Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 16/Analise transcendante, article 5

ANALISE TRANSCENDANTE.

Essai sur un nouveau mode d’exposition des principes
du calcul différentiel, du calcul aux différences et
de l’interpolation des suites, considérées comme dérivant
d’une source commune ;

Par M. Ampère, de l’Académie royale des sciences
de Paris, de celles d’Édimbourg, de Cambridge, de Genève, etc.,
Professeur de physique au Collége de France.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

I. Le calcul différentiel, le calcul aux différences et les diverses méthodes d’interpolation reposent également sur un petit nombre de formules générales, applicables à toutes les fonctions, et qu’on n’a démontrées jusqu’ici que par des considérations souvent compliquées, presque toujours déduites de principes éloignée, ou d’inductions de nature à laisser des doutes sur leur généralité. On remarque surtout, dans l’exposition de ces diverses branches d’analise, une variété de procédé et de raisonnemens qui ne laisse que difficilement apercevoir leur liaison réciproque, et l’identité des principes dont elles, ne sont pourtant, en quelque sorte, que des traductions variées.

Frappés de ces considérations, nous avons pensé faire une chose qui pourrait intéresser les géomètres, en déduisant toutes ces diverses formules de quelques théorèmes nouveaux ou peu connus, que nous démontrerons d’abord, et dont il nous suffira ensuite de traduire les énoncés dans l’algorithme reçu, relatif aux divers cas particuliers, pour en voir éclore, d’une manière tout-à-fait naturelle, les formules connues qui répondent à chacun d’eux.

2. Soit une fonction de ce de forme quelconque, de manière que soient respectivement ce que devient cette fonction, lorsqu’on y fait, tour-à-tour, Soient posés successivement



 

Les fonctions sont ce que nous appellerons à l’avenir les fonctions interpolaires des différens ordres des quantités

3. La première remarque que nous ferons au sujet de ces sortes de fonctions, c’est qu’elles sont toujours symétriques, de telle sorte qu’on y peut intervertir, comme on voudra, l’ordre des élémens qui concourent à leur formation, sans qu’elles eu éprouvent aucun changement. En effet, on a, en premier lieu,

fonction évidemment symétrique en et et on pourrait en dire autant de toutes les fonctions interpolaires à deux lettres ou du premier ordre.

On aura donc, semblablement,

mais,

mettant donc pour et les valeurs ci-dessus, il viendra

ou, en réduisant à une seule les deux fractions de même numérateur,

fonction également symétrique, et on démontrerait la même chose de toutes les fonctions interpolaires à trois lettres, ou du second ordre.

On pourrait, par des transformations analogues, étendre progressivement le même principe aux fonctions interpolaires des ordres supérieurs ; mais, afin de ne pas nous borner à une simple induction, à l’égard d’un principe qui est fondamental, dans la théorie qui nous occupe, prouvons que, si la symétrique se soutient jusqu’aux fonctions du ième ordre, inclusivement, elle aura lieu également pour celles du ième.

Supposons donc que, pour les lettres on ait trouvé

nous aurons semblablement, pour les lettres

fonctions qui sont symétriques l’une et l’autre. Mais, en vertu de la définition des fonctions interpolaires, on a, pour les lettres

il viendra donc, en substituant,


où, en réduisant à une seule les fractions de même numérateur,

fonction également symétrique. Il demeure donc établi par là que, si la symétrie se soutient jusqu’à l’emploi de la .ième lettre, inclusivement, elle aura lieu encore après l’introduction de la ième, quel que soit puis donc que cette symétrique a lieu en effet pour des fonctions interpolaires formées de deux et de trois lettres, il s’ensuit qu’elle doit être regardée comme un fait analitique généralement démontré.

4. D’après le mode de génération des fonctions interpolaires, il existe une relation fort simple entre deux d’entre elles de même ordre, ne différant l’une de l’autre que par un seul des élémens qui les composent. Puisqu’en effet on a

on en conclura

(1)

On peut également obtenir une relation très-remarquable entre trois de ces fonctions interpolaires de même ordre, ne différant que par l’exclusion donnée tour-à-tour à une lettre, sur trois d’entre elles. On a en effet, par la formule (1)

d’où, en retranchant du produit de la première par le produit de la seconde par et réduisant,

(2)

formule que l’on retiendra facilement dans sa mémoire, en remarquant 1.o que la somme des trois coefficiens binômes est nulle ; 2.o que la lettre qui manque dans chacun de ces coefficiens est aussi celle qui manque dans la fonction qu’il multiplie. Remarquons, au surplus, que, bien que nous ayons supposé qu’il s’agissait des trois premières lettres, le théorème n’en demeure pas moins établi généralement pour trois lettres quelconques ; puisqu’à cause de la symétrie des fonctions interpolaires, on peut toujours amener ces trois lettres à être les trois premières.

