Annales religieuses de la ville de Comines/02

César-Henri Derveaux 
Annales religieuses de la ville de Comines (Annales religieuses de la ville de Comines, 1856)
Traduction par C-H. Derveaux.
(p. 22-31).


CHAPITRE II.

Invasion des peuples barbares. — Dévastation des Francs. — Conversion de Clovis. — Saint Eloi ; il vient à Comines lever de terre les ossements de saint Chrysole. — Institutions monastiques, leur influence sur la civilisation du pays.


Après la mort de Constantin, l’affaiblissement graduel des Romains permit aux nations de la Germanie et du Nord, de franchir les limites qui leur avaient été imposées.

Vers l’an 406, une horde redoutable, composée en grande partie de Vandales, se précipita comme un torrent sur le territoire de la Belgique ; Tournai et ses environs furent dévastés et pillés.

L’an 445, Clodion, roi des Francs prend Tournai, ruine et désole tout le pays. On voit dans Balderic quels désordres affreux furent alors commis par les Francs dans ces contrées. « La rage de ces païens obligeait les fidèles à fuir dans de sombres retraites pour assister aux saints mystères. Et quand les barbares parvenaient à en rencontrer quelques-uns, ils les frappaient de verges ou les immolaient par le glaive. La plupart, réfugiés dans des caveaux ou conduits souterrains, y périssaient étouffés. Ainsi, plus de prêtres, plus de sacrifices ; les traces du culte divin disparaissaient partout. Les uns étaient précipités du haut des ruines chancelantes, les autres dévorés par ta flamme des incendies. Quelques-uns néanmoins, survivant et persévérant, se fortifiaient dans le devoir par de mutuelles exhortations, afin de ne pas défaillir au moment suprême. En surmontant la nature pour obéir à la religion, il leur était doux de songer que du moins, ils auraient une sépulture au sein de la patrie. Qu’avons-nous besoin, s’écriaient-ils, de survivre à notre religion sainte ? ne vaut-il pas mieux mourir en même temps qu’elle ? Quiconque, cédant à la crainte, abandonnait sa foi, était réputé sacrilège. Celui qui avait le courage d’accomplir son sacrifice, était proclamé vainqueur et triomphant. On voyait tomber au pied de l’autel les prêtres revêtus de leurs insignes, et, parmi les cadavres épars çà et là sur le sol, on les reconnaissait à leurs ornements sacerdotaux. Mais ce n’était pas contre le prêtre seul que s’acharnait cette fureur impie ; le peuple entier était voué au carnage. On violait à la fois les lois de Dieu et les lois de l’humanité… Le sang répandu dans les églises y restait stagnant. Personne ne se présentait pour relever les morts et leur donner la sépulture. Terres des Gaules, tu expiais ainsi ton antique férocité [1]. »

Après les Francs vinrent les Huns, au nombre de six cent mille, ayant à leur tête Attila qui se faisait appeler le fléau de Dieu. Le pays fut brûlé et ruiné ; la destruction était universelle.

Les épouvantables invasions de peuples barbares mirent obstacle aux travaux apostoliques, heureusement qu’elles furent de courte durée.

Dès l’an 484, le pape Félix III créa saint Eleuthère, évêque de Tournai. Comines, qui se trouvait sous sa juridiction, l’entendit plus d’une fois annoncer les vérités du salut.

La conversion de Clovis, après la victoire de Tolbiac, qu’il remporta, avec le secours de Dieu, sur les Allemands eut des résultats immenses. Baptisé avec trois mille des siens, ce premier roi chrétien des Francs entraîne bientôt la nation toute entière. Sous son gouvernement, l’action génératrice de la religion s’étendit de plus en plus [2]. « Voici comment M. Le Glay expose l’histoire religieuse de cette époque. Lorsque, vers la fin du Ve siècle, Clovis succéda à son père Childéric, les Francs occupaient le Nord des Gaules depuis cinquante ans au moins. Les Empereurs d’Occident ne leur contestant plus cette conquête. Childéric, mort paisiblement à Tournai, avait reçu une sépulture splendide. Certes, le peuple qui décore avec tant de luxe le tombeau de l’un de ses chefs, n’était pas tout à fait barbare [3]. On reconnaît dans ces magnificences funéraires, le sentiment de la dignité de l’homme, et le respect pour les dignités sociales. S’il est vrai, comme l’a remarqué un homme de génie, que ces dispositions morales du peuple Franc annonçaient et préparaient l’avènement des institutions féodales, on peut dire aussi qu’elles préparaient plus sûrement encore a et plus prochainement les esprits à l’acceptation complète du christianisme.

