art. Ensuite c’est une descente facile à travers des prairies couvertes d’edelweiss et de myosotis, jusqu’au point appelé Sari-Tasch où bifurquent les deux chemins qui vont l’un vers le Pamir et l’autre vers Kachgar. Autour de nous pas une habitation, pas même de yourte ; rien de vivant nulle part. La dépression atmosphérique se fait sentir beaucoup plus pénible qu’au Taldik et le moindre mouvement nous essouffle. L’air, disent les Kirghizes, est en effet plus lourd ici que sur certains sommets.

Au réveil, les nuages se sont dissipés et devant nous la chaîne du Transalaï toute blanche apparaît dans son imposante majesté depuis le Kaufmann (7 870 m.) jusqu’au Maltabar. On aperçoit au premier plan les immenses pâturages de la vallée du Kizil-Sou, où les Kirghizes du Ferganah viennent s’installer avec tous leurs troupeaux pendant les deux mois de la belle saison. Et pourtant, j’ai beau fouiller la plaine avec ma lorgnette, il m’est impossible de découvrir une yourte dans l’immensité verte. Iskandar me donne l’explication de ce phénomène et me rappelle que les Kirghizes sont d’une habileté toute particulière à profiter des moindres ondulations de terrain pour dissimuler leur campement.

La rivière que nous traversons peu après est en ce moment un simple filet d’eau claire qui coule sur un fin gravier ; mais la largeur de son lit nous donne
NOTRE CARAVANE AUPRÈS DU REFUCE DE BOR-TEPPÉ, DANS LA TRANSALAÏ.

AÏ-BALA ET SON FIDÈLE CHAMEAU.
à penser qu’au moment de la fonte des neiges, elle constitue un obstacle des plus sérieux. Nous campons, ce jour-là, au pied même des contreforts du Transalaï, au refuge de Bor-Teppé.

Dans l’une des chambres de notre logis Iskandar découvre un lot de cornes superbes d’ovis polii[13] et d’ibex. Tout cela vient des environs du lac Kara-Koul, et l’âme chasseresse de Zabieha frémit d’aise. Nous passons du reste une nuit fort agitée à la poursuite de mouflons fantastiques ; c’est à n’en pas douter la dépression atmosphérique qui nous vaut ces cauchemars.

Le lendemain, vers midi, nous sommes au col du Kizil-Art, marqué par deux mazars[14] ornés de queues de yak et de cornes d’ibex : le baromètre indique 4 180 mètres.

Voici terminée la première étape de notre caravane. Nous avons traversé sans encombre les chaînes parallèles de l’Alaï et du Transalai. De claires vallées fleuries, de vastes étendues herbeuses animées par la vie paisible des Kirghizes ont reposé notre œil après le fatigant passage des cols et tout à coup, presque sans transition, l’entrée sinistre des Pamirs apparaît.

Nous cessons de parler et debout, à l’abri de nos chevaux dont la crinière est secouée et qui halètent douloureusement, nous ne pouvons détacher nos yeux brûlés du spectacle qui frappe nos regards. Devant nous, la solitude morne et froide. La terre est nue, le ciel vide. Un vent continu, qui siffle lugubrement, balaye tout sur son passage et soulève en colonnes aveuglantes un sable rude qui obscurcit l’horizon. Rien n’existe, rien ne vit. C’est l’antre de la désolation où l’air lourd écrase la poitrine, où la bise glaciale qui vous frappe au visage semble vous repousser comme pour dire : « Tu n’iras pas plus loin ! » Pourtant il faut passer, lutter corps à corps avec la tourmente, braver la poussière, le froid, le manque d’eau. Minute longue et silencieuse, dont l’étreinte de mains fermes et confiantes a vite fait de chasser l’angoisse. Au fond de cette plaine aride et solitaire, c’est le grand lac de Kara-Koul dominé par les glaciers aux neiges éternelles. Du doigt je montre sur la carte à mes compagnons le point que nous devons atteindre, et comme on franchirait la porte de l’enfer, nous marchons vers la vie à travers ce désert de la mort.

  1. Plat de riz où l’on rencontre quelques morceaux de mouton.
  2. Cavaliers irréguliers.
  3. Sorte de tribu en marge de la nation russe. Les Malakans ne se nourrissent que de lait et de légumes, Relégués sur la frontière du Turkestan par le Gouvernement, à cause de leur hérésie, ils y ont formé de petites colonies et sont tous, sans exception, conducteurs de chariots.
  4. On va d’Andijan à Osch en voiture. La distance est de 46 verstes et il y a un relais à mi-chemin à Khodjabad. La poste se charge du transport des voyageurs.
  5. Hutte kirghize en bois treillagé recouvert de larges bandes de feutre.
  6. Lait de jument fermenté.
  7. 1 900 mètres d’altitude.
  8. Grosse marmotte de la couleur des setters irlandais.
  9. 2 040 mètres d’altitude.
  10. Impôt assez doux de cinq roubles par yourte.
  11. Les Russes ont fait tous leurs efforts pour prolonger la ligne télégraphique jusqu’à Kachgar, mais ils se sont jusqu’ici heurtés à l’opposition des autorités chinoises.
  12. Une pancarte placée au col même rappelle que cette route a été construite en 1893 par le colonel Gromtchewsky, dont j’avais reçu jadis un accueil des plus aimables à Port-Arthur.
  13. Sorte de mouflon qui ne vit que dans le massif de l’Asie centrale aux altitudes supérieures à 5 000 mètres.
  14. Le mazar est un amas de pierres qui recouvre généralement le corps d’un saint vénéré par les Kirghizes.