5. Les fonctions interpolaires des différens ordres sont, comme l’on voit, complètement déterminées, tant que les élémens dont elles se composent sent tous différens les uns des autres ; mais, si tous ou partie d’entre eux sont égaux, il arrive que toutes ou partie des fonctions qu’il faut successivement calculer, pour parvenir à la valeur de se présentent sous la forme Or, on sait que, lorsqu’une fonction quelconque, qui n’est susceptible que d’une valeur unique, se présente sous cette forme, en vertu de l’égalité de deux des élémens et dont elle se compose, trois cas seulement peuvent se présenter. 1.o il peut arriver que la différence décroissant indéfiniment, la fonction décroisse aussi indéfiniment, de manière à pouvoir devenir moindre que toute grandeur donnée ; ce qu’on exprime en disant qu’elle devient nulle quand 2.o il peut arriver, au contraire, que la différence décroissant indéfiniment, la fonction croisse indéfiniment, de manière à pouvoir surpasser toute grandeur donnée ; ce qu’on exprime en disant qu’elle devient infinie, quand 3.o enfin il peut se faire que décroissant indéfiniment, la fonction ne décroisse ni ne croisse indéfiniment, mais seulement de manière à tendre sans cesse vers une grandeur constante, vers une limite finie, dont elle pourra différer de moins de toute grandeur donnée, en prenant d’une petitesse suffisante ; et alors cette limite fixe sera dite la valeur de la fonction qui répond

Or, nous allons voir qu’à l’égard des fonctions interpolaires, ce troisième cas est, généralement parlant, le seul qui puisse avoir lieu, ou, en d’autres termes, qu’en général ces sortes de fonctions ne sauraient jamais devenir nulles, par l’effet de l’égalité de tous ou partie des élémens dont elles se composent.

Pour le prouver, imaginons qu’on partage l’intervalle en un nombre arbitraire de parties égales ; posons, pour abréger, et soient

nous aurons (1)

en ajoutant, réduisant et se rappelant que (1)

il viendra, en divisant par

c’est-à-dire que est la moyenne arithmétique entre toutes les autres fonctions interpolaires du même ordre déduites de celle-là, en y mettant successivement et et et et en place de et

Il suit de là qu’excepté le cas où toutes les fonctions dont la somme divisée par compose le second membre de l’équation (3) seraient égales entre elles, auquel cas chacune d’elles serait égale à celle qui forme le premier membre, il y en aura toujours de plus grandes et de plus petites que celle-là. Or, on peut toujours prendre le nombre assez grand pour rendre et conséquemment les différences consécutives d’une petitesse indéfinie ; donc, si une fonction interpolaire telle que pouvait devenir nulle ou infinie, lorsqu’on y fait on pourrait toujours prendre pour un assez grand nombre pour rendre toutes les fonctions qui composent le second membre de l’équation (3) moindres ou plus grandes qu’une grandeur donnée quelconque, et, en particulier, moindres ou plus grandes que celle qui forme son premier membre, ce qui rendrait cette équation absurde.

On voit donc que la fonction continue à avoir une valeur déterminée, qui n’est ni nulle ni infinie, lorsqu’on suppose les deux premiers élémens et égaux entre eux ; et il en sera de même encore, dans le cas de l’égalité entre deux autres quelconques de ses élémens ; puisqu’en vertu de la symétrie de la fonction, on pourra toujours amener ces deux élémens à être les premiers. Il en serait encore évidemment de même dans le cas de l’égalité de plus de deux élémens entre eux, ou de l’égalité entre plusieurs groupes d’élémens ; et, bien qu’alors le procédé que nous avons indiqué pour parvenir à ces sortes de fonctions n’en assigne plus la valeur, on pourra néanmoins les représenter et les employer dans les calculs, comme si cette valeur était connue. Observons d’ailleurs que rien n’empêche que les fonctions interpolaires, comme toutes les autres fonctions, ne deviennent nulles ou infinies, pour certaines valeurs particulières des élémens qui les composent ; mais cela n’arrivera jamais, tant que ces élémens conserveront leur indétermination.

6. De la formule (1) on peut conclure

ce qui donne, par des substitutions successives

Cette valeur de contient une fonction interpolaire de , à son dernier terme ; mais, si les élémens ont des valeurs comprises entre des limites peu étendues, et que soit lui-même compris entre eux, la série sera assez convergente pour qu’on puisse se permettre d’en négliger le dernier terme, et on aura alors sensiblement

(4)

On reconnaît ici la formule ordinaire d’interpolation ; ce qui justifie la dénomination d’interpolaires que nous avons donnée aux fonctions dont elle se compose.