Le régime municipal, l’idée d’un pouvoir suprême, inviolable, sacré, et un ensemble de législation civile, voilà à peu près ce qui restait alors de la domination romaine dans ces contrées qui l’avaient subie pendant plusieurs siècles ; mais ces éléments de civilisation perdaient toujours de leur force dans la main des magistrats découragés. Il n’y avait de vitalité et d’énergie que dans le clergé naissant. Lui seul pouvait diriger les affaires, administrer les villes, établir une sage et bonne police. Les évêques et les clercs devinrent donc les premiers magistrats municipaux. Un article du Code de Justinien voulait que les défenseurs des cités, bien instruits des Saints Mystères, fussent choisis et institués par les évêques et les notables.

D’un autre côté, les barbares réclamaient volontiers le conseil de ces hommes éclairés, qu’entouraient ces merveilleux prestiges. »

Nous sommes ici à une des belles époques de l’église, de tous côtés, les dieux du paganisme tombent devant les apôtres de l’Evangile, qui font partout entendre leurs enseignements sacrés. Saint Vaast, catéchiste de Clovis, et Vigus, son disciple, prêchèrent à Arras et dans les environs ; ils y fondèrent une abbaye célèbre. Saint Géri, à Cambrai, détruit les temples profanes et un bois consacré aux mystères diaboliques des faux dieux Saint Amand, après avoir évangélisé ces contrées, établit le siège de son apostolat à Gand, où il bâtit des églises chrétiennes sur les ruines des temples payens. Il amena à J.-C. une infinité de peuples. Saint Aubert, saint Vindicien, saint Liévin, saint Florbert, et un grand nombre d’autres saints personnages opérèrent en tous lieux de nombreuses conversions.

Un homme surtout jette un grand éclat à cette époque dans tout le pays ; c’est saint Eloi. Laïc édifiant, habile ouvrier, ministre distingué, conseiller consommé des rois, évêque infatigable, missionnaire zélé, Eloi sera l’oracle et le modèle des peuples, il sera l’homme de l’église et la gloire de notre belle France.

Eloi, nommé évêque de Noyon et de Tournai, en l’an 649, est sans contredit l’un des hommes le plus remarquables du VIIe siècle. Il n’entre point dans le cadre de cet ouvrage de parler avec détail de ses œuvres admirables. Disons cependant, qu’ami du roi Dagobert, il recevait de lui des libéralités immenses qu’il consacrait au soulagement des malheureux, veuves, pupilles, orphelins, religieux, prêtres, étrangers, voyageurs, églises, maisons de bienfaisance, tous avaient part à ses bienfaits. La longue histoire de sa vie n’est qu’une succession d’œuvres de charité. Il serait beau et touchant surtout de raconter son ardente charité envers les esclaves encore nombreux à cette époque, qu’on voyait arriver sur les marchés publics. C’étaient des Romains, des Gaulois, des Bretons, des Maures d’Afrique, des Saxons. Aussitôt qu’Eloi apprenait que quelqu’un allait être vendu, il se rendait en toute hâte au lieu indiqué, et il rendait à la liberté des hommes qu’il regardait comme ses frères [4].

Saint Eloi visita avec soin ses deux grands diocèses. Il convertit beaucoup d’idolâtres et bâtit des monastères et des églises. Ce grand évêque, au milieu de ses courses apostoliques, se délassait en levant de terre les corps des saints pour les placer avec honneur dans des châsses précieuses. Comme il avait souvent entendu parler de saint Chrysole et des miracles opérés par son intercession, il se rendit à Comines. Il y avait 353 ans que le corps de notre glorieux patron reposait au côté droit de l’autel de la Sainte-Trinité. Il leva de terre ses restes si chers aux Cominois avec toute la pompe et toute la solennité que demande une pareille cérémonie. Il plaça le saint corps dans une châsse d’argent artistement travaillée, ornée d’or et de pierres précieuses, et autorisa le culte de Chrysole avec éclat. Cette glorification eut lieu le 7 février 656. C’est encore le 7 février que l’on célèbre à Comines la fête du Saint, et un office se fait avec octave d’une manière fort solennelle.

Saint Eloi établit des prêtres pour chanter les louanges de Dieu, et pour honorer saint Chrysole comme l’un des premiers apôtres du pays. Cet établissement devint plus tard notre collégiale de Saint-Pierre qui subsista jusqu’à la grande révolution française. Ces prêtres, commis à la garde de ces saintes reliques, devaient remplir toutes les fonctions du saint ministère, et faire l’office de curé. Quelques auteurs croient que saint Eloi, qui puisait à pleines mains dans les trésors de Dagobert, a doté lui-même cette communauté de prêtres comme il avait fait à Seclin [5] pour le corps de saint Piat.

