Annales religieuses de la ville de Comines/01

César-Henri Derveaux 
Annales religieuses de la ville de Comines (Annales religieuses de la ville de Comines, 1856)
Traduction par C-H. Derveaux.
(p. 11-21).


CHAPITRE Ier

Idée générale du pays. — Origine de Comines. — Histoire de Saint Chrysole, son apostolat et son martyre.


Notre pays, dit M. le Docteur Le Glay, n’était autrefois qu’une longue suite de forêts entrecoupées çà et là par des marécages et des terres incultes ; une pauvre et sauvage contrée, voilée par d’éternels brouillards, attristée par les vents glacés, et inondée souvent dans ses parties basses, par les eaux de la mer[1].

Nos pères, aussi sauvages que les lieux qu’ils habitaient, s’appelaient Nerviens[2]. Placés à l’extrémité de la Gaule-Belgique, César les signale comme les plus barbares et assurément les plus valeureux des Belges, qui, au jugement de ce grand capitaine, étaient les plus braves des Gaulois[3]. L’histoire les représente à la taille gigantesque, à l’œil farouche, à la chevelure d’un rouge ardent. Ils opposèrent aux violentes agressions des Romains, une longue et opiniâtre résistance. Les maîtres du monde finirent par les soumettre, mais ne purent dompter leur fierté. L’ère de la civilisation s’ouvre pour ces contrées à partir de l’introduction du christianisme. Vers la fin du IIIe siècle, on vit paraître des missionnaires intrépides qui, bravant la férocité des peuples barbares, les persécuteurs et la mort, apportèrent dans ces lieux le flambeau de la Foi, et, en changeant les mœurs, changèrent pareillement la constitution physique du pays.

D’après M. Kervyn de Lettenhove, saint Materme, disciple de saint Pierre, serait le premier qui aurait prêché la Foi en ce pays. Quelques historiens soutiennent que ce fut saint Nazaire, martyrisé sous Néron ; d’autres prétendent que saint Egiste) l’un des soixante-douze disciples du Seigneur, y aurait été envoyé par saint Pierre ; enfin, il en est qui croient que le pape Évariste envoya saint Siagre dans les contrées du Nord des Gaules, vers l’an  112. Les progrès du christianisme en Belgique, avaient été rapides ; mais la sanglante persécution de Dioclétien qui devait être la dernière, soumit à une terrible épreuve, les néophytes de toutes les parties de l’Empire. Rictiover, préfet dans cette partie des Gaules, se distingua par l’acharnement avec lequel il poursuivit les chrétiens, et les supplices atroces qu’il leur fit endurer. À Trèves, le sang des chrétiens rougit les eaux de la Moselle. La vierge Macra fut brûlée vive à Rheims. L’évêque Firminus, à Amiens, Gentianus, Victoricus, Fuscianus, dans le pays de Térouane, Eubert de Lille, Piat de Seclin, méritèrent par les mêmes tortures les palmes du martyre. Saint Chrysole, fut de ceux qui répandirent leur sang dans les dernières années de la dixième persécution. La paix fut en effet rendue à l’église par Constantin, en 312, c’est-à-dire peu de temps après.

Avant de relater tout ce qui a rapport à notre célèbre Patron, disons un mot de l’origine de Comines : D’après une tradition généralement répandue dans ces contrées, le nom de Comines, Comen, viendrait de saint Chrysole. Ce serait le mot habituel qu’il aurait adressé à nos pères idolâtres, en les exhortant à venir l’entendre parler des choses de Dieu et de leur salut ; Comen, comen ; venez, venez. On dit aussi que saint Chrysole, revenant de Verlinghem, aurait été reçu avec toutes les marques de vénération, par les habitants du lieu où il se tenait ordinairement, et qu’il avait choisi pour recevoir sa sépulture ; ils l’accueillirent par ces paroles : Comen, comen, qui, dans toutes les langues du Nord, veut dire : Venez dans.

Jacques Marchant, au rapport de Buzelin, prétendait que le nom de Comines venait d’un Comius Regulus Atrebatium, que César a loué dans ses commentaires, et à qui il donna ce pays qui aurait reçu son nom.

Adrien Schriest affirme qu’on lisait dans ces mêmes commentaires : Cominium, Comines ; mais ce mot ne se rencontre pas dans la relation des guerres de César. S’il nous est permis d’émettre ici notre opinion, nous dirons que Comines existait avant l’arrivée de saint Chrysole, puisqu’il choisit ce lieu pour prêcher la Foi.