7. Posons et désignons

par la quantité dont augmente, lorsque devient  ;

par la quantité dont augmente, lorsque devient  ;

par la quantité dont augmente, lorsque devient  ;

par la quantité dont augmente, lorsque devient  ;

nous aurons, par la définition des fonctions interpolaire,



L’analogie conduit à soupçonner qu’en général

Pour changer ce soupçon en certitude, il suffit de prouver qu’il devra en être ainsi ; si l’on a

or, en adoptant cette hypothèse, on aura

c’est-à-dire,

(5)

comme nous l’avions annoncé.

8. Reprenons la formule (4)

supposons les élémens équidifférens, et soient posés

soient faits, de plus

nous aurons



. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

d’où, en substituant dans la formule (4),

(6)

Si nous posons nous aurons

de sorte qu’alors cette formule deviendra

(7)

et, par suite, en supposant nul,

(8)

ce sont les formules connues d’interpolation, pour le cas de l’équidifférence des valeurs de la variable indépendante.

9. D’après ce qui a été démontré ci-dessus (5), on a

supposant alors, comme ci-dessus,

et posant en outre

on trouvera, en substituant et renversant l’ordre des termes du second membre,


mais si, dans la formule (5), on change en en et qu’on y fasse, en outre, elle donnera

donc, en égalant ces deux valeurs et multipliant par

(9)

d’où, en supposant nul

(10)

formules inverses des formules (7) et (8).

10. Revenons au cas ou plusieurs des élémens de la fonction sont égaux entre eux. Nous avons observé (5) que, bien qu’alors cette fonction se présentât sous la forme elle n’en avait pas moins une valeur déterminée qui, en général, n’était ni nulle ni infinie, et que, bien qu’alors notre procédé ne fut plus propre à en assigner la valeur, les mêmes notations n’en étaient pas moins propres à la représenter ; en continuant donc à les employer, nous aurons d’abord (1)

d’où, en ajoutant et réduisant,

Nous aurons aussi

d’où en ajoutant encore et réduisant

En continuant de la même manière, on aura en général

si, dans cette formule, on fait d’où et qu’on change ensuite en , elle deviendra


formule qui va nous servir tout-à-l’heure.

11. En conservant toujours les mêmes notations, on a, par la formule fondamentale,

prenant la somme des produits respectifs de ces équations par et réduisant, on trouvera

(12)

développement de en série où on pourra toujours prendre assez petit, sans être nul, pour que la série soit convergente, puisque les fonctions qui multiplient les diverses puissances de ont toujours des valeurs finies. En outre, si l’on parvient à assigner deux limites entre lesquelles se trouve compris le dernier terme du développement, le seul qui renferme à sous le signe de fonction, on connaîtra aussi par là les limites de l’erreur commise en bornant la série aux seuls termes qui précèdent celui-là.

Examinons présentement, d’une manière plus particulière, la nature des multiplicateurs des diverses puissances de dans la formule (12). Soit, en général, désigné par la limite vers laquelle tend sans cesse le rapport

lorsque tend vers zéro ; où, en d’autres termes, ce que devient ce rapport, lorsque devient infiniment petit ou nul. Alors seront ce qu’on appelle les dérivées successives de la fonction On aura d’abord

car on a

et les deux quantités et sont respectivement ce que deviennent les deux membres de cette équation, lorsqu’on suppose

On aura en conséquence,

mais, en vertu de la formule (11)

donc

donc aussi car ce sont là les limites respectives vers lesquelles tendent les deux membres de cette équation, à mesure que tend vers zéro.

On aura, en conséquence,

mais, en vertu de la formule (11)

donc

donc aussi car ce sont là les limites respectives vers lesquelles tendent les deux membres de cette équation à mesure que tend vers zéro.

Comme rien n’empêche de poursuivre ce raisonnement aussi loin qu’on voudra, il s’ensuit qu’on a

et, en général,

valeurs qui, substituées dans la formule (12), donneront


(13)

On reconnaît ici la série de Taylor, qui se trouve ainsi démontrée.

12. On a cette suite d’équations (1)

 

En prenant la somme des produits respectifs de ces équations par et réduisant, il viendra

mais on a par la formule (5), en posant d’où



il viendra donc, en substituant et multipliant par

On pourrait étendre indéfiniment ces recherches, mais ce qui précède suffit pour atteindre le but que nous nous étions proposé[1].

  1. Ce mémoire n’ayant point été rédigé par l’auteur, mais seulement d’après des notes très-sommaires qu’il avait fournies, le lecteur voudra bien ne point lui attribuer les négligences de rédaction ou même les erreurs qui pourraient s’y être glissées.
    J. D. G.