C’est à cette époque, c’est-à-dire au VIIe siècle, que partout dans ces contrées s’élèvent des maisons religieuses qui seront des foyers de vertus et de civilisation. « Les premières prédications de nos missionnaires avaient bien obtenu quelques succès [6], mais il ne faut pas se faire illusion. Quelle que fût la grâce miraculeuse attachée aux paroles et aux actes des Piat, des Chrysole, des Vaast, des Géri, cette grâce n’eut d’abord que des résultats partiels. L’apostolat évangélique commencé par le sacerdoce individuel, devait se compléter par le sacerdoce d’association. La force des choses, ou pour parler plus juste, la gloire de Dieu appelait les institutions monastiques.

Cinquante ans avaient suffi pour abattre le paganisme, il fallut près de deux siècles pour détruire la barbarie des mœurs ; les moines missionnaires y parvinrent [7]. » C’étaient en général des Francs de races royales ou héroïques qui vouaient leur fortune et leur existence à Dieu et au service du prochain, avec le même entraînement qu’ils avaient porté sur les champs de bataille. Tels étaient saint Bavon, qui dota deux abbayes à Gand ; saint Trond, qui fonda l’Eeckhonte, saint Landelin, qui bâtît le monastère de Lobbes, saint Vincent, celui de Soignies ; sainte Gertrude, sainte Begge, sainte Vaudru, qui bâtissent et dotent des monastères dont plusieurs devinrent le berceau de villes importantes [8]. En effet, les premiers apôtres de l’Evangile, en Belgique, se bâtissent, au milieu des peuples barbares qu’ils viennent de convertir, une cellule et une petite chapelle couverte de chaume, autour de cette pauvre chapelle on voit s’agglomérer de nombreux et fervents néophytes ; tel est le commencement du monastère, et telle est l’origine de beaucoup de villes de Flandre, la réunion des premiers chrétiens sous l’égide d’une pauvre église. C’est là le premier symbole de nos sociétés modernes. Le donjon et le beffroi ne viennent qu’après [9].

« Les moines du VIIe siècle, » dit M. Paillard de Saint-Aiglan, cité dans le Cameracum, par M. Le Glay, « furent surtout d’infatigables laboureurs ; ce sont eux qui ont défriché nos sombres forêts, rendu à la culture les marais qui couvraient plus de la moitié de notre sol, fécondé nos landes et nos déserts. Oh ! qu’il était beau de voir des mains sanctifiées remuer vaillamment la bêche et le hoyau. »

La croix et la charrue, dit M. de Reiffenberg, ont commencé la civilisation moderne.

Ainsi, dans les deux siècles qui suivirent saint Eloi, la religion s’étendait et prospérait dans tout le pays, et conséquemment à Comines. Les principes chrétiens se développaient de plus en plus dans tous les rangs de la société, et avec eux le sentiment du devoir dans toutes les conditions.

  1. Chronicon Cameracense et, Atrabatense. Lib. I, cap. 5. Cité dans le Cameracum christianum, p, V.
  2. À cette époque, le diocèse de Tournai était borné au Nord par l’Océan, à l’Orient, par l’Escaut et par le diocèse de Cambrai, au Couebant par celui de Térouanne, depuis Nieuport jusqu’à Warneton sur la Lys, et ensuite par celui dArras au midi. Voyez : Wastelain, Description de la GauleBelgique, p. 396.

    Au moyen-âge, ce diocèse contenait sept cantons : 1o le Tournaisis ; 2o le Mélanthois ; 3o le Pevèle ; 4o le Courtraisis ; 5o le Gantois ; 6o la Flandre ancienne ; 7o le Merapiscus. (Id. p. 396).

    Dans le Mélanthois se trouvait le Férain. (Id. 401)

    Le Férain comprenait Lannoy, Roubaix, Tourcoing, Halluin, Roncq, Lincelles, Bondues, Neuville, Mouveaux, Croix, Deûlémont et Comines, qui était le chef-lieu. Voir la carte du diocèse de Tournai, déposée à la bibliothèque de Lille.

  3. Le tombeau de Childéric fut découvert à Tournai en 1653. On trouva un squelette de cheval, une épée, le fer d’une hàche et celui d’un javelot rongé par la rouille, un étui d’or avec un stylet, pour écrire, diverses parcelles d’or, enfin un anneau avec ces mots gravés autour en caractères romains : Childerici regis.
  4. Voyez la Vie des Saints du diocèse de Cambrai, par M. l’abbé Destombes, et l’Histoire de Tournai, par Cousin, tom. II. P. 51.
  5. Hist. de Tournai, 11, 73, par Cousin.
  6. Cameracum chrislianum de M. Le Glay, p. 9.
  7. Cameracum chrislianum de M. Le Glay.
  8. Kervyn de Lettenhove.
  9. Le Glay.