Quoiqu’il en soit de son origine, Comines est regardé comme une des plus anciennes villes de la Flandre, et dès le IIIe siècle, elle fut le centre des prédications évangéliques.

Saint Chrysole[4], fils d’un roi ou gouverneur d’Arménie, avait d’abord exercé l’apostolat dans son pays natal. Il était évêque ou archevêque d’une des villes de l’Asie-Mineure. Devant fuir lors de la persécution de Dioclétien, et désirant peut-être étendre le règne de Jésus-Christ parmi les infidèles, il vint à Rome auprès du pape Marcellus, qui le reçut avec les témoignages du respect et de l’amour le plus vif. Avant de l’envoyer dans les Gaules avec d’autres missionnaires, il lui donna une boîte en argent qui avait autrefois servi à saint Pierre pour administrer la Sainte-Eucharistie. C’est ce que nous appelons la Canole de St-Chrysole, conservée jusqu’à la révolution française, et que des témoins oculaires actuellement existant se rappellent fort bien avoir vue.

Après avoir évangélisé les lieux où il passa en traversant les Gaules, il s’arrêta dans cette partie de la Belgique qui se trouve entre la Lys et l’Escaut, et qu’on appela depuis le Mélanthois. Là, il se livra pendant dix-sept ans, aux pénibles fatigues de l’apostolat.

Cette contrée, comme toutes celles où l’évangile n’avait pas encore été annoncé, était ensevelie dans les profondes ténèbres de l’idolâtrie. Tout y était adoré, les astres, le bois, la pierre, les animaux. Il n’y avait que le Dieu véritable qui ne reçut point d’hommages. Le principal culte des faux dieux, à Comines, dit Buzelin, était celui de Saturne[5], tandis qu’à Wervicq, aussi fort peuplé, c’était le Dieu Esculape à qui on rendait un culte abominable. Ce Dieu Saturne, appelé par corruption de langage, Seater ou Crodo, était adoré le samedi. « Il était, dit l’auteur des Délices des Pays-Bas, aposté sur un piédestal, en statue de vieillard avec une Longue barbe, ayant sous ses pieds un poisson ; à la main droite, un sceau rempli de fruits ; et à la gauche, une roue élevée en l’air. »

Toutes les divinités les plus infâmes et les plus cruelles du paganisme, étaient aussi vénérées par nos pères. À quels pénibles labeurs saint Chrysole ne doit-il pas se livrer pour les amener à la vérité ? Connaissant parfaitement la langue latine qui lui était d’un grand secours, déguisé en philosophe grec, afin d’exciter chez tous, le désir de le voir et de l’entendre, saint Chrysole annonce avec force et éloquence, les premières vérités naturelles ; il prouve l’existence d’un seul Dieu auteur de toutes choses, l’immortalité de l’âme. Il déclare que les bons seront récompensés dans une vie qui ne finira jamais, mais aussi que les méchants seront tourmentés éternellement. Avec quelle noblesse et quelle énergie il leur parle du mystère de la Sainte-Trinité, d’un Dieu en trois personnes ; il leur représente le fils de Dieu éternel et né dans le temps, mourant sur une croix pour nos péchés, et ressuscité pour notre justification. Il développe l’esprit de l’évangile, la sublimité de sa morale, et la sagesse de ses maximes. A ces paroles si entraînantes et si persuasives, notre saint patron ajoute pour preuve de la divinité de sa mission, des miracles frappants, de sorte qu’il peut dire avec J.-C. : « si vous ne croyez pas à mes paroles, croyez du moins à mes œuvres. » Il prie, et à sa voix les aveugles recouvrent la vue, les muets l’usage de la parole, les sourds entendent, les paralytiques quittent leur grabat, les maladies les plus incurables disparaissent.

Les conversions furent sans doute nombreuses ; partout on abattait les idoles, et l’enthousiasme des doctrines de saint Chrysole allait toujours croissant.

Comines était le lieu le plus ordinaire de ses prédications, ce qui indique qu’il y avait là une population assez considérable. Après ses courses apostoliques, il en faisait sa résidence habituelle. Il recueillait déjà des fruits de salut. C’est à Comines que fut bénite la première église des Pays-Bas. Sur l’emplacement de l’église actuelle, Saturne et les autres divinités du paganisme avaient reçu les hommages dus au seul vrai Dieu. Ce même temple d’idoles devint un sanctuaire de J.-C. Saint Chrysole le dédia à l’apôtre saint Pierre. Telle est probablement l’origine des armoiries que Comines adopta plus tard, les clefs, emblême de la puissance que J.-C. avait donnée au prince des apôtres.

Le principal autel de l’église fut dédié à la Trinité ; saint Chrysole était regardé comme le prédicateur par excellence de cet adorable mystère, principe de notre foi. Trinitatis mysterium frequenter et prœlarè magno mentis urdore disserebat : ea propter sanctœ Trinitatis prœdicalor fuit appellatus. (Ex vità). C’est pour honorer le souvenir de la dévotion que saint Chrysole avait au mystère d’un seul Dieu en trois personnes, que l’on faisait avant le prolongement du chœur de l’église, trois fois le tour de l’autel où étaient déposées ses reliques, en récitant trois fois Notre Père et Je vous salue Marie à chaque tour. Cette pratique a lieu maintenant autour de la châsse qui, pendant la neuvaine, est placée au milieu de l’église devant la chaire[6].

C’était encore à Comines que saint Chrysole remplissait les principales fonctions de son ministère. Pour administrer la sainte Eucharistie aux fidèles, il se servait de la Canole dont il a été parlé plus haut, et qu’il portait toujours pieusement pendue à son cou [7].

Cependant, le ministère de Chrysole était trop fatal aux puissances de l’enfer, pour qu’elles n’entreprissent pas d’en arrêter le cours. Le bruit du succès et des miracles du saint, parvint bientôt aux oreilles du farouche Maximien, que Dioclétien s’était associé à l’Empire. La perte de saint Chrysole et des autres missionnaires évangéliques est arrêtée.

Rictiover, l’ennemi le plus acharné du nom chrétien secondait alors avec passion les fureurs de Maximien. Ce n’était point assez pour lui d’avoir exercé les cruautés les plus inouïes à Trêves, rempli les amphithéâtres de chrétiens qu’il vouait à la mort, il avait sacrifié au Champ-de-Mars trois cohortes de la Légion Thébéenne, et fait supplicier un Consul et six Sénateurs.

Chrysole, présumant que les édits du cruel empereur ne tarderaient pas à avoir leur sanglante exécution, se mit en devoir de prémunir son troupeau. Il cherche à inspirer à ses enfants spirituels cette noble liberté chrétienne, qui ne craint ni les tortures, ni la mort ; il leur montre le ciel pour récompense de leur fermeté. Son zèle et sa charité le font parcourir le territoire de Tournai et les environs du lieu, où plus tard se trouvera Lille. Il prêchait à Verlinghem, non loin d’un temple d’idoles, à une foule considérable, lorsqu’arrive Décius, l’un des officiers de Rictiover, avec ses satellites. Chrysole est aussitôt chargé de chaînes ; on souille son visage de crachats, on le dépouille de ses vêtements, on l’accable de coups ; sa chair vole en lambeaux, et le sang ruisselle de tout son corps. Calme et patient, notre glorieux martyr prie pour ses persécuteurs, et offre à Dieu son sang pour la conversion des peuples qu’il a évangélisés. Après l’avoir accablé des plus sanglants outrages, Décius ordonne de le mettre à mort et de lui trancher la tête.

Soit maladresse de la part du bourreau, soit mépris pour sa couronne épiscopale, on ne lui amputa que le sommet de la tête. La cervelle du Saint se répandit par terre, Sparso in ierram cerebro truncatus est. Les soldats le voyant étendu sans mouvement, se retirèrent. Ils s’imaginaient que les chrétiens, privés de leur chef, retourneraient aux idoles, mais pour les confirmer dans la Foi, le ciel fera de nombreux miracles. Une fontaine que l’on voit encore de nos jours, jaillit à l’endroit même où le Saint a été frappé. La légende ajoute encore que saint Chrysole, laissé pour mort, se releva peu après que les soldats furent partis, et que ramassant la partie de sa tête que le glaive a séparée, il s’achemina vers Comines. Nos pères le reçoivent avec transports, il entre dans l’église, dépose sur l’autel ce que la hache a enlevé de sa tête et la Canole dans laquelle il conservait la sainte Eucharistie ; puis s’agenouillant, il recommande à Dieu son âme et son peuple, et s’endort dans le Seigneur, tandis qu’une grande lumière venant du ciel, éclaire ses derniers moments.

Ce glorieux martyre arriva en l’an 303. Plusieurs chrétiens imitèrent la fermeté du pasteur, et moururent dans les tourments plutôt que de renier J.-C., comme le rapporte encore la légende. Referimtur que complures cum eo passi, quorum nomina in libro vitœ scripta sunt. Témoins de tant de merveilles, les habitants de Comines, si chers à saint Chrysole, se consolaient de la perte immense qu’ils venaient de faire, en pensant que le Saint ayant choisi sa sépulture au milieu d’eux, ils ne seraient point entièrement privés de la personne de leur père dans la Foi.

Son corps fut déposé au côté droit de l’autel de la Sainte-Trinité [8], au milieu des larmes et des prières de ses enfants spirituels.

Voici une prière assez curieuse qu’on trouve dans une histoire des Saints de la province de Lille, par le P. Martin

l’Hermite, jésuite du XVIIe siècle [9] :
SAINCTS PIAT, CHRYSOLE,

ne sonnent que PIÉTÉ, TOVT OR ;

PIÉTÉ DORÉE,

qui dorent de moissons, le bo TERROIR de Lille,

pour remplir les greniers de la PATRIE CÉLESTE :

BELLE AVBE de la FOY

qui de se rays dorez et dardez sur la terre,

nous promet un midi ardent de charité.

SANG D’VN PRIX EXCESSIF,

qui empourprent les lys de la belle PROVINCE,

cimentant les églises et la noble POLICE,

le TEMPLE du Dieu vivant et l’ESTAT temporel,

pourraient-ils bien crouler appuié fermement

sur ces PILIERS GEMEAVX,

COLONNES DE DIAMANT.


Au lieu d’éteindre la religion chrétienne à Comines et dans les environs, le sang des matyrs l’y rendit plus florissante. Comme partout ailleurs, le mot de Tertullien devait être vrai : Sanguis marlyrum semen chrislianorum, sang des martyrs est une semence de chrétiens.

La paix rendue à l’église par l’édit de Constantin, fit faire à la religion chrétienne de nouveaux et plus rapides progrès. Cet état de tranquillité ne dura pas longtemps, les invasions des peuples barbares dans l’empire romain, allaient amener de nouvelles calamités.

  1. M. Elie de Beaumont prétend que tout le terrain de la Flandre était autrefois couvert par les eaux de la mer. Il établit son assertion sur des preuves géologiques.
  2. M. Brun-Lavainne a victorieusement prouvé que toute la chatellenie de Lille était habitée par des Nerviens, et non par les Ménapiens (Voyez son opuscule sur ce sujet.)
  3. Horum omnium (Gallorum) fortissimi sunt Belgae. (r. De Bello Gallico lib. 1, Cp. 1.) Suessiones. polliceri millia armata quinquaginta ; totidem Nervios, qui maximè feri inter ipsos habeantur, longissimè que absint. (Ibid. Cp. IV).
  4. Nous prenons la vie de saint Chrysole dans l’ancien office des chanoines de notre collégiale, et nous nous servons souvent de la traduction de R. P. Possoz, approuvée par l’autorité diocésaine. En tête de la préface de cet office, imprimé à Lille, chez Moitemont, en 1696,nous lisons ces mots : Admodum amplissimis ac reverendis et venerabilibus ominis Prœyosito decano el canonicis antiquissimæ ecclesiœ collegiutœ Sti Petri oppidi Cominiensis.

    Raissius se servit de ce même office pour faire sa légende, qui fut insérée dans les Acta S. S. Belgii. 1. 144

    St-Fulgence, évêque, qui vivait au Ve siècle, parle de Chrysole, dans son sermon sur saint Cyprien, ainsi que saint Jean-Chrysostôme, dans son panégyrique de saint Ignace d’Antioche.

  5. Voyez aussi les Délices des Pays-Bas.
  6. Cette dévotion s’appelle dans tout le pays, faire pirrintche.
  7. C’est ainsi que saint Chrysole est représenté dans tous les anciens tableaux
  8. Cet autel se trouvait probablement au lieu où l’on voit aujourd’hui le lutrin.
  9. Douay, Barthélémy Bardov, 1638, 1 vol. in-4, page 27.